1.1. Les objectifs de recherche
1.2. Les limitations méthodologiques
1.3. Question de recherche 1 : Comment la décision d’interpeller est-elle prise?
1.4. Question de recherche 2 : Qu’est-ce qui a changé avec la politique?
2.1. Éléments de méthodologie
2.1.1. Déroulement des entretiens
2.1.2. Échantillonnage
2.2. La pratique de l’interpellation
2.2.1. Les multiples fonctions de l’interpellation
2.2.2. Un monde sans interpellation
2.2.3. L’enregistrement de l’interpellation
2.3. Faits observables, motifs obliques et flair policier : de la sensibilité de l’interpellation aux préjugés
2.3.1. Compréhension policière de l’influence des préjugés raciaux sur leurs pratiques
2.3.2. Suspicion(s)
2.4. Discriminations raciales et profilage racial
2.4.1. De la légitimité des allégations de racisme
2.4.3. Des confusions terminologiques
2.4.4. Le premier rapport
2.4.5. Les impacts des allégations de racisme sur les policiers et policières du SPVM
2.5. Quelles solutions?
2.5.1. Les dangers de la polarisation
2.5.2. Pour une police plus diversifiée
2.5.3. Pour une réflexion sur les priorités organisationnelles
3.1. Tendances générales
3.2. Indicateurs de disparité raciale
4.1. La typologie de motifs et de signalement des interpellations (2017)
4.1.1. La codification des interpellations
4.1.2. Analyse des différents types d’interpellation
4.1.3. Les disparités selon motifs et signalement
4.1.4. Les différences par PDQ
4.1.5. Les indicateurs (IDCI et ISRI)
4.2. Les nouvelles variables de motifs et de signalement des interpellations (2021)
5.1. Éléments de méthodologie
5.2. Analyse des entrevues portant sur la nouvelle politique d’interpellation
5.2.1. Black Lives Matter, nouvelle politique d’interpellation et désengagement policier
5.2.2. Entre critique et indifférence : une perception généralement négative de la nouvelle politique et de ses effets.
5.2.3. Les points positifs de la nouvelle politique et autres observations éparses
5.3. Conclusion
6.1. L’interpellation policière : état de la situation
6.2. Les réponses aux questions de recherche
Le deuxième mandat de l’équipe de recherche indépendante découle directement des conclusions et des recommandations du premier mandat complété en 2019. Ce deuxième mandat a visé à « avoir une meilleure compréhension des interpellations afin de mieux définir leur usage et mieux prévenir les interpellations aléatoires »; à « comprendre les motivations des policiers dans le cadre des interpellations; à « évaluer l’impact de la politique sur les interpellations; à « déterminer si les interpellations sont réalisées conformément aux prescriptions de la politique »; à « évaluer la capacité [des nouveaux outils servant] à contextualiser l’interpellation policière ». Outre les nombreuses analyses statistiques à déployer, le Plan d’action soumis et approuvé par la direction du SPVM prévoyait un important volet qualitatif du mandat visant à « aborder les questions du contexte organisationnel qui sont à l’origine du mandat même et dont les policières et policiers qui seront sollicités seront évidemment conscients : l’observation de disparités ethnoculturelles dans les statistiques de l’interpellation ». L’ensemble de la démarche développée par l’équipe de recherche pour mener à terme le mandat peut être schématisé de la façon suivante :
En août 2019, notre équipe de recherche alors composée de Victor Armony, Mariam Hassaoui et Massimiliano Mulone a soumis son rapport final intitulé « Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées. Analyse des données du Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) et élaboration d’indicateurs de suivi en matière de profilage racial ». Ce rapport qui présentait les analyses des données du SPVM sur les interpellations pour la période 2014-2017 découlait du mandat confié à l’équipe de recherche indépendante en vertu des recommandations sur la lutte contre le profilage racial et social (R-3, R-4 et R-5) adoptées en 2017 par la Commission sur le développement social et la diversité montréalaise et la Commission sur la sécurité publique de la Ville de Montréal.
Le 7 octobre 2019, la direction du SPMV a « accept[é] avec humilité l’ensemble des constats de ce rapport » et, devant « le caractère préoccupant de la situation », elle s’est « engag[é]e à poser rapidement des actions concrètes en lien avec les recommandations énoncées ». Reconnaissant que « les résultats du rapport démontrent la présence de biais systémiques ou organisationnels qui se traduisent par des disparités dans la pratique de l’interpellation policière » au Service de police de la Ville de Montréal, son directeur Sylvain Caron a annoncé ce même jour que « nous allons poursuivre notre collaboration avec les chercheurs avec la même ouverture que nous avons démontrée depuis le début de leurs travaux ».
Dans ce contexte, un nouveau mandat a été confié à la même équipe, à laquelle s’est jointe Alicia Boatswain-Kyte. Ce deuxième mandat vise à élargir la compréhension des motivations des policiers et des policières pour interpeller et à clarifier la distinction entre les différents motifs d’interpellation, ainsi qu’à évaluer l’impact de la politique d’interpellation mise en place par le SPVM à l’automne 2020. Le mandat comporte plusieurs volets exigeant une diversité d’approches méthodologiques :
Développer une meilleure compréhension de l’interpellation telle que pratiquée par les membres du SPVM et du processus de prise de décision qui la sous-tend, cela à travers la réalisation d’entrevues avec des policiers et des policières (approche qualitative).
Évaluer l’impact de la politique sur les interpellations et de la formation à son égard, cela à travers la réalisation d’entrevues avec des policiers et des policières (approche qualitative).
Développer une meilleure compréhension du contexte dans lequel se déroulent les interpellations et créer une typologie des interpellations, cela à travers la codification des sommaires et l’analyse d’un échantillon d’interpellations (approches qualitative et quantitative).
Redéployer les analyses avec les indicateurs de disparités sur les données de la période 2018-2021, en tenant compte du contexte changeant (application de la nouvelle politique d’interpellation et des nouveaux outils pour l’enregistrer) (approche quantitative).
Une autre façon de formuler ces objectifs, afin de mieux saisir leur logique sous-jacente, est de souligner deux grandes questions de recherche qui se posent à la suite de notre premier mandat et des constats qui ont été effectués. Il est crucial de saisir ces deux questions à la lumière de la problématique à laquelle le virage du SPVM répond de manière directe et explicite : dans les mots de l’alors chef de police, « la reconnaissance de l’enjeu du profilage racial », les « discriminations systémiques, lesquelles sont observables dans toutes les sphères de notre société, dans toutes les institutions et les organisations, incluant le SPVM » :
Question de recherche 1 : Quels sont les facteurs et les mécanismes à l’œuvre dans la décision d’interpeller, notamment à la lumière de l’identité racisée des personnes interpellées?
L’analyse désagrégée des divers types d’interpellation (selon le signalement et le motif) ainsi que les explications apportées par les membres du SPVM sur leur façon de concevoir et de pratiquer l’interpellation nous permettent de développer une meilleure compréhension de l’interpellation policière, à la lumière de l’identité racisée des personnes interpellées.
Question de recherche 2 : Quels sont les premiers effets du virage organisationnel du SPVM entamé en 2020, notamment à la lumière de l’identité racisée des personnes interpellées?
L’analyse des tendances statistiques avant et après le début du virage, notamment l’adoption de la nouvelle politique et la création de nouveaux outils, ainsi que l’avis sur ces changements qu’expriment les policiers et les policières nous permettent d’évaluer l’impact de la politique.
Bien évidemment, la crise pandémique déclenchée en mars 2020 a affecté profondément tant le travail policier que les conditions pour mener à terme notre mandat. En ce qui concerne les volets associés à une approche qualitative, le recours à des procédés alternatifs (par exemple, les entrevues à distance) a permis de contourner certains obstacles, mais il faut admettre que les circonstances inédites que l’on a vécu collectivement ont pu avoir des effets sur le taux et le type de participation, par exemple, au niveau du recrutement des personnes candidates à interviewer et en lien avec les restrictions sanitaires et juridiques exceptionnelles pouvant avoir influencé les perceptions et les pratiques du corps policier patrouilleur, aussi bien que les comportements des personnes auprès desquelles il intervient. Le monde en 2020 et en 2021 n’a pas été « normal », donc toute recherche effectuée durant cette période – surtout quand il est question de sonder les relations interpersonnelles et les activités de la vie quotidienne – doit être interprétée avec prudence.
À cette limitation s’ajoute la possible incidence de l’effet que l’on appelle « biais d’autosélection », amplement reconnu par la science comme une limitation inhérente à toute enquête effectuée sur la base d’une participation volontaire. On sait que généralement les personnes qui ont une opinion plus prononcée sur les questions adressées par l’enquête ou qui se sentent personnellement concernées par les enjeux abordés seront plus susceptibles de répondre à l’appel à participation. Également, les circonstances particulières de la personne peuvent influer sur sa disposition à participer, même quand l’anonymat et la confidentialité sont assurés (par exemple, en lien avec son sentiment de sécurité professionnelle ou avec son statut au sein d’une organisation). Enfin, on ne peut non plus se cacher que plusieurs membres du SPVM ont peut-être vu leur participation à cette deuxième phase de l’étude comme une occasion pour partager leurs réactions à notre rapport de 2019 (ou, plus précisément, à ses répercussions médiatiques, politiques et organisationnelles).
Il existe des méthodes pour atténuer l’impact de l’autosélection dans les études quantitatives (tels que les sondages) basées sur un échantillon de volontaires. En revanche, les enquêtes qualitatives basées sur des entrevues, n’ayant pas de prétention de représentativité statistique, s’appuient plutôt sur le principe de saturation, soit le fait d’atteindre un point où les nouvelles informations s’avèrent redondantes vis-à-vis de celles qui ont déjà été recueillies1. Le but d’une telle démarche est de capter la diversité de discours autour d’un sujet. Bien sûr, il sera possible d’identifier des perspectives plus ou moins répandues (c’est-à-dire, par exemple, la présence de quasi-consensus, d’avis majoritaires et minoritaires, etc.) qui suggèrent une forme approximative de quantification (« la plupart des personnes participantes pensent que… »; « quelques-uns sont de l’avis que… »). Bref, on obtient un portrait de la variété et, potentiellement, du poids relatif des différents courants d’opinion. Dans ce contexte, la taille de du groupe de personnes participantes à l’étude est particulièrement importante à considérer. Mentionnons à cet égard que nous avons interviewé en profondeur (pendant plus d’une heure en moyenne) un total de près de 90 membres du SPVM (70 pour la première phase et 22 pour la deuxième), un nombre qui satisfait amplement les normes habituelles pour atteindre la saturation en recherche qualitative2.
Il faut bien comprendre, cependant, que les résultats de nature qualitative présentés dans ce rapport se fondent exclusivement sur les propos des policiers et des policières qui ont librement accepté de s’exprimer. Ils ne sont pas nécessairement représentatifs de l’ensemble – il est impossible de le savoir sans un sondage aléatoire – mais il n’en demeure pas moins que ces personnes sont les membres du SPVM qui ont des positions assez définies pour se porter volontaires afin de les faire valoir, qui croient dans l’importance de la problématique et/ou qui se sentent particulièrement investies dans les enjeux au cœur de cette démarche. En ce sens, les membres qui ont voulu nous rencontrer constituent tout de même le reflet d’une composante importante de l’organisation, celle qui est activement motivée, mobilisée et engagée – peu importe si de manière favorable, mitigée ou défavorable – envers les initiatives mises sur pied par la direction du SPVM à la suite de nos recommandations de 2019.
