Abstract
La Cour suprême est récemment intervenue dans les arrêts Antic, Myers et Zora sur des questions entourant la mise en liberté provisoire par voie judiciaire et l’infraction d’omission de se conformer à une promesse ou une ordonnance, communément appelée « bris de condition ». Les avocat.e.s de la défense jouent un rôle important dans l’élaboration des pratiques des tribunaux de juridiction criminelle, surtout auprès des populations marginalisées. Au stade de la mise en liberté provisoire, ils et elles sont en mesure d’avancer des arguments qui tiennent compte des désavantages sociaux et systémiques. Nous proposons une analyse qualitative à partir d’entretiens auprès d’avocat.e.s de la défense pratiquant en pratique privée et à l’aide juridique. À partir de deux études de cas – Montréal (n = 51) et Toronto (n = 51) – nous analysons les perceptions des avocat.e.s par rapport aux impacts des décisions majeures de la Cour suprême sur les pratiques lors de la mise en liberté provisoire, aux conditions de surveillance et à la prise en compte des facteurs sociaux et de la marginalisation à ce stade des procédures judiciaires. Nous concluons que la mise en œuvre du droit à ce stade du processus judiciaire reste à géométrie variable, corollaire de la discrétion octroyée aux juges et au Ministère public. L’application des enseignements de la Cour suprême qui exigent de respecter les droits fondamentaux des personnes prévenues est limitée par les rapports de pouvoir au sein des tribunaux de première instance et la pression exercée par le manque de ressources et le contexte de justice managériale.
Introduction
En octobre 2017, l’Ontario a publié une directive sur la mise en liberté provisoire reconnaissant les problèmes liés au broken system et imposant des normes aux tribunaux pour reconnaître les circonstances socioéconomiques et le contexte de vie des prévenus marginalisés, y compris les personnes racisées, les personnes pauvres, en situation d’itinérance ou qui sont judiciarisées en raison de leur consommation ou de leur santé mentale[1]. Au niveau fédéral, le projet de loi C-75[2] a étendu les considérations de l’arrêt Gladue[3] (qui encouragent les alternatives à l’incarcération) aux prévenus allochtones, facilitant la libération pour d’autres groupes marginalisés[4]. Ces initiatives font écho aux récentes préoccupations des arrêts Antic, Myers et Zora[5], où la Cour suprême du Canada est intervenue sur des questions entourant la mise en liberté provisoire par voie judiciaire[6] et sur l’infraction connexe d’omission de se conformer à une promesse ou une ordonnance, communément appelée « bris de condition[7] ».
L’article 515 du Code criminel régit la mise en liberté provisoire par voie judiciaire. Il s’applique lorsque le prévenu est détenu par les autorités policières et envoyé devant un juge de paix pour déterminer s’il peut être mis en liberté dans l’attente de son procès ou d’un plaidoyer de culpabilité. Les critères évalués par le tribunal sont le risque que le prévenu ne se présente pas devant le tribunal, le risque pour la sécurité de la victime ou du public, et le maintien de la confiance du public envers le système de justice. Sur consentement, ou suivant une enquête sur la mise en liberté, le prévenu sera détenu provisoirement ou remis en liberté avec ou sans condition. Parmi les conditions, on retrouve l’obligation de se présenter à un agent de la paix aux moments indiqués, d’aviser d’un changement d’adresse, de s’abstenir de consommer une substance telle que de l’alcool, de s’abstenir de communiquer avec la victime, de s’abstenir d’aller dans un lieu spécifique comme un quadrilatère, etc.[8]. Le prévenu peut être obligé de déposer une somme d’argent ou de s’engager à le faire. Il peut aussi devoir proposer au tribunal une personne agissant à titre de caution[9], qui est généralement un membre de la famille ou un ami qui engage une somme d’argent et accepte de surveiller le prévenu et d’informer le tribunal en cas de manquements[10]. Les conditions de mise en liberté restreignent la liberté de choix et de mouvement des prévenus[11], que ce soient les conditions imposant un couvre-feu, un périmètre (exclusion géographique), un suivi thérapeutique, etc. Tout défaut de les respecter entraîne une infraction criminelle, même lorsque l’infraction initiale n’est pas retenue par le ministère public ou le tribunal[12].
Dans Antic, la Cour suprême du Canada a statué que la possibilité d’être libéré ne devait pas dépendre de la capacité de payer d’un prévenu. La Cour a confirmé qu’un engagement sans dépôt d’argent équivalait à un engagement avec dépôt d’argent[13] et a insisté sur l’importance de faire preuve de retenue et de respecter le principe de l’échelle, tant à l’égard de la détention provisoire de l’accusé qu’à l’égard des conditions imposées s’il est remis en liberté[14]. L’arrêt Myers est venu rappeler, conformément à ce qui avait été énoncé quatre ans plus tôt dans l’arrêt St-Cloud « qu’en droit canadien, la règle cardinale est la mise en liberté de l’accusé et la détention, l’exception[15] ». En 2020, l’arrêt Zora a déterminé que l’infraction de bris de condition exige une mens rea subjective, requérant de la poursuite de faire la preuve de la connaissance ou de l’insouciance du non-respect de la condition de mise en liberté par le prévenu[16].
Les arrêts Antic, Myers et Zora[17] se prononcent sur la judiciarisation de la pauvreté et des personnes marginalisées dans le système de justice pénale. Conformément aux articles 7 et 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés[18], ils confirment la liberté comme la règle et la détention comme l’exception[19]. Malgré ces garanties, directives et décisions, les problèmes de détention provisoire et de libération sous caution persistent. Alors que la présomption d’innocence et les principes sous-jacents à la mise en liberté devraient mener à la conception que les personnes accusées, mais non inculpées, d’infractions criminelles sont innocentes, les statistiques actuelles sur la détention avant le procès nous laissent croire autrement. En 2022, 70,5 % des personnes détenues au Canada étaient présumées innocentes en attente de leur procès[20]. Une fois mises en liberté, ces personnes sont généralement sous surveillance stricte et aux prises avec des conditions nombreuses et onéreuses qui entraînent des conséquences graves et coercitives[21]. Cette gestion punitive des personnes présumées innocentes est expliquée en partie par la pratique au stade de la mise en liberté, qui continue d’être caractérisée par une culture routinière de délais judiciaires, de remise des dossiers de cour et de gestion par les tribunaux[22]. Dans ce contexte, la majorité des cas sont remis à plus tard, souvent à la demande de la défense qui a besoin de temps supplémentaire pour préparer un plan de sortie[23] qui pourra satisfaire le Ministère public[24].
Cet article analyse le point de vue des avocat.e.s de la défense à l’égard de la libération provisoire, particulièrement leur perception des impacts des trois décisions de la Cour suprême du Canada. Nous examinons leurs perceptions (1) de l’impact de la trilogie Antic[25], Myers[26] et Zora[27] sur les pratiques à l’étape de la mise en liberté provisoire; (2) des résistances aux instructions de la Cour suprême du Canada; et (3) des stratégies pour naviguer cette réalité en confrontant – plus ou moins directement – les acteur.e.s du système judiciaire ayant un pouvoir décisionnel. D’autres jugements importants existent sur la mise en liberté provisoire[28]. Cependant, nous nous sommes limitées à ces trois arrêts de principe pour des raisons méthodologiques, puisque le discours des personnes ayant participé aux entretiens n’abordent que ces trois arrêts. Toutefois, il est essentiel de reconnaître l’impossibilité d’isoler l’impact de ces trois décisions de façon stricte. Plusieurs autres facteurs ont contribué aux pratiques de libération sous caution, notamment le projet de loi C‑75[29], le « Bail Directive[30] » et la décision Tunney[31] en Ontario.
Notre analyse nous mène aux conclusions suivantes : (1) l’application des arrêts de la Cour suprême du Canada est un processus à géométrie variable qui connaît une persistance de problèmes et d’inégalités autant qu’il entraîne des améliorations et des impacts modérés sur les pratiques du droit; (2) l’application des arrêts de la Cour suprême du Canada subit une résistance de la part d’une partie des acteurs du système judiciaire qui détiennent pouvoir discrétionnaire et final sur la mise en liberté provisoire. Selon les participant.e.s, la distance socio-économique et l’ouverture aux changements des juges et du Ministère public influencent leurs conceptions du risque et de la dangerosité. Enfin, (3) les avocat.e.s de la défense développent diverses stratégies pour contrer cette résistance et faire respecter les droits de leur clientèle. Nous concluons que la mise en œuvre du droit à ce stade du processus judiciaire reste à géométrie variable, corollaire de la discrétion octroyée aux juges et au ministère public. Les enseignements de la Cour suprême du Canada qui exigent de respecter les droits fondamentaux des personnes prévenues sont limités par les rapports de pouvoir au sein des tribunaux de première instance et la pression exercée par le contexte de justice managériale.