En ce qui concerne les volets du mandat qui comportent des approches quantitatives, la principale limitation est celle que nous avons déjà signalée lors du premier mandat : la proportion inconnue d’interpellations qui ne sont pas enregistrées. En effet, nous ne savons pas (non plus que la direction du SPVM) si les fiches d’interpellation que nous analysons représentent une fraction ou une grande partie des interpellations effectuées par le SPVM. Nous ne connaissons pas non plus les raisons qui amènent les policiers et les policières à enregistrer ou non une interpellation donnée, au-delà du principe général de l’intérêt policier (en termes de collecte de renseignements et de prévention de la criminalité). Est-ce que les disparités observées dans les données reflètent des disparités générales dans la pratique d’interpellation, ou est-ce qu’il existe aussi des biais systémiques dans la décision d’enregistrer ou non les interpellations? En d’autres mots, est-ce que les personnes racisées sont plus ou moins susceptibles de se retrouver enregistrées dans le système comparativement aux personnes blanches? Il va de soi que ce chiffre, s’il nous était connu, pourrait introduire des modifications dans le calcul des indicateurs.
La publication de notre premier rapport sur les disparités raciales dans les statistiques d’interpellation (2019), l’adoption de la politique sur les interpellations (2020) et la formation suivie par les membres du SPVM (2020-2021) sont des jalons dans un processus de réévaluation et d’ajustement des pratiques policières à Montréal à l’égard des populations racisées. Durant la même période, sans avoir nécessairement un lien direct avec le contexte montréalais, plusieurs événements qui se sont produits au Québec et ailleurs en Amérique du Nord ont aussi contribué à l’amplification d’un débat public et à au déclenchement d’actions gouvernementales autour de cet enjeu3.
La politique sur les interpellations policières du SPVM a été dévoilée en juillet 2020 sous la forme d’un document explicatif et de la politique opérationnelle elle-même (un geste inhabituel, car les politiques internes du SPVM n’ont normalement pas vocation à être rendues publiques). Le Mot du Directeur qui présente le document explicatif dit de cette politique qu’il s’agit « d’abord et avant tout, d’une contribution à la lutte contre les disparités dans les interpellations policières » 4. Dès ses premières lignes, la politique énonce des principes généraux qui s’appuient sur les droits et libertés des Chartes canadienne et québécoise. Parmi ses principes d’orientation, la politique énumère les motifs de discrimination, en commençant la liste par « l’identité ethnoculturelle réelle ou perçue ».
Devant les biais systémiques que nous avons constatés dans le cadre du premier mandat, notre deuxième mandat se décline en trois grands objectifs qui découlent de la volonté de lutter contre les disparités dans les interpellations policières, ainsi formulés dans le texte explicatif de la nouvelle politique :
« Comprendre les mécanismes de prise de décision chez les policières et policiers relatifs aux interpellations;
Analyser les outils de travail mis en place en soutien à la politique;
Évaluer l’évolution des interpellations notamment à l’aide d’indicateurs développés par les chercheurs. »
Concrètement, le premier objectif vise à obtenir un portrait général du contexte dans lequel s’effectuent les interpellations, en particulier les aspects relatifs à la motivation et aux mécanismes de prise de décision en matière d’interpellation. Le motif initial de l’interpellation constitue, en effet, le nœud d’un processus décisionnel susceptible d’être affecté par des biais individuels et organisationnels. Sous cet angle, des entrevues réalisées avec 70 membres du personnel policier ont permis d’examiner les deux volets suivants :
La perspective des policiers et des policières sur l’interpellation telle que pratiquée au quotidien : son déroulement, ses objectifs et sa signification dans le cadre du travail policier.
La perspective des policiers et des policières sur les disparités qui sont ressorties dans l’analyse statistique des interpellations quand on tient compte des différents groupes ethnoculturels.
Lors des entrevues, les policiers et policières du SPVM nous ont décrit, dans un premier temps, une interpellation typique, ses circonstances les plus habituelles, les informations que l’on vise à collecter et leur utilité dans la lutte contre la délinquance. Nous leur avons également posé des questions sur les motifs qui justifient une interpellation. Les entrevues ont aussi abordé les facteurs qui peuvent expliquer les disparités et les différences dans les pratiques d’interpellation d’un quartier à l’autre. Les policiers et policières ont aussi apporté leur vue sur les relations avec les populations racisées et sur les possibles pistes de solution pour réduire les disparités.
Le tableau suivant présente, par les sous-questions qui en déclinent, une synthèse des thèmes abordés dans les 70 entrevues afin de pouvoir mieux comprendre comment la décision d’interpeller est prise par les policiers et les policières du SPVM en tenant compte que, dans les mots du document explicatif de la politique sur les interpellations, ce « sont des humains évoluant dans une société influencée par des biais systémiques omniprésents » :
Question de recherche 1 : Quels sont les facteurs et les mécanismes à l’œuvre dans la décision d’interpeller, notamment à la lumière de l’identité racisée des personnes interpellées? |
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Sous-questions |
1. Quelles sont, selon les membres du SPVM, les fonctions de l’interpellation? |
2. Quelles sont, pour les membres du SPVM, les motivations pour interpeller? |
3. Quelle est, selon les membres du SPVM, l’utilité des informations collectées par l’interpellation? |
4. Quelles sont, selon les membres du SPVM, les causes des disparités dans les interpellations? |
5. Quels sont, selon les membres du SPVM, les effets possibles des biais sur la pratique de l’interpellation? |
6. Quels sont, selon les membres du SPVM, les effets possibles du climat social actuel (allégations de profilage racial, discours médiatique sur la police, répercussions de la publication du rapport de 2019, etc.) sur la pratique de l’interpellation? |
La politique sur les interpellations a été qualifiée par le Directeur du SPVM de « contribution historique à la communauté policière du Québec », en ce qu’elle est venue combler une lacune, soit l’absence de balises explicites : « le SPVM établit aujourd’hui des balises pour prévenir toute interpellation sans fondement ou aléatoire ». Ces balises permettent d’avoir une définition commune de ce qu’est une interpellation (et ce qui ne l’est pas, notamment les « interactions sociales »), de mieux établir et décrire les circonstances qui justifient une interpellation et de « repérer les disparités d’interpellation des communautés ethnoculturelles, dites ‘racisées’ ou appartenant à des minorités visibles ou Autochtones ». La politique affirme aussi l’obligation d’informer les personnes interpellées des raisons justifiant l’interpellation et sensibilise les policiers et les policières quant aux droits des personnes interpellées.
Le « virage culturel » entrepris par l’adoption de cette politique – présentée comme le fruit d’une ample consultation à l’interne et à l’externe – inclut la création d’une équipe de coachs en interpellation, la première au Canada, qui « favorisera l’appropriation du changement incarné par cette politique », par des séances de formation dispensées à l’ensemble du personnel du SPVM et par des modifications apportées au progiciel utilisé par le SPVM pour colliger les données d’interpellation, ce qui permet de rendre compte de façon plus neutre et précise du contexte et des motifs de chaque interpellation effectuée.
Nous tâchons alors d’évaluer l’impact éventuel de ces changements organisationnels sur la pratique de l’interpellation policière, en posant cette question de recherche : quels sont les effets du virage organisationnel du SPVM entamé en 2020, notamment à la lumière de l’identité racisée des personnes interpellées? Puisqu’il s’agit d’évaluer l’impact d’un changement, il est pertinent de se donner des hypothèses que l’on pourra confirmer ou réfuter. Nous avons donc formulé quatre hypothèses à vérifier avec les données quantitatives et qualitatives à notre disposition :
La nouvelle politique et les nouveaux outils devraient avoir comme effet une tendance à la réduction dans le nombre total d’interpellations.
La nouvelle politique et les nouveaux outils devraient avoir comme effet une réduction générale dans les disparités raciales.
Le nouveau système d’enregistrement des interpellations devrait permettre de justifier par le contexte et le signalement la surreprésentation de certaines minorités racisées dans les statistiques notamment en regard des motifs liés à l’intervention.
La nouvelle politique et les nouveaux outils devraient avoir comme effet une meilleure évaluation par les policiers et les policières des risques de profilage racial dans la pratique de l’interpellation.
Plusieurs éléments énoncés dans la politique et abordés dans la formation dispensée sur cette politique informent et sensibilisent les policiers et les policières quant aux motifs inacceptables pour interpeller. Entre autres, la politique introduit la notion de « faits observables » sur lesquels toute interpellation doit reposer, excluant ainsi les interpellations fondées sur des perceptions et qui ne seraient pas justifiées par la présence d’indices objectifs. Les motifs obliques – le recours à une infraction règlementaire comme seul prétexte pour identifier une personne – sont expressément interdits. Aussi, la politique rappelle que la personne interpellée n’a aucune obligation légale de s’identifier ou de répondre aux questions du policier ou de la policière et qu’elle doit être informée de la raison de l’interpellation.
Bien que ces balises ne soient pas en soi neuves, car elles étaient censées s’appliquer avant l’adoption de la politique, il n’en demeure pas moins qu’une telle politique, ainsi que sa présentation à chaque membre du personnel policier, clarifie pour la première fois les contours d’une pratique très dépendante du jugement discrétionnaire de la part du policier ou de la policière. Par ailleurs, dans le cadre de la présentation de la politique au personnel policier, il est indiqué que le nombre d’interpellations n’est désormais plus utilisé par le SPVM comme une mesure de performance, ce qui enlève de la pression organisationnelle pour favoriser la quantité sur la qualité des renseignements collectés5. Bref, grâce à la nouvelle politique et aux nouveaux outils (séances obligatoires de formation sur l’interpellation, nouvelles modalités d’enregistrement des interpellations dans le système, équipe de coachs en interpellation, supervision accrue dans chaque PDQ de la conformité des fiches d’interpellation), les interpellations justifiées et nécessaires continueraient d’être effectuées, mais une application plus stricte des normes et des critères réduirait le nombre des interpellations sans fondement réel ou sans véritable utilité au plan du renseignement criminel.
La politique rappelle qu’« une interpellation basée sur un motif discriminatoire est sans fondement et à proscrire », ce qui va de soi. Mais la politique est bien plus ambitieuse, car elle « permettra certainement de pallier l’enjeu des biais systémiques confirmés dans les analyses précédentes [de l’équipe de recherche] ». En ce sens, selon la direction du SPVM, la nouvelle politique incarne une « nouvelle manière de travailler [qui] devrait avoir une incidence sur la pratique de l’interpellation résultant d’un biais ». Il n’est pas banal, dans ce contexte, que la formation dispensée à l’ensemble du personnel policier incluait des scénarios où l’identité racisée de la personne était un facteur dans la décision éventuelle d’interpeller ou que l’équipe des coachs en interpellation qui a été mis sur pied pour conseiller et accompagner les policiers et les policières fasse une place importante à la diversité ethnoculturelle parmi ses propres membres. En fait, il est à remarquer que le terme « ethnique » (ou ses variantes) apparait 8 fois, le mot « biais » 6 fois et la notion de sensibilisation 5 fois dans le document de la politique. Bref, même si un « virage culturel » dans l’organisation prend du temps, il serait raisonnable de s’attendre, à la suite des efforts déployés en termes de formation, d’accompagnement et de sensibilisation sur la diversité et les biais, à observer le début d’une tendance au recul dans les disparités entre la majorité blanche et les minorités racisées surreprésentées dans l’interpellation.
Par ailleurs, parce que la nouvelle politique ainsi que certains des changements apportés dans l’enregistrement des interpellations mettent l’accent sur l’explicitation des motifs à l’origine de l’intervention et de faits observables associés à ces motifs, il y a également lieu de croire que la nouvelle politique ait pour effet de sensibiliser les policiers aux possibles préjugés qui peuvent s’immiscer dans leurs décisions et leur permettre donc de mieux comprendre les mécanismes associés aux discriminations raciales.