I. Revue de la littérature
Les avocat.e.s de la défense jouent un rôle essentiel dans le système de justice pénale, car leur fonction est de faire valoir les droits des personnes prévenues et accusées face au pouvoir de l’État de poursuivre et de punir. Leurs pratiques nécessitent d’être contextualisées au regard des arrêts Antic, Myers et Zora et de la pénalisation des problèmes sociaux avant le procès et de la justice managériale et de la culture des tribunaux, y compris les pratiques des autres acteur.e.s du système judiciaire, notamment les juges et les procureurs du ministère public.
A) Intervention de la Cour suprême du Canada et mise en liberté provisoire des personnes marginalisées
Les arrêts Antic, Myers et Zora[32] ont adressé la question de la judiciarisation de la pauvreté et de la marginalité dans le système de justice pénale. Ils ont reconnu la surincarcération à l’étape de la mise en liberté comme des problèmes sociaux découlant d’une gestion répressive du risque pénal. La Cour suprême du Canada a profité de ces occasions pour adresser plusieurs questions connexes aux litiges à trancher. Il existe un corpus solide de recherche sur les impasses du système de justice pénale[33]. Des travaux sur la mise en liberté provisoire ont été retenus et cités par la Cour suprême du Canada dans Antic et Zora[34], preuve de la pertinence de la recherche empirique dans l’avancement du droit. La juge Martin rappelle dans l’arrêt Zora que les conditions de mise en liberté doivent être émises avec prudence et parcimonie considérant la nature de la règle de droit à l’article 145(3) du Code criminel et les conséquences juridiques des bris de condition[35].
Dans bien des cas, la personne prévenue s’expose à des sanctions pénales pour une conduite qui, n’eût été les conditions de sa mise en liberté sous caution, constituerait un exercice légal de sa liberté personnelle. Comme l’élément essentiel de l’infraction est l’omission de se conformer à une ordonnance judiciaire, il n’y a souvent pas de victime ni de violence, ni de préjudice direct au public ou de dommages directs causés à des biens[36].
La juge Martin a par ailleurs statué que les seules conditions à enjoindre à une personne prévenue sont celles qui visent les critères de l’article 515(10) du Code criminel, soulevant le problème des conditions de mise en liberté nombreuses et contraignantes qui criminalisent des comportements par ailleurs légaux[37].
B) « Porte tournante » et pénalisation des problèmes sociaux avant le procès
L’expression « porte tournante » (revolving door) fait référence au phénomène cyclique où les individus ont des trajectoires définies par des prises en charge répétées, souvent de courte durée, sans recevoir de traitement, de soutien ou d’intervention adéquate des institutions. En sociocriminologie, le terme fait souvent référence à des populations marginalisées et surjudiciarisées, telles que des personnes en situation d’itinérance[38] et des personnes ayant des problèmes de santé mentale[39], qui se retrouvent souvent en détention pour des infractions « moins graves ». Cette expression souligne que certaines personnes subissent le contrôle et la violence institutionnelle de façon perpétuelle, via des interventions par la police, les hôpitaux, les tribunaux, les prisons, les points de service, la surveillance clinique ou communautaire, sans résolution de leurs problématiques. Souvent, les personnes qui vivent des difficultés à l’intersection de la santé mentale, de la dépendance ou de l’itinérance sont surjudiciarisées et se retrouvent sous surveillance pénale et sociale continuelle, enchaînant exclusion sociale et bris de conditions[40]. La situation sociale précaire d’une personne prévenue peut la rendre encore plus visible et plus vulnérable au regard des autorités policières, ce qui accentue sa probabilité d’être accusée d’une infraction ou d’un bris de conditions[41].
Ce phénomène s’explique, en partie, par la criminalisation de la pauvreté et des groupes stigmatisés, qui sont perçus par les acteurs du système judiciaire (policiers, procureurs du ministère public, juges) comme des risques à contrôler, par exemple en raison de leur consommation d’alcool ou de drogues[42]. La gestion du risque pénal et le pouvoir discrétionnaire du ministère public et des juges orientent leur prise de décision en faveur de la détention ou de l’imposition de conditions de mise en liberté nombreuses et onéreuses, souvent mésadaptées à la situation personnelle des prévenus[43]. Cette gestion du risque pénal – et de surcroît, la perception de la dangerosité des personnes marginalisées – est par ailleurs accentuée par les différentes crises sociales actuelles : crise du logement, coupures à l’aide juridique, manque de ressources en santé mentale, délais judiciaires. Ces crises en amont et en parallèle du système judiciaire tendent à rendre les personnes marginalisées plus visibles dans l’espace public et, à l’inverse, à les rendre invisibles dans le processus judiciaire[44].
Autre constat, l’imposition de conditions sévères de mise en liberté touche de façon disproportionnée les populations vulnérables et marginalisées[45]. À cela s’ajoutent les difficultés à respecter les conditions auxquelles elles ne sont pas raisonnablement en mesure de se conformer[46]. L’imposition de conditions, dans ce contexte, voue les prévenus à l’échec[47] et garantit un retour dans le système de justice pénale, moyennant des conséquences sur la vie des prévenus marginalisés. Sur le plan juridique, les bris de condition peuvent entraîner une détention provisoire, des conditions additionnelles et plus restrictives, une responsabilité criminelle, une peine plus lourde allant jusqu’à deux ans d’emprisonnement et un casier judiciaire. Sur le plan social, les bris de conditions peuvent nuire aux prévenus dans plusieurs sphères comme l’emploi, le logement et les responsabilités familiales[48]. Sur le plan institutionnel, le phénomène de la porte tournante rend les dossiers plus complexes et plus longs, ce qui a pour effet d’accroître les délais judiciaires[49]. À l’inverse, la pression occasionnée par l’expérience (ou le risque) de détention et les accusations pour des bris de conditions incite les prévenus à plaider coupables plus rapidement ou plus tôt dans le processus judiciaire[50]. En somme, ce phénomène exacerbe les difficultés individuelles et structurelles et contribue à punir les prévenus avant le verdict, niant leur présomption d’innocence[51].
C) Justice managériale, culture des tribunaux et réalité des pratiques en défense
Même si les principes constitutionnels commandent la détermination de la culpabilité et de la peine appropriée, en réalité la majorité des affaires sont résolues par plaidoyer et la majorité des personnes accusées ont peu ou pas d’accès à la justice[52]. C’est une des raisons pour lesquelles Clair et Woog[53] proposent que les tribunaux de première instance aggravent les injustices, les inégalités sociales et les rapports de pouvoir. Dans cette zone que Natapoff nomme le « [TRADUCTION] bas de la pyramide pénale[54] », la procédure pénale est laxiste et les droits ne sont pas toujours respectés, en partie en raison de l’engorgement des tribunaux et du manque de ressources judiciaires. Les études démontrent aussi que l’impact de ces pratiques est démesurément punitif pour les personnes Noires, Autochtones et issues d’autres groupes racisés et marginalisés[55].
Dans son ouvrage sur la justice managériale, Kohler-Hausmann décrit les techniques utilisées par les acteurs avec un pouvoir décisionnel à la Cour afin d’exercer un contrôle sur les personnes prévenues : l’accumulation d’évaluations et de rapports au sujet de la personne accusée; le poids de devoir se soumettre aux demandes du système et les attentes de conformité et de changements[56]. Dans les procédures qui précèdent un procès, l’attention n’est pas sur les faits de l’affaire criminelle, mais plutôt sur les caractéristiques de la personne prévenue. A-t-elle déjà un dossier judiciaire? A-t-elle des problèmes qui amplifient les risques? Va-t-elle être capable de se conformer aux exigences judiciaires[57]? Comme le démontrent plusieurs recherches[58], le travail de la défense est circonscrit par ces pressions managériales et par le manque de ressources dont elle dispose. La défense « zélée » (zealous advocacy) peut parfois se transformer en projet de plaidoyer, de traitement thérapeutique, de gestion des besoins et de réhabilitation[59]. Ces tensions mènent à des décisions et des compromis difficiles pour la défense, comme la renonciation aux droits (exemple : renonciation à l’article 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés[60]) ou un plaidoyer par défaut[61].
Les avocat.e.s œuvrant auprès des personnes marginalisées, souvent à travers l’aide juridique, sont appelés à adapter leurs pratiques suivant l’évolution législative et jurisprudentielle au même titre que le ministère public et les tribunaux. Malgré cela, les inégalités se reproduisent au sein du système de justice pénale entre les avocat.e.s de la défense privée et ceux de l’État. En étudiant les services de défense publique en Californie, Benner a identifié des facteurs systémiques contribuant à ces inégalités, notamment : (1) le manque de ressources pour mener une défense adéquate, (2) une charge de travail excessive et (3) la pression pour accélérer le dossier. Dans le même ordre d’idée, les travaux de Slee montrent que les avocat.e.s de la défense doivent composer avec des enjeux de ressources face au nombre de dossiers et des enjeux relationnels liés à leur dépendance envers des instances plus puissantes[62] pour s’engager activement dans des stratégies qui rejettent les dynamiques traditionnelles qui reproduisent les inégalités, même si leur faible statut limite leur capacité à atteindre les résultats souhaités[63]. Ce point important est également mis de l’avant dans les travaux de Baćak, Lageson et Powell, qui écrivent sur le « stress de l’injustice » chronique vécu par la défense, qui lutte contre les exigences sociales et psychologiques du travail dans un système punitif avec des lois et des pratiques qui ciblent et punissent les plus défavorisés[64].