Enfin, le nouveau système d’enregistrement introduit une nouvelle variable, soit les motifs initiaux et finaux de l’intervention. Ceci va permettre de distinguer entre diverses interpellations, selon l’objectif poursuivi par la personne policière. Par exemple, il va être possible de séparer les interpellations faites dans un objectif de relation d’aide de celles qui visent à prévenir le crime ou à produire du renseignement. Cette contextualisation des données d’interpellations va pouvoir servir à mieux expliquer et éventuellement à donner un sens nouveau aux disparités raciales observées dans le premier rapport. Le tableau suivant présente nos quatre hypothèses pour notre deuxième question de recherche, en les associant aux changements entrepris par le SPVM et aux méthodes que nous mobilisons pour les mettre à l’épreuve des données :
Question de recherche 2 : Quels sont les effets du virage organisationnel du SPVM entamé en 2020, notamment à la lumière de l’identité racisée des personnes interpellées? | ||
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Les changements | Les hypothèses | Les méthodes |
Le resserrement des balises quant aux motifs acceptables et aux principes juridiques décourage les interpellations dont le fondement n’est pas clairement justifiable. | 1. La nouvelle politique et les nouveaux outils devraient avoir comme effet une tendance à la réduction dans le nombre total d’interpellations. | Analyse des statistiques annuelles d’interpellation pour la période de 2014 à 2021. |
La sensibilisation aux biais (par la politique, la formation et les coachs) décourage les interpellations qui visent les minorités de façon disproportionnée. | 2. La nouvelle politique et les nouveaux outils devraient avoir comme effet une réduction générale dans les disparités raciales. | Calcul des indicateurs (IDCI et ISRI) pour la période de 2018 à 2021. |
Les modifications aux modalités de collecte des renseignements (signalement, motifs, faits observables) introduisent de nouvelles variables de contrôle pour raffiner l’analyse. | 3. Le nouveau système d’enregistrement des interpellations devrait permettre de justifier par le contexte et le signalement la surreprésentation de certaines minorités racisées dans les statistiques notamment en regard des motifs liés à l’intervention. | Analyses statistiques à la lumière des variables de signalement et de motif pour les années 2017 (codification des sommaires) et 2021. |
La pratique de l’interpellation (sa définition, sa justification, ses principes d’application) est expressément encadrée par le respect des droits et la non-discrimination des personnes interpellées. | 4. La nouvelle politique et les nouveaux outils devraient avoir comme effet une meilleure évaluation par les policiers et les policières des risques de profilage racial dans la pratique de l’interpellation. | Analyse des propos recueillis dans les entrevues avec les policiers et les policières (deuxième phase d’entrevues). |
Le rapport va être structuré autour de ces deux grandes questions de recherche. Plus précisément, une première section est dédiée à l’analyse d’une première vague d’entrevues dédiées à la pratique de l’interpellation et aux explications policières des disparités observées. La seconde s’attarde à l’évolution des indicateurs de suivi en matière de profilage racial entre 2014 et 2021. La troisième partie est dévolue à l’analyse des interpellations selon les motifs qui y sont associés, permettant une mise en contexte des disparités selon les types d’interpellations effectuées. Enfin, la quatrième et dernière section de résultats se penche sur les propos des policiers et policières relativement à la nouvelle politique et à la formation associée. Le rapport se clôt sur une traditionnelle conclusion suivie de recommandations.
Cette partie du rapport est dédiée à l’analyse de 70 entrevues effectuées auprès de policiers et policières du Service de police de Montréal, portant sur leur pratique d’interpellations et leurs perceptions relativement aux allégations de racisme et de profilage racial à leur encontre. Suivant une brève description des éléments méthodologiques les plus importants, les résultats ont été divisés en quatre grands thèmes qui formeront autant de sous-sections à cette partie.
Entre les mois de novembre 2020 et de février 2021, 70 entrevues semi-dirigées ont été menées auprès d’officiers de police du SPVM. Considérant le contexte pandémique, la quasi-totalité des entretiens (N=69)6 s’est déroulée à distance, par l’entremise d’une plateforme de visioconférence. Au regard de la qualité des données recueillies, ce mode de communication ne semble pas avoir affecté négativement la recherche. D’une part, parce que les problèmes techniques ont été très rares et, d’autre part, parce que les agents et agentes du SPVM semblaient motivés.es à nous parler. Les raisons de cette motivation sont multiples et tous les participants.es ne nous en ont pas forcément fait part, mais lorsque le sujet apparaissait au fil de la discussion, une part significative des personnes interviewées invoquaient le dépôt du premier rapport des chercheurs comme raison à l’origine de leur désir de nous rencontrer. Plus précisément, il s’agissait pour elles et eux de fournir aux chercheurs une contextualisation des données d’interpellations qui auraient été analysées, de leur avis, sans bien comprendre leur nature. Cette volonté de rectifier le tableau dressé dans le cadre du 1er mandat a ainsi motivé plusieurs personnes à venir témoigner de leur expérience et de leur connaissance du terrain. Une autre motivation, plus minoritaire mais néanmoins significative, concerne des agents et agentes de police qui estiment qu’il existe un problème au sein du SPVM et que l’organisation a besoin de changer en regard de son rapport aux minorités racisées. Ils et elles voyaient dans ce second mandat une occasion de faire entendre leur voix.
La participation aux entrevues était entièrement volontaire. Le SPVM a informé l’ensemble de ses employés.es de l’existence de cette recherche. Les individus intéressés à y participer pouvaient alors contacter directement l’un des chercheurs pour lui faire part de leur intérêt, et ce, sans passer par la hiérarchie (cette dernière option était par ailleurs offerte à ceux et celles qui le désiraient; elle ne fut pas utilisée).
Les entretiens étaient structurés en deux parties. La première portait sur la pratique de l’interpellation en tant que telle : sur sa définition, sur son utilité (ses fonctions), les situations dans lesquelles elle se pratique habituellement. Nous nous sommes également intéressés aux raisons qui encadrent la décision d’enregistrer ou pas l’interpellation, de manière à mieux contextualiser les données quantitatives que nous avions à notre disposition. La seconde partie, elle, était dédiée aux enjeux de discriminations raciales. Tout d’abord, nous voulions savoir ce que les policiers et les policières pensaient des résultats issus du premier rapport et comment ils et elles expliquaient les disparités observées. D’autres questions s’attardaient sur les allégations de racisme qui pèsent sur la profession policière et sur la manière dont les membres du SPVM les vivent. Enfin, nous voulions savoir comment les policiers et policières de Montréal appréhendaient la problématique du profilage racial et, plus largement, du racisme dans les pratiques policières. Les entrevues ainsi menées ont permis de recueillir les perceptions des personnes impliquées relativement à la pratique de l’interpellation et aux questions de discriminations raciales. Ces données ne sont donc pas le reflet direct des pratiques – qui, elles, n’ont pas pu être observées – mais de discours sur ces pratiques. À ce titre, l’objectif de cette partie de la recherche n’est pas de faire état de pratiques spécifiques, mais d’obtenir les représentations des agents.es de la paix relatives à celles-ci. Ainsi, si les personnes interrogées identifient une fonction à l’interpellation, cela ne signifie pas que l’interpellation a effectivement une telle fonction, mais que les policiers et les policières le pensent. Dans le même ordre d’idées, l’affirmation par l’un.e des participants.es d’une présence ou d’une absence de pratiques discriminatoires au sein du SPVM ne signifie pas qu’il y a ou qu’il n’y a pas de telles actions dans l’organisation, mais que cette personne considère qu’il y en a ou pas. Se questionner sur les représentations sociales des membres du SPVM est extrêmement pertinent, en ce qu’il permet, par l’entremise des récits qui y sont partagés, de saisir le sens qu’ils donnent aux divers éléments discutés : l’interpellation, le profilage racial, les allégations de racisme. Car c’est en partie par le biais des significations que les personnes attribuent à la réalité que les pratiques se dessinent. En d’autres termes, la manière que nous avons de faire sens du réel va influencer nos actions, et donc le réel lui-même.
Les entrevues ont été d’une durée moyenne de 70 minutes, variant de 37 à 137 minutes. Certaines ont dû être faites en deux temps, pour des raisons de disponibilité des personnes participantes. Dans un cas, le policier a demandé à refaire une partie de l’entrevue (celle qui portait sur les résultats du premier rapport) parce qu’il n’avait pas eu l’occasion de le lire et qu’il voulait pouvoir mieux répondre aux questions qui lui étaient posées. Globalement, les entrevues se sont très bien passées, le ton était cordial même lorsque des critiques étaient directement formulées à l’attention des chercheurs. Les membres de la police interrogés ont été généreux. Le seul incident notable concerne le retrait de l’une des personnes interviewées suite à la participation de l’un des membres de l’équipe de recherche à un reportage télévisé dont la teneur n’était pas très favorable à la police. Les données liées à cet individu ont donc été détruites et les analyses n’ont porté que sur 69 individus. Toujours en lien avec ce reportage, une autre personne participante a témoigné de ses réticences à participer, ayant l’impression que l’équipe de recherche manquait d’objectivité. Mais, après une courte discussion, l’entrevue a tout de même pu avoir lieu et le membre policier semblait satisfait à la fin de l’entretien.
Nous avons cherché, en accord avec les principes d’une méthodologie qualitative de nature inductive, à obtenir une plus grande diversité possible au sein de notre échantillon. Rappelons que ce qui compte dans un échantillon de type qualitatif n’est pas la représentativité statistique (par exemple, avoir la même proportion de femmes dans l’échantillon que dans l’organisation au complet), mais de recueillir tous les points de vue qui coexistent au sein du SPVM. Cela ne nous empêche pas de constater des tendances en matière de représentations et de discours, certains étant plus dominants que d’autres, même s’il faut demeurer prudent relativement à la volonté de chiffrer ces proportions7.
Les critères de diversification interne étaient les suivants : genre, ancienneté, identité ethnoculturelle et fonction au sein du SPVM. Après une première ronde d’entrevues, nous nous sommes rendu compte qu’il manquait de jeunes policiers et policières (c’était plutôt des personnes avec un certain niveau d’expérience qui se sentaient le plus à l’aise de répondre à nos questions) et nous avons fait une relance pour encourager spécifiquement les individus avec moins d’ancienneté à participer à la recherche. Pour éviter de compromettre l’anonymat des participants, nous avons décidé de ne pas présenter un tableau descriptif de l’échantillon. Notons toutefois que les participants avaient en moyenne 16 ans d’expérience dans la police (en comptant les éventuelles années passées au sein d’un autre service de police que le SPVM), que 17 policiers sur 69 (24.6%) s’identifiaient comme appartenant à des minorités visibles ou aux Premières Nations et que l’échantillon était composé de 13 femmes et 56 hommes. Du fait de la relative ancienneté des participants.es, les agents.es de poste de quartier n’étaient pas nombreux.euses (N=34), relativement à leur poids dans l’organisation, alors que les gestionnaires et les cadres (15 sergents, 7 lieutenants, 9 commandants, 1 inspecteur8) se trouvaient comparativement en grand nombre. La plupart des PDQ étaient représentés (que ce soit au travers de l’assignation actuelle ou des assignations passées), ainsi que différentes fonctions : patrouille, enquête, groupe d’intervention, escouade Éclipse, etc. La présence importance de participant.es qui s’identifient à des minorités visibles ou qui se disent membres de Premières Nations (près du quart de l’échantillon, alors qu’ils ne comptent que pour 8 à 9% des effectifs du SPVM) s’explique probablement par une sensibilité et un intérêt personnel plus aigu relativement au sujet de la recherche. Ceci n’affecte en rien la qualité de l’échantillon, en ce que, comme nous l’avons dit, ce qui importe dans une démarche qualitative, c’est d’avoir le plus de points de vue possible et non pas une représentativité statistique. À la lumière de ces informations, nous pouvons affirmer que notre échantillon est suffisamment diversifié, et ce, d’autant plus que nous avons pu effectuer un nombre relativement élevé d’entrevues. Une forte saturation des données a d’ailleurs pu être observée sur l’ensemble des dimensions analysées, et ce, même si les discours recueillis sont loin d’être homogènes.
Les entrevues menées ont été extrêmement riches et il ne sera malheureusement pas possible ici de faire le tour de l’ensemble des propos qui ont été recueillis. Nous avons préféré mettre l’emphase sur quelques dimensions qui nous semblent particulièrement pertinentes en regard des objectifs de la recherche, c’est-à-dire de mieux comprendre la pratique de l’interpellation ainsi que la représentation des enjeux de racisme dans la police. Les propos recueillis ont été analysés de façon systématique et exhaustive, en appliquant les règles de l’art en matière de recherche qualitative. Dans les prochaines pages, nous présentons des citations à des fins d’illustration, en ayant sélectionné les plus représentatives ou pertinentes pour chaque thème ou perspective que nous abordons. Les extraits inclus dans ce rapport reflètent exactement les propos des personnes interviewées, ce qui veut dire que nous avons généralement conservé les hésitations, le choix de mots et de tournures de phrase spontanées et, quand cela ne nuit pas à la compréhension, les impropriétés linguistiques. Le but est de refléter de la manière la plus fidèle possible le discours des policières et policiers rencontrés.es. Nous avons cependant introduit très ponctuellement quelques modifications mineures quand cela s’avérait nécessaire pour garantir l’anonymat de la personne interviewée, ce qui signifie d’éliminer toute information qui aurait pu permettre de l’identifier (par exemple, nous avons masculinisé toutes les citations pour empêcher l’identification du genre de la personne participante).
Toujours, dans un souci de préservation de l’anonymat des participants et participantes, nous avons également évité d’associer chaque citation à un individu en particulier (que ce soit à l’aide de quelques informations descriptives ou un simple numéro). Dans la mesure du possible, nous avons essayé de citer le plus grand nombre de personnes possible. Pour information, les 120 citations utilisées dans les pages qui suivent proviennent de 53 entrevues différentes, l’entrevue la plus citée l’étant 7 fois (c’est le cas pour 3 entrevues). La médiane est de 1 (33 entrevues citées une seule fois), la moyenne légèrement supérieure à 2.
La suite du rapport est construite comme suit. Tout d’abord, nous allons discuter de l’interpellation en tant que pratique policière, des formes qu’elle prend, des fonctions auxquelles elle répond et des contextes dans lesquels elle se réalise. La question de l’enregistrement des interpellations y est également abordée. Une deuxième section s’attarde plus spécifiquement au degré de sensibilité des interpellations aux préjugés, en discutant notamment des distinctions faites par les policiers entre profilages criminel et racial, ainsi que de la question de la suspicion qui est au cœur de la pratique d’interpellation. La troisième partie est consacrée aux questions de discriminations raciales. D’une part, il s’agit de discuter de la manière dont les policières et policiers expliquent les disparités observées dans le premier rapport et d’aborder de manière directe la représentation que les personnes interviewées se font des notions de racisme, de racisme systémique et de profilage racial. D’autre part, nous avons également voulu savoir comment les agents de police vivaient les allégations de racisme qui pèsent sur leur profession et leur organisation. Enfin, une dernière section est dédiée à des réflexions plus prospectives portant sur les actions qui pourraient être menées pour répondre aux disparités de traitement observées dans les pratiques d’interpellation.
Rappelons que l’interpellation concerne une intervention policière qui vise à recueillir de l’information et qui se caractérise par le fait qu’aucune infraction n’a été détectée en amont, signifiant que l’officier.ère de police qui interpelle ne possède pas de pouvoirs légaux permettant de contraindre la personne interpellée de répondre à ses questions. Malgré quelques imprécisions, la majorité des personnes interrogées étaient en mesure de définir de manière juste et uniforme cette pratique, une observation qui s’explique peut-être en partie par le fait qu’au moment des entretiens une part importante des policiers venaient de suivre la formation sur la nouvelle politique d’interpellation. Lorsque, dans une minorité de cas, la définition de l’interpellation proposée par l’interviewé s’écartait de ce que nous voulions étudier, nous recadrions immédiatement la discussion en expliquant ce que nous entendions par interpellation. Cela a permis de nous assurer que les personnes interrogées parlaient toutes de la même chose.
Dans cette section, nous allons nous concentrer sur trois éléments : 1) les fonctions de l’interpellation; 2) l’importance que cette pratique revêt aux yeux des policiers et policières du SPVM; 3) les enjeux associés à l’enregistrement des interpellations.
Pourquoi est-ce qu’on interpelle? Quelle est l’utilité de l’interpellation aux yeux des policiers et policières? La totalité des personnes interrogées s’entend pour dire que cette pratique est utile au travail policier, associant plusieurs fonctions à l’interpellation. Le terme « fonction » doit ici être compris dans un sens large, soit comme l’ensemble des motivations qui poussent les policiers à pratiquer l’interpellation, que celles-ci soient de nature institutionnelle, organisationnelle ou individuelle. En d’autres termes, ce qu’il nous intéressait de savoir, c’était de comprendre ce qui motive des membres des forces de l’ordre à procéder à des interpellations. Parmi les six fonctions discutées ci-après, les quatre premières sont plus étroitement liées à l’une des missions institutionnelles du SPVM alors que les deux dernières s’inscrivent dans une dynamique plus individuelle (voir la Figure 2).
L’une des fonctions de l’interpellation est de valider et/ou d’invalider des suspicions policières. En tant qu’outil de collecte d’information, elle est ainsi utilisée dans des cas où le membre du corps policier fait face à une situation qui attire son attention, quelque chose qui n’est pas à sa place, qui sort de l’ordinaire, qui pourrait cacher une activité délictuelle ou un autre problème social qui requiert son intervention.
« Je vous dirais c’est plus une personne, au niveau de l’expérience policière, c’est vraiment plus une personne où est-ce que peut-être ne peut pas fitter dans le décor. (...) Puis si c’est plus que ça là, faut que j’aille de quoi, tu sais, bien par, bien par mon flair, mais il parait que l’on peut plus utiliser ça là « flair policier », il parait que l’on n’a plus cette décence-là, mais de par mon expérience de vie, par mon expérience policière, de par ma connaissance du secteur, ça peut arriver que je suis ‘oh! oh! Il ne fitte pas dans le décor le gars, bien je peux peut-être aller le voir pour jaser avec lui’. »
Cela peut se faire dans le cadre d’activités routinières. L’un des exemples souvent mis de l’avant par les policiers serait la présence d’un individu qui marcherait la nuit dans un quartier résidentiel et qui aurait un comportement suspicieux (s’arrêter devant les maisons pour les regarder; ou regarder avec une lampe de poche à l’intérieur des voitures qu’il dépasse). Cet individu ne commet aucune infraction, mais son comportement est suffisamment suspect pour qu’un membre de la police aille s’enquérir de son identité et des raisons de sa présence sur les lieux. L’interpellation peut aussi découler d’un appel de citoyen et de l’intervention policière associée, comme en fait état la citation suivante :
« Puis la deuxième façon de faire une interpellation, ça serait carrément un appel qu’on reçoit. Le meilleur exemple qu’on reçoit souvent ça va être : vous êtes à la maison puis vous voyez qu’il y a un véhicule en avant de chez vous, puis il y a 3 individus à l’intérieur. Puis ça fait 4 heures qu’il est là, puis il est rendu 2 h du matin. Fait que là, vous appelez le 911 pour que l’on vienne voir. Mais là, nous, ça ne nous donne pas un droit ou un pouvoir particulier par rapport à ça, ça reste que c’est juste des personnes qui sont dans un véhicule. Fait que là, ça va être une interpellation qu’on va avoir... qu’on s’est comme fait forcer de faire là, parce que je ne peux pas raccrocher l’appel que le citoyen a émis un 911. Donc, je vais être obligé de faire l’interpellation quelconque. Puis ça c’est une interpellation que, comme je disais plus tôt là, je n’ai pas de pouvoir par rapport à ça, c’est juste que je m’en vais parler à la personne. »
Enfin, l’interpellation peut également être liée à une envie d’offrir son aide à quelqu’un qui semble dans le besoin. Dans ce cas, ce n’est pas la suspicion qu’un acte criminel a ou va être commis, mais plutôt la suspicion que le citoyen est dans une forme de détresse et qu’il a besoin d’aide.
« Bien, ça [l’interpellation] arrivait dans les circonstances, mettons, lors de patrouilles tu vois quelqu’un qui est sur le bord de la chaussée, qui a l’air perdu, tu sais, carrément pas savoir où est-ce qu’il est. Je vais prendre un exemple d’une personne âgée que, bien, un exemple que je me rappelle là. Une personne âgée qui est... tu voyais qu’elle n’avait pas l’air où est-ce qu’elle s’en allait puis elle avait l’air d’avoir de... être fatiguée puis tout le kit. Bien, je… on arrête. Le but, le but, je suis allé la voir, ce n’était pas de dire c’est un suspect de vol, c’était plus c’est quoi, elle fait-tu de l’Alzheimer ? Elle est-tu désorientée ? Elle est-tu perdue ? Finalement, non, c’était une personne âgée qui marchait bien normalement, elle n’était pas perdue, mais était... Au final, elle aurait pu en avoir comme j’en ai eu des cas où que finalement on a identifié que c’était une personne qui était disparue qui faisait de l’Alzheimer là. Tu sais, d’un bord ou de l’autre ...tu sais, c’est dans ce sens-là que je dis relation d’aide. C’est... des fois, tu vas une interpellation parce que le comportement de l’individu te porte à croire qu’elle a besoin d’aide. Puis, finalement, ce n’est pas le cas ou des fois ça l’est. »
Il existe donc une grande variété de contextes qui peuvent justifier une interpellation. Et comme la nature même de la pratique implique qu’on ne sait pas tout (c’est cette zone d’ombre que l’on va justement chercher à combler avec les informations que l’interpellation doit permettre de recueillir), il n’est pas possible a priori pour le policier d’être certain que son intervention soit nécessaire. De fait, et c’est tout à fait normal, un nombre non négligeable (même si difficilement quantifiable) d’interpellations s’avèrent a posteriori non nécessaire, en ce que les informations collectées invalident les suspicions à la source de l’intervention; ce qui ne signifie pas pour autant, et c’est important de le souligner, que l’interpellation n’était pas fondée et qu’elle n’aurait pas dû avoir lieu.
La légitimité d’une interpellation ne se mesure pas, aux yeux des policiers, à son résultat mais bien plutôt aux raisons qui l’ont motivée. Il s’agit donc de distinguer entre une interpellation qui ne donne pas de « résultats » (et qui malgré cela méritait aux yeux des policiers d’être effectuée) et une interpellation inutile, car fondée sur des motifs non légitimes tels que des préjugés raciaux ou exécutée sans véritables motifs. Les citations suivantes permettent d’illustrer cela :
« Une interpellation inutile c’est lorsque, pour moi puis c’est ce message que je passe à mes policiers là, c’est à partir du moment que tu n’as pas de renseignements qui appuie ta démarche. Tu n’as pas de référence légale. C’est totalement aléatoire. [...] C’est que pour moi une mauvaise interpellation c’est ça, c’est que c’est basé sur la race, l’origine ethnique, sociale et qui n’a pas de fondement légal, qui n’a pas de plus-value dans mon rôle de policier soit en prévention ou en répression. Fait que ça pour moi c’est, bien, c’est à proscrire. C’est clair là, c’est... je pense que... on ne débattra pas là-dessus, mais pour moi, pour répondre à votre question, ça c’est une mauvaise interpellation. »
« Bien, une mauvaise interpellation serait peut-être d’y aller avec un... une mauvaise intention. Je ne connais pas vraiment, bien, personne avec qui j’ai travaillé là, chercher dans ma tête là. Mais, mettons, une mauvaise interpellation pourrait être quelqu’un qui a envie d’interpeller, on va dire, des personnes noires ou d’origine autre juste à cause de leur origine... »
Ces quelques remarques permettent de mettre en lumière un possible décalage entre l’expérience policière et citoyenne lors de l’interpellation, décalage qui pourrait être source de tensions. En effet, comme une partie des suspicions policières vont forcément s’avérer « fausses », dans le sens que la suspicion est invalidée après vérification, il doit exister un certain nombre d’interpellations qui s’effectuent sur des citoyens qui n’ont rien à se reprocher. Or, si le policier connaît les raisons qui l’ont motivé à agir, ce n’est pas forcément le cas du citoyen qui pourrait dans certains cas considérer que l’interpellation qu’il vient de subir était injustifiée, nourrissant par là même un certain ressentiment en regard des forces de l’ordre.