S’y ajoute la culture au sein des tribunaux, largement critiquée pour son fonctionnement qui met en priorité le bien de l’institution et des acteurs qui y travaillent (surtout du côté du ministère public et des juges) au-delà du bien des justiciables. Comme Feeley[65], qui explique comment le « [TRADUCTION] processus devient une peine en soi », Sylvestre, Blomley et Bellot[66], ainsi que Myers[67], ont récemment noté que la culture à la Cour reste détachée de l’urgence et de la détresse qui qualifient l’expérience des personnes prévenues. Cette culture peut se manifester chez les juges et les procureurs du ministère public, mais aussi chez les avocat.e.s de la défense qui collaborent quotidiennement avec les autres acteurs judiciaires. Même après les efforts de désincarcération encouragés par la pandémie, Myers considère encore les délais judiciaires comme la norme, autant au niveau des enquêtes sur la mise en liberté que pour la détermination de conditions de mise en liberté. De façon globale, les personnes prévenues sont traitées durement et développent une méfiance envers le système de justice pénale[68]. Habitués au processus, certains acteurs judiciaires, incluant les avocat.e.s de la défense, sont témoins d’injustices de façon quotidienne et peuvent être désensibilisés aux enjeux socioéconomiques des prévenus. Les pressions d’efficacité – ancrées dans l’habitus professionnel – incitent aux abus et à l’exclusion des personnes marginalisées ou racisées[69]. S’y ajoute la culture des tribunaux, qui est décrite comme une institution construite et perpétuée par des valeurs et des visions « blanches de classe moyenne[70] ».
Devant les tribunaux, le pouvoir revient essentiellement à qui l’on accorde l’autorité de prendre des décisions. Dans le cas de la mise en liberté provisoire, l’article 515 du Code criminel enjoint le pouvoir décisionnel relatif à la mise en liberté aux juges de paix et au ministère public[71]. Il revient toutefois aux avocat.e.s de la défense de présenter des arguments conformément au droit applicable, puisque la mise en liberté sans condition est le principe et non l’exception. Dans ce contexte, nous nous sommes intéressées aux questions actuelles sur la détention provisoire, la libération sous caution et à l’accès à la justice des personnes marginalisées et racisées.
II. Méthodologie
Notre analyse s’insère dans un projet de recherche de plus grande envergure qui s’intéresse à la façon dont les avocat.e.s de la défense criminelle qui défendent des personnes marginalisées prennent en compte les notions systémiques et sociologiques (racisme, inégalité, manque de ressources, instabilité résidentielle) dans leur pratique. Nous avons entrepris d’étudier 109 entretiens semi-dirigés réalisés avec 102 participant.e.s de Montréal (n = 51) et Toronto (n = 51)[72]. La collecte des données s’est échelonnée de 2018 à 2023 et les entretiens (d’une durée moyenne de 90 minutes) ont eu lieu en présentiel ou en visioconférence et occasionnellement par téléphone. Les participantes travaillent auprès de l’Aide juridique ou exercent en pratique privée, et ce, dans une proportion de l’échantillon presque équivalente. À partir d’une analyse de contenu thématique selon l’approche codebook[73], nous avons identifié les passages des entretiens portant sur les décisions Antic, Myers et Zora ou sur les enjeux soulevés par ces arrêts. Ainsi, nous avons pu analyser les discours des avocat.e.s de la défense sur la pertinence et l’impact de ces trois décisions récentes concernant les pratiques de mise en liberté provisoire en zone urbaine. Cependant, notre analyse comporte certaines limites, y compris des aspects temporels. Les premiers 35 entretiens ont eu lieu en 2018 et en 2019, avant que la décision Zora ne soit rendue en 2020. Considérant la nature des entretiens semi-dirigés, ce ne sont pas tout.e.s les participant.e.s qui ont soulevé directement les trois arrêts de la Cour suprême du Canada. Enfin, aux fins de notre analyse, nous visons à mettre en évidence les tendances observées, plutôt que de procéder à une analyse comparée d’une ville ou d’une province à l’autre.
III. Résultats et analyse
A) Problèmes persistants et application jurisprudentielle (trop) timide
Les avocat.e.s ont partagé avec nous leurs perceptions concernant l’application des décisions Antic, Myers et Zora au sein des tribunaux de première instance, mettant en avant les implications pour leurs clientèles marginalisé.e.s. Leurs récits ont mis en lumière, d’une part, les obstacles rencontrés par leur clientèle, malgré les directives de la Cour suprême. D’autre part, ils ont rapporté une applicable ponctuelle de la jurisprudence récente.
1. Problèmes persistants
Les instructions émises dans les décisions Antic, Myers et Zora ne sont pas toujours respectées en pratique. Selon les participant.e.s, des problèmes persistent avec le principe de retenue, les conditions de libération superflues, la notion de libération par défaut et l’évaluation de la capacité d’une personne prévenue à suivre les conditions.
S’il est convenu que sur papier, les règles de droit relatives à la mise en liberté provisoire favorisent l’accusé sans égard à son statut socio-économique (droits constitutionnels ancrés dans la Charte canadienne des droits et libertés[74], principe de retenue, principe de l’échelle, fardeau de la preuve au ministère public, etc.) la réalité est tout autre. Les entretiens ont révélé que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada n’est effectivement pas appliquée et les avocat.e.s de la défense qui représentent des accusés marginalisés doivent réitérer les principes des arrêts Antic, Myers et Zora lors des négociations avec la Couronne ou à l’enquête sur la mise en liberté devant le juge, sans quoi ils sont parfois ignorés. En général, les participant.e.s rapportent que « les jugements de la Cour suprême sur les conditions de remises en liberté [sont] rarement très bien écoutés par les tribunaux de première instance » (MTL‑N004‑PC). Alors que toutes restrictions relatives à la liberté d’un prévenu se doivent d’être raisonnables, il reste encore beaucoup de conditions de mise en liberté mésadaptées aux circonstances individuelles des prévenus[75].
Les avocat.e.s voient rarement leur clientèle recouvrer la liberté sans aucune condition à respecter, malgré l’arrêt Zora qui rappelle le principe de la mise en liberté sans condition : « It’s still incredibly rare to see an undertaking with no conditions. In the last, since Antic has come in, I think I’ve personally seen it twice » (TOR‑DC‑M007). Un autre fait écho à cette pratique, ajoutant : « I say Antic improved things. I don’t mean it improved things drastically. There are still so many situations where I think people should be released on their own recognizance and we go to sureties all too quickly. I think that still happens in Ontario, and that’s still a problem, and Antic or Zora have not changed that and we have a crisis in our bail courts » (TOR‑PC‑028‑C).
Le fait de ne pas accorder la liberté sous caution ou d’imposer des conditions restrictives de manière injustifiée peut contribuer à un arriéré de dossiers dans le système judiciaire. Cet arriéré, à son tour, peut aggraver les retards dans les procédures judiciaires et entraîner le maintien en détention préventive des individus pendant des périodes prolongées.
Alors que l’interdiction de consommer de l’alcool ou de la drogue met directement les personnes dépendantes en échec, les quadrilatères privent les prévenus en situation d’itinérance ou d’instabilité résidentielle de leurs ressources et de leur cercle social de manière à nuire à leur stabilité, voire à leur survie. Les participant.e.s nous expliquent que cette condition d’exclusion spatiale met les personnes en échec autant du point de vue pénal que social, car elles n’ont d’autres choix que de retourner aux endroits connus ou de se faire « repousse[r] plus loin, où [elles] n’ont pas de repères » (MTL‑N001‑PC). Un avocat en pratique privée, nous parle de la situation à Toronto et souligne le problème des bris de conditions :
Even with Zora and the Supreme Court saying “don’t charge people with silly breaches, with like minor things where there’s no substantial offense” or “allow people out on bail for minor matters and nonviolent offenses without a surety.” I still find that the Police, the Crown and the Court are not listening. I had a client who was charged with the same breach sixteen times because they weren’t supposed to have contact with the complainant, who’s their girlfriend… this is exactly what the Supreme Court of Canada said not to do. (TOR‑PC‑021‑B)
Pour les personnes marginalisées, le principe d’imposer des conditions minimales « pass[e] comme dans le beurre » (MTL‑B005‑DC). Au bout du compte, les avocat.e.s ont l’impression que les conditions restent strictes et mésadaptées, les personnes prévenues n’ayant que « très peu d’issues, là... malgré cette décision très forte, très importante. Dans les faits, la culture n’a pas réellement changé » (MTL‑B013‑DC).