C’est la fonction centrale de l’interpellation. La quasi-totalité des personnes interrogées affirme en effet que l’interpellation est très utile au renseignement criminel. La citation suivante explique comment elle peut servir au travail des enquêteurs.
« Bien, la démarche exacte là, on... avant on... là c’est dans M-IRIS là, c’est du système de police là. Avant on mettait ça sur des petites fiches puis il y a une civile qui rentrait ça dans le CRPQ. Puis les fiches étaient gardées puis ça, dans le fond, on marquait tout ce qui était... elle inscrivait dans le CRPQ, qui est le système des policiers... de renseignements policiers là, nos observations là, Monsieur un tel, grandeur, couleur de peau, conducteur de tel véhicule, plaque du véhicule, bien, toutes les informations... qu’il était habillé de même, tattoos, toutes ces choses-là, intercepté dans son véhicule au tel coin de rue untel. Puis, c’est ce qu’on marquait. C’était inscrit au CRPQ. Puis, nous, quand que, disons, comme j’ai... je suis un enquêteur puis, disons, exemple, il y a eu un vol qualifié dans tel secteur de la ville, bien, je peux regarder avec des données savoir entre telle heure et telle heure, tel véhicule a-t-il... quel véhicule a été enquêté. Puis je vais être capable d’avoir la liste des véhicules. Je vais être capable de dire « Bon, bien, tel policier a intercepté tel véhicule parce qu’il a fait une fiche ». Puis là, je vais être capable de dire « Ok. Bien, c’est telle personne qui conduisait ». Puis à partir de là, si, disons, les témoins m’ont donné une description de véhicule qui correspondait avec le véhicule que j’ai... que je cherchais. Que les véhicules interceptés par les policiers, bien, oui. C’est comme ça, ça fonctionne là. C’est gardé dans la centrale des polices. »
L’interpellation permet de collecter et d’enregistrer des informations sur des activités potentiellement délictuelles, de faire des liens entre des individus criminalisés, d’identifier des individus vus à proximité d’un lieu d’intérêt, et ainsi de suite. Ce faisant, elles nourrissent le renseignement criminel, ce qui permettrait de faire avancer des enquêtes ou encore d’orienter les stratégies policières, notamment en matière de lutte contre le crime organisé. Les interpellations effectuées par l’escouade Éclipse, qui comptent pour le tiers des interpellations enregistrées entre 2014 et 2017, s’inscrivent très largement dans cet objectif. Cette fonction est aussi étroitement liée à la décision de procéder ou pas à l’enregistrement, comme nous le verrons dans la section 2.2.2.3. Dans ce cadre, une bonne interpellation se définirait par sa capacité à voir l’information collectée être instrumentalisée dans le cadre d’une enquête9. Plus généralement, l’information est souvent considérée par les policiers comme étant au cœur de leur mission de lutte au crime, un renseignement de qualité étant en mesure de faire la différence, que ce soit pour résoudre des enquêtes ou pour consolider la structuration d’une preuve. « L’interpellation c’est le renseignement et le... ce qu’on apprend dans la police c’est que le renseignement c’est le nerf de la guerre dans la police. Sans le renseignement on n’est absolument rien et on ne peut pas faire de lutte à la criminalité ou quoi que ce soit ». Dès lors l’interpellation s’inscrit comme une pratique qui répond directement à l’une des missions cardinales que se donne la police, soit de lutter contre le crime et, plus particulièrement, de participer à l’arrestation de criminels.
Troisième fonction, la pratique de l’interpellation contribuerait également à la prévention du crime en produisant, selon les personnes interrogées, un effet de dissuasion sur les délinquants. À l’instar de ce qui a été observé à Repentigny10, les policiers de Montréal associent son déploiement à un message donné au milieu criminel : la police est proactive, elle est présente, et elle ne laissera pas les délinquants tranquilles. L’exemple suivant illustre bien cette logique.
« Si on n’a plus le droit de faire ça [des interpellations], c’est le sentiment de sécurité des citoyens qui va finir par écoper éventuellement. Peut-être pas, si on arrêtait aujourd’hui, peut-être pas demain matin. Mais on le voit un peu avec l’Ontario où les fusillades ont augmenté parce que les gens n’ont tout simplement plus peur de se promener avec une arme à feu là. (...) Les criminels de gangs. C’est ce qui se passe en ce moment en Ontario. Parce qu’ils n’ont pas peur de se faire prendre avec une arme à feu. Ils portent l’arme à la ceinture. Tandis qu’au Québec, comme il y a encore de l’interpellation, ces mêmes individus-là, lorsqu’ils viennent au Québec, sont plus nerveux. L’arme à feu va être dans le coffre à gant, il va être dans la sacoche de... d’une dame ou dans le coffre de la voiture. Donc, il n’y aura pas de réplique immédiate et c’est ce qu’on vit en ce moment en Ontario. Les... lorsqu’il y a des fusillades, il y a des répliques immédiates parce que les gens, comme ils n’ont pas peur de se faire interpeller, de se faire prendre avec une arme à feu et de partir... arrêter et possiblement incarcéré pour 4 ans pour la peine d’arme à feu, bien, la réplique est immédiate. »
Cet aspect de l’interpellation, surtout discuté par les personnes participantes lorsque questionnées sur les conséquences d’une éventuelle interdiction de cette pratique, sera abordé plus en profondeur dans la section 2.2.2.2. À ce stade-ci, il s’agit de souligner l’importance de l’attribution d’une telle fonction à l’interpellation, car elle induit la croyance d’une relation de cause à effet entre la pratique de l’interpellation et la sécurité publique. Ceci illustre l’attachement que les forces de l’ordre peuvent avoir envers cette pratique (associée à leur mission cardinale) et, en partie, la réaction négative que suscitent les critiques formulées à l’encontre de l’interpellation. En condamnant une pratique qui participerait à la consolidation de la sécurité de toutes et de tous, ces critiques échoueraient à comprendre la nature de leur travail et s’attaqueraient, de fait, à leur mission centrale.
Une autre fonction de l’interpellation touche à des situations non associées à la lutte au crime. En effet, selon les personnes interrogées, un certain nombre d’interpellations est effectué dans un objectif de relation d’aide, lorsqu’une personne semble en situation de vulnérabilité et en besoin de soutien. Par exemple, si un membre du corps policier croise quelqu’un qui semble désorienté, voire en détresse (quelqu’un qui se promènerait torse nu en plein hiver, par exemple), il va sans aucun doute procéder à une interpellation : il va aller s’informer auprès de cette personne de ce qu’elle fait là et savoir si elle a besoin d’aide. C’est donc bien une interpellation, en ce qu’une recherche d’information a été effectuée dans une situation où aucune infraction n’a été détectée en amont. Mais les objectifs poursuivis sont bien entendu totalement différents de ce qui a été discuté plus haut. La suspicion n’y est pas de nature criminelle, elle n’est pas ici dirigée à l’endroit de l’individu interpellé, mais se déploie plutôt en faveur de ce dernier : la personne interpellée ne semble pas avoir quoi que ce soit à se reprocher, mais elle semble avoir besoin d’aide. Répondant à la question de savoir à quoi peut servir une interpellation, plusieurs personnes interviewées soulignent que celle-ci ne se fait pas forcément dans une un but de lutte au crime mais peut également s’inscrire dans l’objectif de porter assistance à quelqu’un :
« Essayer de cerner quel genre de personne que j’ai devant moi. Est-ce qu’elle a un lien avec une infraction qui est commise ? Ou est-ce que c’est potentiellement quelqu’un, aussi, qui pourrait avoir besoin d’aide là ? Ce n’est pas tout simplement parce qu’on va y aller en répression. Ça peut être quelqu’un aussi qui a besoin d’aide parce que nous autres dans notre secteur (...). On a beaucoup de personnes qui demeurent ici qui ont des problématiques de santé mentale, qui se promènent un peu dans les rues, qui souvent devraient être à leur ressource mais qui la quitte pour différentes raisons. Et on les retrouve qui se promènent dans les rues. Donc, ce n’est pas nécessairement une problématique criminelle, mais c’est, à tout de moins, parce que la personne peut avoir besoin d’aide. Donc, ça peut être deux volets là. »
Notons que certaines de ces interpellations, même si elles ne produisent pas de renseignement criminel, peuvent donner lieu à un enregistrement en bonne et due forme dans le but de « laisser une trace » dans le système. Nous reviendrons plus en détail dans la section 2.2.2.3 sur les raisons qui poussent les policiers.ères à enregistrer des interpellations effectuées dans le but d’apporter de l’aide.
Ici, nous allons nous écarter quelque peu de la notion de « fonction » en tant que telle, en ce que nous sortons du domaine des raisons qui rattachent l’interpellation à un objectif organisationnel légitime et reconnu comme tel (arrêter des criminels, produire du renseignement, prévenir le crime, aider des personnes dans le besoin) pour entrer dans celui des motivations plus individuelles qui peuvent pousser les policiers et policières du SPVM à effectuer des interpellations. Dans ce cadre, la cinquième « fonction » de l’interpellation est de participer substantiellement à la satisfaction professionnelle et ce, principalement à titre de pratique proactive. En effet, les policiers et policières semblent apprécier cette pratique car, du fait de sa nature proactive, elle implique plusieurs compétences professionnelles : flair, intuition, capacité à détecter efficacement une situation qui requiert une intervention policière. En d’autres termes, elle permet au policier méritant d’exprimer et de démontrer ses qualités. Sans activités proactives, le policier aurait l’impression de n’être qu’un simple fonctionnaire, attendant dans sa voiture qu’un appel lui parvienne. Ses interventions seraient alors en grande partie dictées par les autres (les citoyens notamment qui appelleraient la police) et non pas par son savoir-faire, ses connaissances et aptitudes professionnelles, celles qu’il a apprises à l’école, mais également celles qu’il a développées sur le terrain. Les policiers.ères utilisent à plusieurs reprises l’analogie des pompiers pour illustrer ce point.
« Q : Est-ce que... quand on parlait d’impact de la fin des interpellations, quel serait l’impact sur les policiers ?
R : Moi, tant qu’à moi, tu es aussi bien de dire à toutes les polices là, on va faire comme les pompiers là. On va se parquer au poste là puis attendre un appel puis aller voir. »
« Puis je pense que c’est là aussi que l’interpellation prend... à un certain rôle, c’est de rappeler aux personnes que malgré notre nombre réduit on est présent, on est là. On n’est pas juste dans nos autos à attendre des appels. Puis que on n’est pas comme un pompier qui attend le feu. On va être présent. On va discuter avec les gens. Puis on enquête. On fouille. On va au-delà du minimum requis. »
En outre, lorsque l’interpellation débouche sur un résultat satisfaisant (détection d’une infraction ou collecte d’un renseignement qui servira à résoudre une enquête, par exemple), le.la policier.ière peut se targuer que sans son interpellation, un crime n’aurait pas pu être puni. L’interpellation apporte donc quelque chose d’important à la satisfaction professionnelle, et ce, d’autant plus qu’elle est étroitement liée comme nous l’avons vu plus haut à la mission la plus prestigieuse aux yeux de la police: lutter contre le crime. Cesser d’effectuer des interpellations pourraient donc, aux yeux des personnes interrogées dans le cadre de cette recherche, avoir un impact non seulement sur la sécurité publique, mais aussi sur la satisfaction que les membres du corps policier ressentent vis-à-vis de leur profession et in fine sur leur motivation à s’y impliquer.