2. Application jurisprudentielle
Les participant.e.s ont rapporté que Antic, Myers et Zora ont mené à certaines améliorations timides, ayant limité la façon dont les conditions sont imposées automatiquement. Certain.e.s participant.e.s soulignent que les décisions de la Cour suprême du Canada ont contribué à faire respecter le principe de la présomption d’innocence au stade de la mise en liberté. Par exemple, un avocat de la pratique privée de la région de Toronto explique : « people are getting released more frequently than they used to. On a system-wide level, I’m not sure, but what I see is that judges agree that the presumption of innocence is important. Releasing at the earliest opportunity and on the least onerous conditions is an important principle » (TOR‑PC‑002‑C). Comme l’explique un autre avocat de Toronto : « I do think people are making efforts. There are Crowns who specifically don’t ask for those conditions, and there are justices of the peace who fight back against Crowns when they ask for things like that. So I’m not saying that those conditions aren’t imposed still, because they definitely are, but I do think that people are at least trying to listen to Zora and take that seriously » (TOR‑PC‑028‑C). Une autre avocate développe cette même conclusion que les problèmes persistent, même s’il y a quelques avancées[76]. Elle soutient que maintenant la défense est mieux armée pour avancer des arguments pour la liberté provisoire : « it gives defence more ammo to say: “you need to be listening.” But I don’t think that there’s going to be a huge shift for many judges » (TOR‑PC‑021‑B).
Les arrêts motivent une certaine reconsidération des habitudes judiciaires antérieures, plus particulièrement les conditions liées à la consommation d’alcool ou de drogues, au logement précaire et aux périmètres. Les participant.e.s rapportent que les conditions autrefois imposées de manière routinière et sans considération des conséquences sur les prévenus font désormais l’objet d’une plus grande conscientisation de la part des acteurs du système de justice pénale[77]. Les participant.e.s des deux villes ont observé une diminution – mais non une disparition – des conditions d’interdiction de consommer pour les personnes ayant une dépendance ou des conditions délimitant un quadrilatère interdit. Dans ces situations, les tribunaux semblent plus enclins à ne pas mettre en échec les personnes dépendantes et en situation d’itinérance, ce qui constitue une victoire pour la défense puisque ces conditions étaient « the two most common sources of breach » (TOR‑DC‑M005). Certain.e.s. Participant.e.s, comme cette avocate qui exerce en pratique privée généralement sous des mandats d’aide juridique, associe cette victoire timide au positionnement de la Cour suprême : « les juges sont de plus en plus sensibilisés à ces conditions‑là de consommation. Depuis Zora, en tout cas. Bien, ça a vraiment eu un effet de calmer la quantité de conditions relatives à la consommation des gens » (MTL‑N018‑PC).
Certains participants ayant de l’expérience tant dans les juridictions urbaines que rurales ont souligné que les pratiques de mise en liberté sous caution varient considérablement d’une province à l’autre, d’une juridiction à l’autre, d’un tribunal à l’autre et d’un juge à l’autre. Interrogé sur les conditions relatives à la sobriété, un avocat de Toronto exerçant en pratique privée a expliqué : « I don’t think those have ever really been an issue in Toronto, to be perfectly honest. I’ve been doing this for six years, and I think I’ve only seen a handful of bails with those conditions. I think that tends to be more outside of Toronto » (TOR‑DC‑M011). Il existe un manque de cohérence dans l’application jurisprudentielle dans les juridictions canadiennes.
B) Freins à la mise en œuvre du droit
Les participant.e.s ont soulevé divers obstacles dans les pratiques de mise en liberté provisoire, constituant un frein aux instructions de la Cour suprême. Deux enjeux sont soulevés : (1) les acteurs du système de justice pénale (procureur.e.s, juges) qui ont un pouvoir discrétionnaire et un statut privilégié sont moins empathiques à la situation de la clientèle marginalisée et (2) la corrélation entre la marginalisation et l’apparence de risque pour la sécurité.
1. Résistance des acteurs avec un pouvoir décisionnel
Selon la majorité des participant.e.s, l’issue de la mise en liberté provisoire pour leur clientèle dépend pour beaucoup de leur interlocuteur. Malgré des avancées dans les pratiques à l’étape de la mise en liberté provisoire, la marge de manœuvre des avocat.e.s de la défense est restreinte face au pouvoir discrétionnaire et final octroyé au ministère public et aux juges par le Code criminel lorsqu’ils estiment nécessaire d’imposer une mesure de détention ou des conditions. Une avocate de l’Aide juridique ontarienne souligne que « the ability to make that argument depends on who you’re in front of » (TOR‑DC‑M008). La conception du droit des procureur.e.s et des juges, leur compréhension du système judiciaire et du rôle qu’ils doivent y jouer ainsi que le contexte entourant les prévenus marginalisés sont des éléments qui influencent leurs décisions sur la mise en liberté provisoire. Leur statut socioéconomique, leurs études, leurs expériences de vie, leur couleur de peau et leur genre sont aussi des éléments qui façonnent leurs représentations sociales de la réalité et, du même coup, l’image qu’ils se font du rôle des tribunaux et du risque que posent les personnes avec des problématiques individuelles et provenant de milieux socioéconomiques défavorisés[78].
Les participant.e.s soulignent même une différence entre les juges et les juges de la paix :
When I first started, judges were doing bails and justices of the peace were doing administrative, set dates. Then, they gave it to justices of the peace, most of whom were not legally trained. What you saw is bad practices became bad law, not because people were malicious, I don’t believe anyone is malicious, but practices are hard to break once you get into this role. That was a critical issue in bail. Bail turned into a nightmare. When I said that at bail, the code has always been clear. (TOR‑DC‑M012)
De plus, on nous rapporte que les juges qui sont dédiés à des programmes spécialisés en libération sous caution sont nettement plus adeptes et tendent à respecter les instructions de la Cour suprême du Canada sans tomber dans la méfiance observée ailleurs dans le système :
When it was a specific group of judges who did bails, it was a lot faster. Those judges didn’t want to hear as much evidence. They were much more focused on: “Okay, this is the principle. If it’s a crown onus, okay, crown, tell us what your concerns are and why you have these concerns.” And if they didn’t like the arguments the crown was making, they just said “well, too bad” […] I think judges were more confident in their own following the law and not having to listen to the crown as much. (TOR‑DC‑016‑C)
Ces enjeux sont loin d’être fixes et les dynamiques changent avec les nouvelles générations de juristes. Comme l’explique cette avocate à l’Aide juridique : « I feel like the newer justices of the peace over the last five years or so have been better at following the law than some of the older generation justices of the peace, who were really conservative » (TOR‑DC‑016‑C).
Les participant.e.s ont parlé de l’importance de la position socioéconomique des juges et du ministère public sur l’issue d’un dossier, particulièrement en termes d’ouverture aux avancées jurisprudentielles. Un avocat de la pratique privée de l’Ontario nomme l’influence de la disparité des classes sociales dans la prise de décision sur la mise en liberté d’une personne prévenue : « I think judges and JPs[79] who, just by nature of their position and salary, have a very different perspective on life, and it’s very challenging for them to step into the shoes of an accused who lives in poverty and say: “Okay. I have confidence that this is going to work.” I think that’s a really big problem with bail right now, it creates a very unequal distribution of who gets released » (TOR‑PC‑M012).
Selon les participant.e.s, même s’il existe des procureur.e.s et des juges progressistes,d’autres ne comprennent pas bien les enjeux vécus par les personnes prévenues marginalisées, notamment en raison de la distance socioéconomique et professionnelle qui les séparent, mais aussi de leurs représentations sociales de la pauvreté et de la marginalité axées sur le risque et l’insécurité. Difficile alors pour les décideurs de se mettre à la place de l’autre et d’entrevoir les impacts de la mise en liberté sur leur vie. Comme plusieurs auteurs ont pu démontrer, la culture des acteurs à la cour est principalement une culture blanche, influencée par les normes de la classe moyenne, où les réalités de la pauvreté et de la marginalité sont mal comprises[80]. Il n’est donc pas garanti que les principes des arrêts de la Cour suprême du Canada, bien qu’ils soient martelés par les avocat.e.s de la défense, soient retenus par les décideurs.
Les participant.e.s nous expliquent comment ces tensions peuvent amplifier les conséquences pour leur clientèle et causer des conflits avec la partie adverse. Ils peuvent être confrontés à des attitudes de fermeture, allant à l’encontre des principes évoqués par les arrêts Antic et Tunney : « Some crowns will say to you, “If you can’t agree with every single one of these conditions that I’m proposing, then it’s a bail hearing.” It’s like take it or leave it, which is actually unlawful, right? » (TOR‑DC‑M008). Cette pratique contraire aux règles déontologiques des avocat.e.s est susceptible d’une plainte au Barreau du Québec[81]. Cependant, les pratiques déloyales sont généralement subtiles, difficiles à prouver et peuvent miner les relations futures avec l’acteur judiciaire en position de force, ce qui peut désavantager les droits des personnes prévenues.
2. Corrélation entre risque et marginalité
Les participant.e.s rapportent souvent que les normes et les pratiques de libération sous caution sont difficiles à améliorer, car la logique de gestion des risques impose plus de contrôles pour les personnes marginalisées. Les personnes les plus vulnérables vont souvent être perçues comme présentant plus de risque pour la sécurité. Comme le théorise Hannah-Moffat[82], les besoins des personnes marginalisées – en matière de santé mentale ou de logement, par exemple – ont interprétés comme une amplification des « risques ». Cette relation entre la reconnaissance des besoins et les risques justifie aussi la conception de la personne comme un projet de transformation. Au niveau de la libération provisoire, ces risques sont codifiés au paragraphe 515(10) du Code criminel, soit le risque de ne pas comparaître devant la Cour et le risque à l’égard de la sécurité des citoyens[83]. Les notions de réforme des comportements répréhensibles – voire marginaux – et de conformité aux attentes sociales sont alors centrales aux décisions des acteurs judiciaires. Elles s’inscrivent dans la justice managériale et dans la manière dont les tribunaux contrôlent les personnes sans avoir à les condamner.
Comme l’ont théorisé Turnbull et Hannah‑Moffat[84], le « conditionnement » des délinquants les présente comme déficients, dysfonctionnels et nécessitant une réforme et une surveillance constante. Les programmes correctionnels communautaires et les tribunaux spécialisés utilisent le contrôle et la supervision judiciaires au stage de libération provisoire, pour inciter les gens à changer leurs comportements problématiques, alimentant l’idée selon laquelle « l’amour dur » (tough love) aide les gens à se transformer et à réussir personnellement[85]. D’autres études ont également montré comment les perceptions de « tromperie et/ou de non-conformité » affectent le jugement moral et la détermination du mérite[86]
Les conditions socioéconomiques de la personne prévenue jouent sur sa possibilité d’être libérée et de garantir un dépôt d’argent. Un avocat de l’Aide juridique de la région de Montréal aborde spécifiquement la distance entre juge et personne prévenue dans la prise de décision sur la mise en liberté provisoire : « Le problème, c’est que le système a besoin de garanties pour être rassuré, sauf que les garanties sont pensées en fonction de... j’oserais dire d’hommes blancs privilégiés. Est-ce que tu as de l’argent à déposer? Est-ce que ta famille est prête à te soutenir? Est-ce que tu as une autre adresse? » (MTL‑B007). Corollairement, le poids et la valeur des arguments soumis par la défense font l’objet d’une décision arbitraire d’un décideur à l’autre. Dans ces circonstances, les avocat.e.s constatent que leur clientèle marginalisée et défavorisée est moins prise au sérieux que les prévenus avec plus de privilèges. Ce déficit de crédibilité amène un problème au niveau des garanties à offrir pour être libéré. Par exemple, ne pas avoir de caution ou d’adresse fixe devient un point négatif, un élément de risque que l’on doit expliquer :
« If you’re homeless and your bail is you’re ordered to live with a surety or be on house arrest, you’ll sit in jail because you don’t have anywhere to live… You’ll sit in jail for the same charges that someone who has a house will be released with, because they have somewhere to go to. And you can’t be on ankle monitor either. You don’t have a home base to tie it. You don’t have somewhere to charge it. » (TOR‑PC‑027‑C).
Les représentations sociales des acteurs avec un pouvoir décisionnel influencent la crédibilité que les décideurs accordent à la personne prévenue et aux personnes qui peuvent se porter caution et jouent un rôle déterminant dans les garanties à offrir pour être libéré. Les conditions socioéconomiques jouent aussi sur la possibilité de fournir une caution. La marginalisation entraîne généralement un isolement social et, dans le cas où une personne désire se porter caution, son statut social similaire à celui de l’accusé la rend moins crédible devant le tribunal[87]. Les avocat.e.s parlent de la « qualité » de la personne qui agit à titre de caution, comme cette avocate ontarienne qui affirme : « my clients that are coming from severely socioeconomically disadvantaged lifestyles, the quality of the sureties just aren’t there » (TOR‑PC‑M011). On nous rapporte aussi l’aspect classiste et raciste des évaluations des cautions, dont certains sont maltraités à la cour :
Well, obviously income is tied to race, so you see that your racialized clients will have a lot more trouble getting out than your wealthier white clients, because they can have a family member who can put up a house that they own in support of them. You have clients who, their whole family lives in government housing, they can’t pledge the house, they don’t even own the house, they rent the house. And even how sureties are viewed by the court, like racialized parents are always looked at way more harshly like, “Oh, you can’t control your kids, look at your household, yada, yada, yada.” (TOR‑PC‑027‑C)
Ce participant raconte ensuite comment sa clientèle blanche est traité.e de façon beaucoup moins dure.
Les participant.e.s rapportent que le ministère public et les tribunaux mettent davantage l’accent sur la protection du public et ne reconnaissent pas suffisamment l’importance de la présomption d’innocence en tant que fonction primordiale de la justice pénale. Cela favorise la détention et la mise en liberté sous conditions strictes des personnes prévenues dans l’attente d’un verdict de culpabilité, plutôt que de « risquer » la libération d’un accusé[88].
On nous réfère aux discours politiques et à l’attention médiatiques portés sur de rares cas sensationnalistes qui font peur au public : « So there’s a huge difference, in Toronto at least, in the climate between 2018 and 2023... The public is not on board with just releasing people or humanizing our clients. I don’t think there’s any public sympathy » (TOR‑DC‑M011‑II). Cette tendance amplifie d’autres risques, activant la porte tournante et aggravant d’autres problèmes sociaux et juridiques.
C) Pratiques en défense : stratégies manifestes ou implicites
Les avocat.e.s de la défense sont les gardien.ne.s du respect des droits de la Charte canadienne des droits et libertés[89], de la présomption d’innocence et du droit à une mise en liberté provisoire raisonnable. Ils ont développé des stratégies – plus ou moins manifestes, pour atténuer les conséquences punitives et faire respecter les droits de leurs clientèles. Hormis le manque de ressources matérielles à leur disposition, les avocat.e.s de la défense mènent de front une bataille complexe à bien des égards. En tant qu’« antagonistes structurels », leur contexte les amène à façonner leur pouvoir discrétionnaire, les incitant ainsi à contraindre activement les normes et les codes des institutions au sein du système de justice pénale[90].
1. « Se défendre bec et ongle » pour faire respecter l’état du droit
En plus des rapports de force inégaux entre la défense et le ministère public[91] et le pouvoir décisionnel discrétionnaire et empreint de représentations sociales, les avocat.e.s de la défense doivent déterminer quel est le meilleur moment pour négocier, quand et comment dévoiler l’information à propos de leur clientèle, et à quel moment du processus judiciaire il est préférable de le faire. Ces questions sont d’une importance capitale pour mener à bien leur mandat de représentation, car elles déterminent la teneur de leurs arguments et les stratégies à adopter. Il y a consensus des participant.e.s sur l’utilisation des arguments relatifs aux désavantages socioéconomiques à l’étape ultime de la détermination de la peine, lorsque le droit est beaucoup plus ouvert à ce type d’arguments considérant le principe d’individualisation de la peine à la situation personnelle de la personne inculpée. Cependant, sur l’utilisation des désavantages socioéconomiques à l’étape de la mise en liberté provisoire, avant la déclaration de la culpabilité, les discours des participant.e.s sont contradictoires. Autant la prise en compte des facteurs socioéconomiques peut attirer la sympathie, autant elle peut soulever des risques de ne pas se présenter à la Cour ou de récidiver. C’est un pari risqué auquel ne s’adonne pas l’ensemble des avocat.e.s.
Certain.e.s participant.e.s sont de l’avis qu’il est nuisible d’exposer les problèmes personnels des client.e.s, puisque l’objectif de cette étape du processus de justice pénale est de rassurer le tribunal à l’égard des trois critères du paragraphe 515(10) du Code criminel alors que les désavantages socioéconomiques constituent un risque. Une avocate pratiquant le droit à Toronto a même développé une stratégie rigoureuse où toute affirmation concernant le parcours de l’accusé est soustraite de l’équation : « The rules always favor the accused. The Supreme Court decision in Antic and the new bail directives have certainly helped. So, that’s how I see my role in bail. I try to avoid talking about specific things, because it’s not those specific things that get a person released. It’s the rules. It’s the Criminal Code that says: “shall release unless you can show cause” » (TOR‑PC‑M009). De cette manière, l’avocat.e engage les décideurs à se baser sur des points de droit et non des faits entourant le passage de la personne prévenue dans le système de justice pénale ou ses problèmes et besoins thérapeutiques.