Enfin, et dans la continuité de ce qui vient d’être dit, l’interpellation peut également être motivée par des objectifs de carrière pour les agents.es de terrain. Tout d’abord, et tout simplement parce qu’avant le dépôt du premier rapport en 2019, le nombre d’interpellations était l’un des critères de performance utilisé par les superviseurs du SPVM pour évaluer le travail des agent.e.s sur le terrain. Dès lors, faire des interpellations était associé à une bonne performance policière. Le fait que cet élément ne fasse plus partie des indicateurs de performances des policiers.ières du SPVM dénote d’ailleurs d’un changement organisationnel qui pourrait avoir des impacts concrets sur les pratiques policières sur le terrain.
Plus encore, pour beaucoup de policiers.ières interrogés.es, le fait de faire des interpellations démontre à ses supérieurs et à ses pairs que l’on est travaillant.e et qu’à l’inverse, ceux et celles qui en font peu seraient plutôt perçus.es comme une personne paresseuse (notons que ceci n’est pas partagé par l’ensemble des personnes interrogées, mais semble tout de même être un narratif dominant). « Mais c’est sûr. Selon moi, policier, tu sais, je vous avouerais, quelqu’un qui travaille l’information, le renseignement, on va parler, mettons, ceux qui font plus d’interpellations, je considère qu’ils sont travaillants ». Enfin, pour de jeunes membres de la police, en début de carrière, le fait de faire de bonnes interpellations et de produire par la même occasion du renseignement de qualité est une manière de se rendre visible auprès d’unités d’enquête et donc d’accroître ses chances d’être sélectionnés au sein de ces mêmes unités dans le cadre d’un processus d’embauche. Rapidement, les nouveaux membres de la police se « spécialisent », en intervenant de manière prépondérante sur une problématique en particulier (par exemple, les gangs de rue, le trafic de stupéfiants, la prostitution juvénile, etc.), selon leurs intérêts et les opportunités associées à la zone géographique – le poste de quartier – dans laquelle ils évoluent. Ce faisant, ils développent une expertise propre, ils participent à la production de renseignement criminel sur ces enjeux, ils se font connaître des unités spécialisées qu’ils espèrent rejoindre un jour, et ils se construisent un réseau d’informateurs dans le domaine. En d’autres termes, l’interpellation est l’une des activités sur lesquels s’appuient les policiers.ières pour construire leur carrière professionnelle. Si vous voulez travailler dans une unité qui enquête sur les stupéfiants, vous aurez beaucoup plus de chances de vous faire recruter si vous avez démontré, en partie grâce à des interpellations ciblées, que vous vous intéressez au domaine, que vous êtes travaillant.e, que vous connaissez le terrain et que vous avez déjà un réseau d’informateurs intéressant.
« [J]e vais vous expliquer une chose. Dit que les policiers, leur seul but de l’interpellation, d’accord, c’est pour que leur nom apparait parce qu’ils veulent aller à gangs de rue. Ils veulent aux stupéfiants. Ils veulent aller à moralité. Ils veulent aller dans les sections. Parce que, normalement, dans les sections, j’ai travaillé dans les sections, quand ils regardent : ‘Ah! Lui, c’est un travaillant. Lui, son nom il apparait, écoute. Il fait les fiches d’interpellation sur tout ce qui bouge, ça veut dire c’est un travaillant’. »
« Mais le policier qui interpellent beaucoup, c’est bien vu. Montrer qu’il est travaillant, qu’il a des sources, qui a beaucoup d’info. Puis, ça va, des fois, au niveau de sa carrière, lui permettre d’aller aux enquêtes, faire des fiches d’interpellation sur des gens. »
Cette liste de fonctions diversifiées témoigne du rôle significatif que joue l’interpellation aux yeux du corps policier. Les trois premières fonctions sont d’ailleurs associées à la lutte au crime, une mission qui se trouve au cœur de l’identité professionnelle des forces de l’ordre, ce qui nous donne un indice de son importance aux yeux des policiers.ières. Les deux dernières sont très intéressantes à souligner en ce qu’elles dénotent de pressions structurelles à produire des interpellations au sein du SPVM. Tout ceci nous permet de comprendre la réaction générale du corps policier aux critiques qui sont faites à l’interpellation, car ces critiques ne prennent pas en compte à leurs yeux le rôle stratégique de cette pratique à la fois sur le plan des objectifs organisationnels et sur celui des ambitions personnelles des membres des forces de l’ordre.
Enfin, et pour terminer, nous aimerions également souligner deux autres éléments en lien avec la pratique de l’interpellation, des éléments qui ont émergé de nos entrevues lorsque nous discutions de la différence entre bonne et mauvaise interpellations. Tout d’abord, un certain nombre de personnes participantes décrivent les interpellations comme positives en tant que forme d’« interaction sociale » entre la police et son quartier, une manière de connaître ce dernier. La citation suivante l’illustre bien, tout en soulignant la multiplicité des fonctions de l’interpellation :
« Bien, ce qui justifie. Mon but premier c’est de protéger la vie, protéger les biens des citoyens. Mon salaire fait en sorte que je suis payé justement pour protéger la ville dont où est-ce que je travaille. Est-ce que ça justifie ? Ça justifie, oui, ça justifie. Je vais dire je n’ai pas, je ne base pas tout le temps sur une loi pour aller parler à quelqu’un. Je vais aller parler à quelqu’un parce que mon travail fait en sorte que je suis policier. Je représente le public à un certain point. Fait que ça justifie que j’aille voir qu’est-ce qui se passe dans le secteur dont je suis payé pour patrouiller pour voir ce qui est en est. [...] Bien, une bonne interpellation, bien, inutile, je ne vois pas comment ça pourrait être inutile parce que c’est tout le temps une rencontre. Si je vous rencontre peut-être... si le mot inutile dit « elle ne sert à rien point du vue renseignements policiers » comme je vous ai expliqué, bien à va me servir à gagner la confiance de l’individu, du secteur. Fait qu’une bonne interpellation, c’est une qui est... que les deux parties comprennent ce qui font quand qu’elles interviennent ensemble. Tu sais, moi, je vous interpelle parce que vous êtes peut-être en détresse. »
Deuxièmement, beaucoup de personnes participantes affirment que le problème n’est pas forcément en lien avec la pratique de l’interpellation en tant que telle, mais plutôt à la manière de l’utiliser, à l’approche préconisée par l’agent.e de police, celle-ci devant être respectueuse et non agressive. Ainsi, la manière d’approcher une personne lors du premier contact a été plusieurs fois soulevée comme pouvant contribuer à une « mauvaise » interpellation.
« Ce que j’ai remarqué, c’est que beaucoup de policier sont habités par l’égo. Pis ça me rend triste. Je suis policier, j’ai mon armure, c’est comme si ça venait créer une barrière. Je suis policier, j’ai pas tous les droits et la personne a droit de ne pas s’identifier. Ça je l’ai vu souvent. (…) Une bonne interpellation c’est avoir un motif. Déjà d’aller vers la personne et d’avoir un motif pour l’approcher. ‘Bonjour je me présente, je m’en viens ici, j’ai des questions à vous poser, pis vous êtes libre de répondre ou non. Vous êtes pas détenu.’ Regardez je vous explique un peu qu’est ce qui se passe, pas prendre la personne par surprise. Une mauvaise interpellation c’est l’approche directe. Arriver le torse bombé et imposant : ‘hé! Qu’est-ce tu fais là!’, plus agressive si on veut. Qu’est-ce que tu fais là, comment ça t’es dans rue, il est 4h du matin. Aucun contact humain. Ben oui j’ai des circonstances, j’ai des faits et il y a un humain qui est là… Qui est en train de marcher dans la rue, qui se fait interpeller par deux policiers, lui il est tout seul, on ne sait quoi, il vit peut-être quelque chose. [...] Est-ce que les policiers gagneraient à avoir une formation comment approcher, les 30 premières secondes sont cruciales. Déjà de s’approcher avec une façon ouverte, en allant à la rencontre de l’autre versus j’ai une job à faire, je vais la faire…ça fait tout une différence. Je crois que la notion d’approche est importante. Mais quand les jeunes arrivent dans le corps police il y a toute la culture du corps de police qui embarque. Je trouvais que les jeunes avaient une approche plus ouverte tandis que les vieux avaient juste hâte que leur shift finisse. »
Si les interpellations ont plusieurs fonctions, qu’en est-il de leur importance relativement à la poursuite des missions policières? Dans un contexte où des appels à un moratoire sur les interpellations existent (à Montréal, mais également ailleurs au pays), il s’agit de se questionner sur la nécessité de l’outil en regard des objectifs que poursuit l’organisation policière. Lors des entrevues, cet enjeu était directement abordé au travers de la question suivante : « Que se passerait-il si l’on interdisait toutes les interpellations à Montréal? ».
Les réponses qui ont pu être recueillies permettent de qualifier assez précisément la place qu’occupe la pratique de l’interpellation chez les policiers et policières de Montréal. Il convient immédiatement de souligner que même ceux et celles qui n’en font pas ou peu usage, voire même qui en dénoncent l’utilisation notamment parce que ce serait la source de discriminations raciales, s’opposent à leur interdiction pure et simple. Cela étant dit, utilité n’équivaut pas à nécessité. La présente section s’intéresse donc à discuter de la manière dont les policiers se représentent les conséquences concrètes d’une potentielle fin des interpellations à Montréal.
Parce que l’interpellation est fortement corrélée à la sécurité publique dans l’esprit des membres du SPVM, sa disparition aurait forcément des conséquences sur la sécurité des citoyens.ennes. Les citations suivantes témoignent de ce discours très largement partagé dans nos entrevues.
« Bien, ça va se passer comme ce qui se passe dans les nouvelles ces temps-ci. Des coups de feu. Ça va être des attroupements. On ne connaitra plus personne. Les arrestations... les enquêtes vont... seront interminables parce que là les policiers connaîtront plus leurs gens si c’est juste sur appel. Quand j’étais enquêteur aux stupéfiants, des fois juste un surnom, bien j’étais capable... un surnom je vais dire « Mimi » c’est une dame qui vend de la drogue. Mais moi « Mimi » ça ne me dit rien. Bien, il y a un patrouilleur qui a déjà fait affaire avec « Mimi ». Puis là je dis « ah, c’est peut-être Myriam ». « Ah, ok! Elle demeure où? ». Là je suis en mesure peut-être de continuer mon enquête pour aider si quelqu’un qui est disparu, si quelqu’un est suspect. On est en mesure d’aider des gens juste par rapport à l’interpellation, les informations qui nous parviennent. Que ça soit un surnom ou que ça soit n’importe quoi là. Fait que si on n’avait plus d’interpellations, mais cette information-là, ce contact avec le public que l’on dessert sera perdu. »
L’insécurité qui résulterait de l’absence d’interpellation est ici directement liée à la détérioration du renseignement criminel (l’une des fonctions de l’interpellation, discutée plus haut). Dans la citation suivante, c’est le caractère dissuasif de l’interpellation qui est plutôt mis de l’avant.
« Le taux de criminalité grimperait et avec ça, bien, évidemment, le taux de criminalité, il y a les crimes contre la propriété puis il y a aussi contre la personne. Le crime organisé ou le crime désorganisé s’en ressentirait... puis ils sentiraient qu’ils possèdent la rue. ‘La police ne nous interpelle plus. Donc,.... on peut faire ce qu’on veut à moins qu’on se fasse pogner...’. Le sentiment de sécurité de la population dégringolerait également... il y aurait toutes sortes d’autres conséquences : moins d’arrestations, moins de comparutions à la cour, moins de procès au Palais de justice. Mais c’est clair que je n’y verrais absolument rien de positif... C’est un des grands outils de la police. »
Parmi les narratifs forts que nous avons pu collecter lors des entrevues, celui de la ville de Toronto comme exemple de ce qui arriverait (et qu’il faut impérativement éviter) si les interpellations cessaient à Montréal revient très souvent11. C’est ainsi que presque systématiquement les policiers et policières nous disent que si on arrête d’interpeller les gens, Montréal deviendra Toronto (et ce n’est pas une bonne chose)12.