Même si l’arrêt Antic souligne qu’un dossier réglé par consentement[92] est préférable, plusieurs avocat.e.s déclarent ne pas avoir peur de procéder à des enquêtes sur la mise en liberté, même lorsque le litige porte sur une seule condition (focus hearing[93]), lorsqu’unpoint de droit est en cause. Un avocat de l’Aide juridique de l’Ontario est d’avis que le combat est sans fin : « And so even though we have the Antic decision and it’s been favorable, we still have to fight tooth and nail just to try and maintain the small steps that we’ve made, because the Crown and the court would love to see it go back to where it was » (TOR‑DC‑M007). Il raconte que le procureur du ministère public dans un dossier, exigeait à son client à la fois de résider chez sa caution et de respecter un couvre-feu, alors que cette seconde condition ne répondait pas aux critères de l’article 515(10) du Code criminel, déjà remplie par la première. Dans ce genre de cas, les avocat.e.s continuent de se battre, sachant que les chances que le tribunal rende une décision en leur faveur sont bonnes, depuis les principes édictés dans l’arrêt Zora. Pour cette avocate, il s’agit d’instaurer un précédent pour l’ensemble des accusés, de gagner avec persistance et d’épuiser l’opposition : « wear out your enemy » (TOR‑DC‑M007). Une avocate montréalaise (MTL‑B013‑DC) prenant des mandats d’Aide juridique souligne son rôle pédagogique envers les procureurs, affirmant qu’il est souvent nécessaire de leur rappeler de la réalité des personnes marginalisées. Elle explique que certaines conditions, compte tenu du profil de sa clientèle, pourraient immédiatement le placer en situation d’échec. Cette pratique est partagée par plusieurs avocats de la défense, qui estiment avoir un rôle éducatif auprès des acteurs judiciaires pour les aider à prendre des décisions en toute connaissance de cause.
L’importance pour l’avocat.e de faire respecter le droit pour l’ensemble des accusés entre parfois en opposition avec les obligations déontologiques envers la clientèle : « It might be better to accept these conditions. It’s all a negotiation. It’s all a gamble » (TOR‑DC‑M011). Les avocat.e.s racontent que les revendications de la part de la défense peuvent parfois mener à une fermeture chez les procureurs du ministère public et, conséquemment, à la détention de la clientèle ou à des conditions plus strictes. Même dans un dossier de consentement réglé, il y a toujours un risque que les conditions imposées mettent la personne accusée en échec. Une avocate en pratique privée explique : « I still think that the desire to have consent releases sometimes results in conditions that aren’t as careful » (TOR‑PC‑M001). L’avancement du droit et le respect de l’application des principes jurisprudentiels sont limités au cas par cas des dossiers à l’étape de la mise en liberté : « Sometimes, you’re making concessions on an individual case that might sort of undermine your larger [mandate] » (TOR‑PC‑M016). À l’aune de la trilogie de la Cour suprême du Canada sur la mise en liberté provisoire, les avocat.e.s de la défense sont équivoques. D’un côté, ils doivent respecter leurs obligations déontologiques qui sont de servir et protéger les intérêts de leur client.e.s[94], quitte à accepter – à la demande des client.e.s – des conditions onéreuses et non adaptées pour éviter la détention. D’un autre côté, ils doivent faire respecter les principes émis par la Cour suprême du Canada et contribuer à l’avancement des droits de l’ensemble des personnes prévenues, soit instaurer la règle du précédent[95].
2. Stratégies implicites et complémentaires
Certaines pratiques sont moins ouvertement contentieuses, mais ont été décrites comme importantes pour négocier la libération provisoire des personnes prévenues marginalisées : amener les intervenants communautaires à se porter cautions, humaniser et montrer la « valeur » des accusés avec des récits normatifs; demander des exceptions aux conditions et « magasiner » des procureur.e.s et choisir soigneusement leurs batailles.
Les avocat.e.s parlent de l’importance de trouver des personnes qui peuvent agir à titre de caution. Les avocat.e.s se tournent alors vers des intervenants communautaires qui pourront agir comme personnes-ressources pour les personnes prévenues marginalisées et comme personne de confiance pour les acteurs judiciaires : « since Antic, there’s been a resurgence of interest in the idea of community supports programs » (TOR‑PC‑M004). Cependant, la littérature sur les programmes de justice thérapeutiques, comme celle sur les tribunaux spécialisés, démontre que cette dynamique d’assujettissement au communautaire mène aussi à une gestion normative et punitive des problèmes sociaux[96].
Plusieurs avocat.e.s disent vouloir faire connaître l’humain derrière l’accusé et utiliser le profil social de leur clientèle à l’étape de la mise en liberté afin que les conditions soient mieux adaptées à leur situation. Selon ces avocat.e.s, les informations pertinentes à dévoiler sont « l’hébergement, la stabilité de l’hébergement, l’importance du réseau social, la présence d’un réseau social, les capacités économiques de la personne, son historique de capacité économique, son profil au niveau de l’éducation » (MTL‑B011‑DC). Ces informations permettent au juge de mieux connaître les personnes détenues, d’évaluer si elles sont dignes de confiance et de déterminer les conditions nécessaires pour protéger la société dans l’attente de leurs procès. Les meilleurs arguments sont ceux qui démontrent la volonté de s’en sortir et d’être pris en charge : « They just received housing. Or this is the first time he’s actually been linked with a culturally appropriate counselor. Or you finally got a diagnosis[97] » (TOR‑DC‑M003). Cependant, les avocat.e.s doivent prendre des précautions pour ne pas incriminer ou stigmatiser leur clientèle davantage. Les arguments relatifs au profil social de l’accusé doivent servir à rassurer le tribunal, et non le contraire. Ils sont utilisés avec doigté et parcimonie pour ne pas nuire à la possibilité de libération.
Suivant le choix de dévoiler ou non les désavantages socioéconomiques, une stratégie développée par les avocat.e.s pour limiter les bris de condition est l’art de plaider l’exception. Ainsi, les avocat.e.s proposent un compromis sur certaines conditions jugées inappropriées dans le contexte jurisprudentiel actuel et les principes des arrêts Antic, Myers et Zora. À titre d’exemple, l’instauration d’un périmètre pourrait comprendre une exception pour certaines adresses, ou l’interdiction de posséder une arme, comme un couteau, pourrait comprendre l’exception « sauf pour se nourrir » (MTL‑B013‑DC).
Du côté des juges, les avocat.e.s ont souvent abordé le phénomène du « magasinage » qui se veut inévitable dans un contexte où les règles de droit enjoignent un arbitraire et où les décisions fluctuent au rythme de la personnalité du décideur. Stratégiquement, les avocat.e.s de la défense renoncent parfois à l’enquête sur la mise en liberté provisoire le temps de trouver une audience réceptive à leurs arguments ou pour améliorer leur dossier. Comme le démontrent les recherches de Myers[98], la « culture d’ajournement » qui existait déjà dans les bail courts en 2015 est d’autant plus présente en 2020, malgré la pandémie, malgré les réformes et les décisions de la Cour suprême du Canada.
La résistance aux avancées jurisprudentielles en matière de mise en liberté provisoire se transforme parfois en attitude hostile de la part de la partie adverse, alors que les avocat.e.s tentent de faire respecter les principes juridiques en vigueur. Une avocate de l’Aide juridique de l’Ontario raconte : « There was this one situation where they were trying to put a perimeter on a person and said “Well, you can’t go in this perimeter” and I had pointed to the case and I said, “Well, I don’t think that this is consistent with [Antic]. This isn’t minimally intrusive.” And the Crown got angry at me and said, “Are you saying like I don’t know what the law is? Are you trying to tell me how to do my job”? » (TOR‑DC‑008‑B). Choisir la confrontation peut se révéler coûteux et avoir un impact sur les client.e,s et l’issue du dossier, mais aussi sur la réputation des avocat.e.s de la défense et sur leurs relations professionnelles avec leurs collègues.
Conclusion
Ce qui ressort de notre analyse des entretiens avec plus d’une centaine d’avocat.e.s de la défense est que (1) l’application des arrêts de la Cour suprême du Canada est un processus à géométrie variable qui connaît une persistance de problèmes et d’inégalités autant qu’il entraîne des améliorations et des impacts modérés sur les pratiques du droit, (2) l’application des arrêts de la Cour suprême du Canada subit une résistance de la part d’un des acteurs du système judiciaire en raison de leur pouvoir discrétionnaire et final sur la mise en liberté et l’interprétation du risque et enfin (3) les avocat.e.s de la défense développent diverses stratégies pour bien défendre et faire respecter les droits de leurs clientèles.