« Il va y avoir un phénomène, je pense, de criminalité qui pourrait augmenter. Si l’on regarde un petit peu avec d’autres provinces, d’autres villes qui ont eu un encadrement beaucoup plus strict que Montréal, je vais prendre l’exemple de Toronto, où les interpellations ont chuté, j’ai le goût de vous dire, je pense que c’est de 90 % ou à peu près, bien le phénomène des armes à feu a pris une hausse considérable, puis on rit bien de cela, mais on dit que les policiers de Toronto sont experts pour dérouler du ruban puis faire des scènes de crime, mais ne travaillent plus en amont. »
« On l’a vu à Toronto où est-ce qu’il n’y a plus d’interpellations qui sont faites. C’est un endroit qui est, qui sont victime de plusieurs tentatives de meurtres et de meurtres avec armes à feu, c’est incroyable. Si ça arrivait à ça sur l’île de Montréal, ça ferait qu’augmenter les activités criminelles, les crimes de violence, le sentiment d’insécurité des citoyens, des commerçants. Donc c’est ça que ça ferait. »
Cela signifie deux choses. D’une part, selon les témoignages recueillis, la police de Toronto ferait plus fréquemment appel au SPVM pour obtenir certaines informations qu’auparavant, car la réduction des interpellations aurait appauvri leur propre capacité de renseignement. D’autre part, et ceci occupe une place prépondérante dans les entrevues effectuées, la diminution des interpellations aurait directement mené à une augmentation de la criminalité, et ce, tout particulièrement en ce qui concerne la criminalité violente et les fusillades13. En d’autres termes, la baisse de proactivité policière enverrait un signal aux personnes délinquantes que la police intervient moins et qu’elle surveille moins la population. Dès lors, les personnes malintentionnées se sentiraient plus libres de commettre des crimes qu’auparavant. Plus encore, les personnes délinquantes se promèneraient plus souvent armées – car assurées de ne pas être attrapées par la police – ce qui faciliterait la commission de violences par armes à feu. La citation suivante fait directement référence à ce dernier point, ainsi qu’à la dimension du renseignement.
« Ah, si on ne ferait plus d’interpellation, bien, on a juste à regarder ce qui se passe présentement à Toronto. On ne fait plus... ils ne font plus d’interpellations, donc, les personnes qui se promènent, les... il y a plusieurs jeunes qui vont se promener... ou des adultes, pas des jeunes là des adultes, aussi des jeunes vont se promener avec des armes à feu parce qu’ils se disent ‘Bien, les policiers n’ont plus le droit de nous interpeller, donc s’il ne m’interpelle pas, bien, il n’y a pas de chance qu’il me prend mon arme... qu’il sache que je vais avoir une arme à feu sur moi, donc’. Puis, présentement, ce qui arrive à Toronto, dès qu’il arrive un évènement X, le monde, mettons, des homicides, les enquêteurs des homicides appellent à Montréal pour parler aux enquêteurs ici parce qu’il n’y a plus d’informations qui rentrent. Donc, si on ne fait plus d’interpellations, bien, on n’a plus d’informations qui rentrent. »
Cela étant dit, en discutant des conséquences d’une interdiction des interpellations, une partie des policiers et policières interrogée présente un tableau plus nuancé du poids de cette pratique dans la poursuite des missions de la police. Selon certaines personnes interviewées, si indubitablement le travail de la police va être affecté par la fin des interpellations, il n’en deviendrait pas pour autant impossible. Plusieurs personnes interviewées affirment ainsi que la police a d’autres moyens que les interpellations pour produire du renseignement criminel (les informateurs notamment) et qu’ils s’arrangeraient pour les obtenir par d’autres voies.
« Si ça prend des motifs parce que là la nouvelle procédure ça prend des motifs pour interpeller. Bien, si ça prend des motifs, je n’aurais jamais les liens importants que j’avais quand je ratissais at large. Mais est-ce que ça vaut la peine de stigmatiser une population complète, puis ça fait des ravages intellectuels. Ça fait des ravages financiers, intellectuels, bon, pour avoir mon suspect ? Bien, la réponse c’est que ce n’en vaut pas la peine. Fait que, à ce moment-là, c’est pour ça je pense que, en fait j’en suis convaincu, qu’il faut donner des consignes aux policiers pour ne plus le faire. Je suis curieux de voir dans 5 ans si le renseignement va avoir baissé. Je ne crois pas. Mais le renseignement va s’être modifié, va avoir été développé d’une autre façon, peut-être en recrutant davantage d’informateurs, de collaborateurs de justice, peut-être en travaillant l’information d’une autre façon. Mais est-ce qu’il y en a trop ? Est-ce qu’il y en avait trop ? La réponse c’est oui. Définitivement, je pense que oui. Puis est-ce qu’elles étaient faites de la bonne façon ? Je ne veux pas généraliser, mais je pense que, de façon générale, elles n’étaient pas optimales. (Rires). On va dire ça comme ça. »
Quoi qu’il en soit, il s’agit de souligner la convergence très significative des propos recueillis : la fin des interpellations (ou une baisse drastique de celles-ci) ne se ferait qu’aux dépends de la sécurité publique des citoyens. Cette conviction fortement partagée chez les forces de l’ordre tend à construire un narratif qui délégitime les critiques faites à la pratique de l’interpellation, comme nous allons le voir maintenant.
Du fait de cette mise en équivalence « interpellation = sécurité », un nombre important des membres du corps policier tend à délégitimer les critiques qui sont faites à l’encontre de cette pratique, et ce, par l’entremise de deux arguments proches mais néanmoins distincts. Tout d’abord, les critiques qui associent interpellations et discriminations raciales (et donc appellent à leur limitation, voire leur interdiction) seraient contreproductives, en ce qu’elles auraient pour conséquence de vulnérabiliser encore plus les communautés dont elles sont pourtant censées prendre la défense. En effet, ces communautés se verraient forcément exposées à un accroissement des violences et de la criminalité, ce qui ne ferait qu’augmenter leur déjà significative fragilité. Ensuite, et dans la continuité de ce premier argument, les attaques visant la pratique de l’interpellation témoignent, selon les membres policiers interrogés, d’une méconnaissance profonde du métier de policier.ière et des enjeux de sécurité publique. Se prononcer contre les interpellations, c’est oublier qu’elles servent la mission de la police, c’est ne pas prendre en compte qu’elles contribuent à la sécurité de toutes et de tous, et c’est donc s’attaquer – par malveillance ou par ignorance – à l’institution elle-même.
Pour le dire de manière plus simple, les critiques envers l’interpellation ne sont pas fondées, aux yeux d’une large majorité des membres de police interrogés; une perception qui se trouve par ailleurs renforcée chez les personnes qui pensent que l’interpellation n’est pas utilisée de manière discriminatoire. La présente étude n’a pas pour objet de chercher à savoir si les policiers ont raison ou tort de voir dans les critiques faites aux interpellations depuis le dépôt du premier rapport en 2019 une erreur de jugement et/ou une ignorance des enjeux de sécurité publique par la population. Ce qu’il convient de souligner ici, c’est que cette interprétation mène à une délégitimation de ces discours, délégitimation qui conduit à son tour forcément à une impasse dans le dialogue.
L’une des questions qu’il nous intéressait d’explorer était de comprendre pourquoi et dans quel contexte une interpellation donnait lieu à un enregistrement en bonne et due forme dans le système informatique du SPVM. Nous l’avions déjà souligné dans le rapport précédent, les interpellations sont loin d’être systématiquement enregistrées par les policiers et policières. Plus encore, il nous est très difficile d’estimer le ratio interpellations effectuées/interpellations enregistrées, alors que celui-ci semble varier d’une personne à l’autre (tout comme le nombre d’interpellations effectuées en général). Certains.es policiers.ères font peu d’interpellations, mais les enregistrent très souvent, d’autres en font plus mais n’en enregistrent qu’une petite portion. Il demeure difficile, au vu des données recueillies, de brosser un portrait précis. Ce qui compte, toutefois, c’est de noter que, dans la pratique d’interpellation, il y a deux décisions très importantes qui sont prises à la discrétion du policier ou de la policière : la décision d’interpeller (ou pas) et celle d’enregistrer (ou pas) l’information recueillie lors de l’interpellation. La présente section va se pencher sur les logiques qui sous-tendent l’enregistrement d’une interpellation (pourquoi certaines sont enregistrées et pas d’autres). Sur ce point, trois éléments émergent des données et méritent d’être discutés plus en profondeur : 1) les motivations à enregistrer liées à la fonction de renseignement criminel; 2) les motivations à enregistrer dans le cadre d’une relation d’aide; et enfin 3) les impacts négatifs que l’enregistrement peut avoir sur les gens (voir la Figure 3).
La première motivation est simple : l’interpellation va être enregistrée si elle peut être utile au renseignement criminel.
« Malheureusement, nous on... moi, j’étais de ceux qui prônait d’en faire plus parce que c’est notre information en même temps. C’est ce qui nous permet de faire notre travail de policier à partir de bases de données puis qui sont très payantes, si on veut. Bien, souvent, la décision se prend en lien avec l’intervention qu’on va faire ou le but du début. Comme je vous dis, si j’étais dans un endroit où il y avait beaucoup de trafic de drogues, bien là, je suis capable de répertorier puis dire : ‘Bien, la personne je l’ai vu une fois. Je l’ai deux fois. Je l’ai vu trois fois’. »
Dès lors que le membre du corps policier pense qu’il est possible que l’information colligée puisse servir à l’avancement d’enquêtes criminelles, elle donnera lieu à un enregistrement en bonne et due forme. Bien entendu, il est impossible de prédire l’avenir avec certitude, et l’officier.ière de police ne peut pas savoir à l’avance si l’information est pertinente. Ce qu’il ou elle évalue c’est la potentialité de sa pertinence. Si l’on reprend l’exemple de l’individu qui marche la nuit dans un quartier résidentiel et a un comportement suspect, les informations sur son identité vont sans l’ombre d’un doute être partagées via l’enregistrement de son interpellation, sauf si les explications de sa présence et de son comportement vont effacer la suspicion policière. Si des incidents criminels sont signalés cette nuit dans ce quartier, cette information donnera aux enquêteurs.rices un suspect à aller interroger. Autre situation souvent présentée par les personnes interrogées : un individu criminalisé et connu des milieux policiers se trouve en compagnie de quelqu’un qu’on ne connaît pas. Le fait de réussir à obtenir l’information sur l’identité de cette deuxième personne sera considéré comme pouvant être utile. D’autres situations sont plus ambigües et la décision d’enregistrer ou pas est plus contingente au caractère des membres de la police impliqués. Il est possible toutefois que, dans le doute, le policier ou la policière préfère enregistrer une information que de ne rien colliger. On observe également que les jeunes membres des forces de l’ordre ont tendance à plus enregistrer que les policiers.ères expérimentés.es, d’une part, parce que cela participe à leur carrière, d’autre part parce que la personne expérimentée est plus en mesure de réduire l’incertitude sur l’utilité ou pas de l’information colligée lors de l’interpellation.