Notre analyse s’inscrit au sein de la littérature sur le caractère coercitif et punitif de la mise en liberté provisoire et sur la négation de la présomption d’innocence, notamment auprès des populations marginalisées et défavorisées. Nos conclusions font écho aux chercheur.e.s, qui ont suggéré que la mise en œuvre des décisions de la Cour suprême du Canada par les acteurs du système de justice pénale participe à la reproduction des inégalités sociales et à l’accroissement des problèmes sociaux[101]. Elles abondent dans le sens du récent rapport de l’Association canadienne des libertés civiles, qui conclut à des écarts de pratique :
Our research reveals that guidance from the Supreme Court of Canada has not been consistently applied. Many lawyers told us that the Supreme Court’s seminal bail decisions have pushed counsel, judges, and justices of the peace to scrutinize their decision-making. The Supreme Court has given defence lawyers clearer wording and support their clients’ constitutional and statutory rights. However, in every jurisdiction, counsel told us that some Crowns, judges, and justices of the peace take the Supreme Court’s instructions in Antic, Zora, and other landmark cases more seriously than others[102].
Face au manque d’amélioration des pratiques, malgré les apports de la Cour suprême et les autres efforts de réforme, les personnes ayant participé à notre recherche expriment autant de la frustration qu’un sentiment d’impuissance. Il semble qu’en général, si la Cour suprême du Canada a voulu améliorer la pratique du droit à l’étape de la mise en liberté provisoire, cette amélioration est lente, inconstante et modérée. Comme l’exprime l’une de nos participantes : « If I say Antic improved things, I don’t mean it improved things drastically » (TOR PC 28C). Dans un premier temps, les arrêts Antic, Myers et Zora ont exprimé une résistance de la part de la Cour suprême du Canada, au sens où l’entendent les auteures Denis-Boileau et Sylvestre[103]. Ces arrêts ont voulu orienter les tribunaux des instances inférieures et imposer un changement de paradigme dans l’application et l’interprétation des règles de droit relatives à la mise en liberté provisoire[104]. L’intention de la Cour suprême du Canada était de mettre un frein au déni de la présomption d’innocence et à la surjudiciarisation pénale des populations marginalisées. Dans un deuxième temps, les procureur.e.s du ministère public et les juges des tribunaux de premières instances ont à leur tour manifesté une résistance à ces avancées à la fois sociales et juridiques pour garder en place le statu quo. Dans la même veine que les arrêts Gladue[105] et Ipeelee[106] en matière de détermination de la peine pour les membres des Nations autochtones et que l’arrêt Jordan[107] à l’égard des délais déraisonnables, la trilogie récente de la Cour suprême nous apparaît comme un coup d’épée dans l’eau.
Le droit est transformé par la pratique des acteurs qui prennent des décisions au quotidien. Les règles de droit ne sont pas absolues et se manifestent à travers l’interprétation et le dialogue entre les institutions pénales et les acteurs du système judiciaire[108]. Comme l’explique Endelman, le droit criminel est une ressource rhétorique et symbolique qui laisse place à diverses interprétations. L’application de la loi dépend des acteurs du droit qui doivent gérer des pressions importantes et dont les décisions sont teintées par leur formation, leurs expériences et leurs valeurs, mais aussi par la réalité matérielle et les ressources à leur disposition. Leur discrétion joue un rôle important parce qu’elle détermine l’application de la loi[109]. Les règles de droit applicables à l’étape de la mise en liberté provisoire dépendent trop des acteurs du système judiciaire qui ont un pouvoir décisionnel. Bien que leur discrétion soit cruciale, elles impactent la marge de manœuvre des avocat.e.s de la défense qui représentent des individus marginalisés. Malgré leur capacité d’action limitée, ils se retrouvent à s’opposer à l’État, utilisant les faibles ressources dont ils disposent[110].
Les avocat.e.s représentant une clientèle marginalisée sont considérés comme des antagonistes structurels vis-à-vis de l’État, mais restent toujours des acteurs institutionnels, devant se conformer aux règles implicites d’un système collaboratif[111]. Certaines études déplorent la dynamique de collaboration et de recherche de consensus ainsi que la pression à devoir travailler plus rapidement, sans demander d’ajournement, suivant les impacts de l’arrêt Jordan. Ces études remettent aussi en question la représentation légale par les avocat.e.s de la défense, qui ne travailleraient pas spécifiquement pour leur clientèle, mais pour le système de justice[112]. Notre analyse renvoie aux enjeux et rapports de pouvoir qui existent entre le ministère public et la défense[113], et les pressions qui existent dans un contexte de justice managériale.
Corollairement, nous avons traité des pratiques mésadaptées qui persistent malgré un positionnement fort de la Cour suprême du Canada à l’égard de la reproduction des inégalités sociales au sein du système de justice pénale. En effet, les pratiques discriminatoires, voire illégales, persistent au stade de la mise en liberté provisoire dans les provinces du Québec et de l’Ontario[114]. Il existe de nombreuses contraintes pour les avocat.e.s de la défense à invoquer efficacement des arguments liés aux décisions de la Cour suprême du Canada sur les questions de libération provisoire et de présomption d’innocence[115]. Les problèmes liés à la mise en liberté provisoire ne peuvent être compris en silo et doivent être replacés dans leur contexte sociojuridique. Il convient de réfléchir à l’impact de la pauvreté et de l’accès à la justice, aux réductions du financement de l’Aide juridique, à la crise du logement, aux manques de ressources en santé et en services sociaux pour comprendre de manière plus appropriée les stratégies employées par les avocat.e.s de la défense au stade de la mise en liberté provisoire.
Au Canada, peu d’études se sont penchées sur la manière dont les avocat.e.s s’adaptent aux décisions de la Cour suprême du Canada et développent des stratégies pour défendre les droits de leur clientèle et assurer leur accès à la justice. Nous avons analysé les discours des avocat.e.s de la défense par rapport aux impacts de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada sur les pratiques lors de la mise en liberté provisoire des personnes marginalisées. Il ressort un sentiment d’impuissance de la part des avocat.e.s de la défense et un certain pessimisme face aux changements à long terme que peuvent amener les enseignements de la Cour suprême du Canada. Nos conclusions résonnent avec les propos partagés à une conférence tenue à la Faculté de droit de l’Université de Windsor sur les impacts de la mise en liberté provisoire[116]. Certains panellistes ont dénoncé l’incapacité de la Cour suprême du Canada à renverser les pratiques actuelles et à réparer les failles du système. Comme eux, nous tenons à souligner l’importance des solutions qui peuvent prévenir la criminalisation des personnes marginalisées en amont, au lieu de tenter de réformer un système brisé.
[1] Procureur général de l’Ontario, « Bail Directive – Judicial Interim Release », Province de l’Ontario, 30 octobre 2017, en ligne; cf. Sarah Heath, Court Culture as an Explanation of Case Processing Efficiency: An Exploratory Study of the Applicability of Leverick and Duff’s Typology of Court Culture to Bail Courts in Ontario, thèse de doctorat, Ottawa, Département de criminologie, Université d’Ottawa, 2010.
[2] Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, L.C. 2019, c. 25 (ci-après « Loi modifiant le Code criminel »).
[10] Nicole Marie Myers, « Eroding the Presumption of Innocence: Pre-Trial Detention and the Use of Conditional Release on Bail », (2017) 57-3 Brit. J. Criminol. 664, 669.
[11] Marie Manikis et Jess De Santi, « Punishing while Presuming Innocence: A Study on Bail Conditions and Administration of Justice Offences », (2019) 60-3 C. de D. 873.
[15] R. c. St-Cloud, 2015 CSC 27, par. 70; cf. R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711, 728.
[20] Statistique Canada, « Average Counts of Adults in Provincial and Territorial Correctional Programs », Statistique Canada, 19 mars 2024, en ligne.
[21] Abby Deshman et Nicole Myers, « Set Up to Fail: Bail and the Revolving Door of Pre-trial Detention », Association canadienne des libertés civiles, juillet 2014, en ligne; Marie Manikis et Jess De Santi, « Punishment and Retribution Within the Bail Process: An Analysis of the Public Confidence in the Administration of Justice Ground for Pre-Trial Detention », (2020) 35-3 Revue Canadienne Droit et Société 413, 413 et 414; Nicole Marie Myers, « The More Things Change, the More They Stay the Same: The Obdurate Nature of Pandemic Bail Practices », (2021) 46-4 Cahiers canadiens de sociologie 11; Nicole M. Myers et Sunny Dhillon, « The Criminal Offence of Entering Any Shoppers Drug Mart in Ontario: Criminalizing Ordinary Behaviour with Youth Bail Conditions », (2013) 55-2 Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice 187; Nicole M. Myers et David Ireland, « Unpacking Manitoba Bail Practices: Systemic Discrimination, Conditions of Release and the Potential to Reduce the Remand Population », (2021) 69 Criminal Law Quarterly 26; Jane B. Sprott et Nicole M. Myers, « Set Up to Fail: The Unintended Consequences of Multiple Bail Conditions », (2011) 53-4 Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice 404; N. M. Myers, préc., note 10; Marie‑Eve Sylvestre, Dominique Bernier et Céline Bellot, « Zone Restrictions Orders in Canadian Courts and the Reproduction of Socio-Economic Inequality », (2015) 5-1 Oñati Socio-legal Series 280; Laura Berger, Abby Deshman et Nicole Myers, « Still Failing. The Deepening Crisis of Bail and Pre-Trial Detention in Canada », Association canadienne des libertés civiles, février 2024, en ligne, p. 38.
[23] Le plan de sortie (ou plan de mise en liberté sous caution) est une pratique des tribunaux de première instance de juridiction criminelle où la défense et le ministère public s’entendent sur des garanties (dépôt d’argent, caution, explications des difficultés personnelles, engagement à suivre une thérapie, etc.) que le prévenu offre pour être mis en liberté avant son procès; cf. R. v. Dang, 2015 ONSC 4254; R. v. Hoseyni, 2013 ONSC 4668.
[34] Cf. A. Deshman et N. Myers, préc., note 21; M. Manikis et J. De Santi, préc., note 11; M.‑E. Sylvestre, N. Blomley et C. Bellot, préc., note 22; Carolyn Yule et Rachel Schumann, « Negotiating Release? Analysing Decision Making in Bail Court », (2019) 61‑3 Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice 45.
[36] Id., par. 2 (l’italique est de nous).
[37] Id., par. 2, 25, 53 et 84.
[42] M. Manikis et J. De Santi, préc., note 11; Marie‑Eve Sylvestre, William Damon, Nicholas Blomley et Céline Bellot, « Spatial Tactics in Criminal Courts and the Politics of Legal Technicalities », (2015) 47‑5 Antipode 1346, 1346 et 1359.
[44] Guillaume Ouellet, Emmanuelle Bernheim et Daphné Morin, « “VU” pour vulnérable : la police à l’assaut des problèmes sociaux », (2021) 22 Champ pénal 1; M.‑E. Sylvestre et al., préc., note 41.
[48] Voir : Zora, préc., note 5, par. 54 et 57; Darcie Bennett et D. J. Larkin, Project Inclusion: Confronting Anti‑Homeless & Anti‑Substance User Stigma in British Columbia, Colombie-Britannique, Pivot Legal Society, 2019, en ligne, p. 101; A. Deshman et N. Myers, préc., note 21, p. 49 et 66; Martin L. Friedland, Detention Before Trial. A Study of Criminal Cases Tried in the Toronto Magistrates’ Courts, Toronto, University of Toronto Press, 1965, p. 172, cité dans Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, par. 24; Cheryl Marie Webster, « Lacunes relatives à la mise en liberté sous caution au Canada : comment y remédier? », Ministère de la Justice du Canada, juin 2015, en ligne, p. 8 (PDF); J. B. Sprott et N. M. Myers, préc., note 21; M.‑E. Sylvestre, N. Blomley et C. Bellot, préc., note 22, p. 132.
[49] M. Manikis et J. De Santi, préc., note 11, 880; Cheryl Marie Webster, Anthony N. Doob et Nicole M. Myers, « The Parable of Ms Baker: Understanding Pre-trial Detention in Canada », (2009) 21‑1 Current Issues in Criminal Justice 79, 91.
[50] M. L. Friedland, préc., note 48; Gail Kellough et Scot Wortley, « Remand for Plea. Bail Decisions and Plea Bargaining as Commensurate Decisions », (2002) 42-1 Brit. J. Criminol. 186; Holly Pelvin, Doing Uncertain Time: Understanding the Experiences of Punishment in Pre-Trial Custody, thèse de doctorat, Toronto, Centre for Criminology and Sociolegal Studies, Université de Toronto, 2017; Holly Pelvin, « Remand as a Cross-Institutional System: Examining the Process of Punishment before Conviction », (2019) 61‑2 Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice 66.
[51] N. M. Myers, préc., note 10, 667 et 668.
[54] Alexandra Natapoff, Punishment Without Crime: How Our Massive Misdemeanor System Traps the Innocent and Makes America More Unequal, New York, Basic Books, 2018.
[55] Matthew Clair, Privilege and Punishment: How Race and Class Matter in Criminal Court, New Jersey, Princeton University Press, 2020; I. Kohler-Hausmann, préc., note 33; Robyn Maynard, NoirEs sous surveillance. Esclavage, répression, violence d’État au Canada, trad. par Catherine Ego, Montréal, Mémoire d’encrier, 2018; M.‑E. Sylvestre, N. Blomley et C. Bellot, préc., note 22; Nicole Gonzalez van Cleve, Crook County. Racism and Injustice in America’s Largest Criminal Court, Stanford, Stanford Law Book, 2016.
[58] Laurence A. Benner, « The Presumption of Guilt: Systemic Factors That Contribute to Ineffective Assistance of Counsel in California », (2009) 45-2 Ca. W. L. Rev. 263; Valerio Baćak, Sarah Esther Lageson et Kathleen Powell, « The Stress of Injustice: Public Defenders and the Frontline of American Inequality », (2024) 00 Social Forces 1; M. Clair, préc., note 55; Malcolm M. Feeley, « Perspectives on Plea Bargaining », (1979) 13‑2 Law & Society Review 199; Gillian Slee, « Of the State, against the State: Public Defenders, Street-Level Bureaucracy, and Discretion in Criminal Court », (2023) 97‑4 Social Service Review 675.
[76] A. Deshman et N. Myers, préc., note 21, p. 22. Comme le rapport national de l’Association canadienne des libertés civiles de 2024 le montre aussi, certains aspects sont rapportés comme des avancées. Plus précisément : en équipant la défense avec des arguments plus forts (« stronger tools ») (L. Berger, A. Deshman et N. Myers, préc., note 21) ou en réduisant la fréquence des conditions de libérations visant à modifier le comportement.
[80] Matthew Clair, « Being a Disadvantaged Criminal Defendant: Mistrust and Resistance in Attorney-Client Interactions », (2021) 100‑1 Social Forces 194; M.‑E. Sylvestre, N. Blomley et C. Bellot, préc., note 22; N. Gonzalez van Cleve, préc., note 55.
[81] Voir : Code de déontologie des avocats, RLRQ, c. B‑1, r. 3.1, art. 132.
[87] N. M. Myers, « The More Things Change, the More They Stay the Same: The Obdurate Nature of Pandemic Bail Practices », préc., note 21; Marianne Quirouette, « Community Practitioners, Risk Logics and Micro Politics in Lower Criminal Courts », (2018) 22‑4 Theoretical Criminology 582.
[91] Elsa Euvrard et Chloé Leclerc, « Les rapports de force lors des négociations des plaidoyers de culpabilité. Analyse du point de vue des avocats de la défense », (2015) 48‑1 Criminologie 191; N. Gonzalez van Cleve, préc., note 55.
[94] Code de déontologie des avocats, préc., note 81, art. 36‑38.
[95] Cf. N. M. Myers, préc., note 10, 676 et 677.
[99] Cf. David Ireland, « Bargaining for Expedience? The Overuse of Joint Recommendations on Sentence », (2015) 38‑1 Manitoba Law Journal 273; Peter F. Nardulli, Roy B. Flemming et James Eisenstein, « Criminal Courts and Bureaucratic Justice: Concessions and Consensus in the Guilty Plea Process », (1985) 76‑4 The Journal of Criminal Law & Criminology 1103.
[102] L. Berger, A. Deshman et N. Myers, préc., note 21, p. vi.
[103] Marie‑Andrée Denis-Boileau et Marie‑Eve Sylvestre, « Ipeelee et le devoir de résistance », (2016) 21 Canadian Criminal Law Review 73, 77 : « Nous suggérons que l’interprétation proposée par la Cour dans Ipeelee et retenue par certains juges des cours provinciales constitue une forme de résistance du pouvoir judiciaire. » (l’italique est de nous).
[105] R. c. Gladue, préc., note 3.
[107] Jordan, préc., note 61.
[112] D. Ireland, préc., note 99; P. F. Nardulli, R. B. Flemming et J. Eisenstein, préc., note 99.
[113] E. Euvrard et C. Leclerc, « Les rapports de force lors des négociations des plaidoyers de culpabilité. Analyse du point de vue des avocats de la défense », préc., note 91; N. Gonzalez van Cleve, préc., note 55.
[115] Il existe des solutions : par exemple, le développement de davantage de « lits de cautionnement » disponibles pour les personnes accusées nécessitant une surveillance et un logement; la création de systèmes pour rappeler aux individus leurs dates de comparution par téléphone, SMS ou courriel; la suppression des critères d’éligibilité stricts des programmes de surveillance sous caution, entre autres. Voir : L. Berger, A. Deshman et N. Myers, préc., note 21.