La seconde motivation à l’enregistrement suit une tout autre logique, s’inscrivant dans les interventions auprès des populations vulnérables, notamment les personnes en situation d’itinérance et les personnes présentant des troubles de santé mentale. Auprès des personnes vulnérables, les enregistrements servent à colliger de l’information qui peuvent être utiles aux collègues qui patrouillent et qui seraient amenés à intervenir auprès de la même personne plus tard dans la journée ou soirée. Le ou la collègue saurait ainsi que cette personne a déjà été interpellée et combien de fois, qu’elle a peut-être déjà été avertie et qu’une sanction formelle deviendrait une avenue envisageable. Ces informations servent aussi à documenter l’état psychique d’un individu et la dégradation éventuelle de ce dernier, ou son degré d’intoxication, en vue de calibrer l’intervention policière. Plus encore, selon plusieurs personnes interrogées, l’unité spécialisée EMRII encouragerait les agents.es à documenter leurs rencontres avec des personnes en situation d’itinérance ou connues pour leurs problèmes de santé mentale, et ce, dans le but de savoir où se trouvent ces personnes, ce qu’elles font, dans quel état elles sont, etc. Il y aurait un certain incitatif organisationnel à enregistrer de manière plus systématique les interpellations auprès de ces populations, mais il est difficile de déterminer avec exactitude si ces interpellations ont véritablement cette motivation, ou si elles ne dépendent pas plus d’appels citoyens. Les données quantitatives tendent plutôt à montrer que les interpellations ayant un but d’assistance sont celles qui sont le plus souvent initiées par un appel au 911 ou un signalement citoyen (55% des interpellations de ce type; voir la section 4 du présent rapport) et qu’elles reposent donc moins sur l’initiative policière. Sans remettre en cause l’incitatif organisationnel, force est de constater que celui-ci ne joue qu’un rôle limité dans ce type d’interpellation. Dit autrement, sans signalement externe, plus de la moitié de ces interpellations n’auraient probablement pas lieu.
Une interpellation dans le cadre d’une relation d’aide peut d’ailleurs donner lieu à un enregistrement, de manière à consigner des informations qui pourraient être utiles aux autres membres policiers si confrontés à la même personne. Ainsi :
« Pour donner un exemple, on a un appel dans un parc pour un homme qui est confus, on va voir le parc, en même temps sa fille arrive. On parle avec la fille, la fille nous annonce que c’est son père et son père est atteint d’Alzheimer. On s’entend que la maladie d’Alzheimer ce n’est pas une maladie, tu sais, ça ne va généralement pas s’améliorer avec le temps. Donc, le fait de garder cette information-là, si un jour monsieur est confus, il se retrouve à Laval puis qu’un policier va l’intercepter, l’interpeller sur un coin de rue parce qu’il est perdu puis il l’enquête, bien, il va voir que le monsieur est atteint d’Alzheimer. Puis on va avoir des informations sur sa fille. Le policier va pouvoir, même s’il est à Laval, appeler contacter sa fille grâce à la fiche d’interpellation qui a été faite par un patrouilleur. Donc, ce n’est pas nécessairement pour combattre le crime là, ça peut être aussi une relation d’aide. »
L’enregistrement peut aussi servir à éviter des interventions inadéquates, comme souligné dans la citation suivante :
« Tu sais, j’en ai eu un récemment. Ok. C’est vraiment une personne qui crie puis s’exprime puis ça... les gens appelaient, avaient peur parce qu’ils ne savaient pas trop s’il allait s’en prendre à eux, mais, non, il est juste comme ça. Puis il n’était pas intoxiqué. Il n’avait pas pris trop d’alcool, trop de stupéfiants. Non, non. Il est juste comme ça. Mais c’est une personne qui génère des appels. Fait que ça, ça peut être intéressant un contrôle de routine dans cette situation-là parce que, ok, on a un nom. Ça, c’est première affaire. Fait que là, tu sais, si on sait que la personne se tient dans tel secteur puis c’est pour X raisons il aurait donné son nom complet à un citoyen. Fait que là on est capable de le rentrer. Ah, ok, on sait que les dernières fois qu’il a été interpellé, il agit tout le temps de même. Il est fait comme ça, mais il n’est pas agressif, il n’est pas suicidaire, homicidaire, c’est vraiment juste sa personne. Puis ça ne nécessite pas nécessairement qu’on débarque 14 polices. »
Notons enfin que l’interpellation (et son enregistrement) effectuée dans le cadre d’une relation d’aide est souvent associée aux interventions auprès des Inuits et des Premières Nations, notamment du fait de leur prépondérance dans la population en situation d’itinérance à Montréal.
« Il y a des Autochtones en général, tu sais, souvent ces gens-là ça va être une façon pour nous de voir leur évolution. Puis c’est toujours dans le but... les Autochtones c’est, en effet, c’est quelque chose qui est très, très différent des autres choses, comme vous l’avez vu dans les règlements municipaux sont surreprésentés, évidemment. Quand qu’on observe leurs comportements c’est souvent ça qui revient là, c’est des... dans le fond c’est des écarts par rapport aux règlements municipaux. Et puis, souvent, qu’est-ce qu’on faisait avec les contrôles de routine, c’est qu’on va dire « ok, bien, telle personne (souvent c’est des Autochtones dans le cas qu’on parle) avait tel, tel comportement puis on l’a juste avisé ». Comme ça, si dans la même journée, elle recommence, bien, le policier va pouvoir voir qu’on est déjà intervenu. Voici ce qu’on a fait. Donc, le police va prendre à partir de là. Puis, souvent, aussi, ça va être ‘on l’a référé à telle ressource, on l’a amené à tel endroit’. »
Enfin, il existe également une motivation à ne pas enregistrer. En effet, plusieurs membres policiers nous ont dit que l’une des raisons pour lesquelles ils ne procèdent pas à un enregistrement concerne le fait qu’ils ne veulent pas nuire à quelqu’un qui n’a rien à se reprocher.
« Ça peut avoir des impacts négatifs, ça c’est sûr. C’est rarement des impacts positifs quand tu es fiché dans les dossiers policiers là. C’est sûr que... comment sont faites nos interpellations présentement on n’est pas capable de justifier ce qu’on pourrait marquer qui pourrait faire en sorte que, si mettons l’interpellation sort ça pourrait expliquer pourquoi on l’a faite, dans quel contexte on l’a faite. Parce que si on est obligé d’écrire à chaque... c’est un peu pour ça qu’on n’écrivait pas tout le temps des fiches d’interpellation. C’était aussi pour éviter de ficher quelqu’un qui n’a pas d’affaire à être fiché. (...). Oui ça pouvait porter préjudice aux gens. »
L’exemple qui est revenu à plusieurs reprises est le suivant : un homme d’un certain âge est assis tout seul sur un banc de parc, en face d’une aire de jeux; des événements de nature pédophile ont été signalés dernièrement et une attention particulière est portée sur ce problème; les membres policiers interpellent l’individu, lui demandant de s’identifier et d’expliquer ce qu’il fait ici; celui-ci leur répond qu’il attend son épouse et, pendant qu’ils discutent, cette dernière arrive, confirmant les propos de l’interpellé; parce que celui-ci n’a pas menti, la suspicion des policiers.ières s’évanouit et le laissent partir. Dans cette situation, les policiers.ières nous ont expliqué qu’ils et elles ne voudraient pas faire une fiche d’interpellation où des suspicions de pédophilie se retrouvent associées à un individu qui, à leurs yeux, n’a strictement rien à se reprocher, car ces traces sont là pour rester et que cela pourrait lui nuire dans une rencontre future avec la police. Une autre personne participante confirme d’ailleurs la persistance de ces traces, ayant elle-même été interrogée lors de son entretien d’embauche, sur le contexte d’une interpellation dont elle avait été la cible dans sa jeunesse. Voici un autre exemple concret de l’impact qu’une fiche d’interpellation peut avoir sur les gens :
« Bien, je peux vous donner un exemple. Une histoire qui est assez courte là. C’est un monsieur qui était parti de Toronto, il est venu donner une conférence à Montréal. Il a décidé par la... à la fin de la conférence d’aller dans un bar. Rendu au bar, il s’assoit au bar puis il y a un monsieur qui arrive puis qui l’accroche sans faire par exprès. Puis, il commence à discuter les 2 ensemble. Il y a des policiers qui rentrent à l’intérieur des bars pour faire des visites puis ils voient les hommes qui discutent ensemble. Un des hommes est... pas celui de Toronto, mais celui qui est arrivé puis qu’il l’a accroché par la suite, bien, cet homme-là s’avère à être un sympathisant des Hells. Les policiers vont voir les deux personnes. Le... puis ils les séparent. Ils discutent avec le sympathisant des Hells. Le motard il dit ‘Nenon, je ne le connais pas. Je suis arrivé. Je l’ai accroché sans faire... on a commencé à discuter. Je ne le connais pas’, puis il s’en va. Le policier discute avec le Torontois qui lui explique la même histoire : « Je suis en visite ici en voyage d’affaires. Puis j’étais en train de prendre un verre. Il est arrivé, il m’a accroché, on a discuté, mais je ne le connais pas ». Les policiers ont rédigé une fiche d’interpellation. La fiche d’interpellation ce que ça dit c’est que ‘Monsieur parlait avec monsieur, avec le motard, à l’intérieur d’un bar’, sans plus. Sans... il n’y rien d’autre. Monsieur est parti dans... chez lui et un jour il a décidé d’aller en Floride avec sa famille. Quand il est arrivé aux douanes, les douaniers l’ont enquêté et a vu que Monsieur était en relation avec un motard ou que tel jour a été vu en compagnie d’un motard. Puis il a été barré des États-Unis. Le douanier a dit ‘Bien, vous êtes en relation avec les motards. Donc, on ne vous laisse pas rentrer’. Alors que les policiers s’ils n’avaient pas fait de fiche d’interpellation puis qu’ils avaient juste ‘Ok’, analyser la situation, travailler différemment peut-être. Bien, ça ne serait jamais arrivé. Il y a plusieurs... tu as plusieurs conséquences à faire une fiche d’interpellation. Ça, s’en est une grosse, mais il y en a des minimes là. »
« En fait, qu’est-ce que ça fait ? C’est à mettons que, comme je vous dis, vous êtes accusé d’un crime, ils vont aller voir dans les années passées combien de fois vous avez été interpellé. S’ils trouvent de l’information qui est comme pertinente selon eux, à vos yeux mais pour vous ce n’est pas pertinent, ils vont l’apporter à la cour. Fait que, puis c’est public les interpellations aussi, j’avais oublié de le dire. Fait que, ils vont apporter ça à la cour pour dire comme quoi que vous avez un comportement qui est... était déjà, dans le temps, marqué. Moi, c’est comme ça que je le vois. Fait que, faut soit vraiment quelque chose d’éléments criminels pour que je fasse une fiche, que je l’envoie au serveur. Tu sais, je ne ferais pas une fiche juste pour le fun. »
Bien qu’il soit impossible à l’aune de ces données de décrire avec précision l’ampleur et la nature des dommages qui proviendraient de « mauvais » enregistrements, ce qu’il faut retenir ici, c’est que l’enregistrement de l’interpellation n’est possiblement pas sans conséquence et que ceci est reconnu par plusieurs policiers.ères. Pour le moment, tout ce que nous pouvons affirmer c’est qu’il serait important que de futures recherches s’intéressent à ce qu’il advient réellement de ces données issues de l’interpellation : combien de temps sont-elles stockées? Qui peut y accéder? Et, surtout, combien d’entre elles et de quelle manière sont-elles éventuellement exploitées? Cela permettrait de mieux chiffrer le rôle des interpellations dans la résolution d’affaires criminelles par exemple, mais pourrait également nous renseigner sur l’étendue des possibles effets délétères discutés plus haut. En attendant qu’une telle étude soit menée, nous pensons qu’il faut demeurer prudent face aux appels à enregistrer systématiquement les interpellations effectuées par les policiers.ières. À tout le moins, si une telle avenue devait être envisagée, il faudrait s’assurer que cet enregistrement se fasse sur une base de données distincte de celles qui servent à produire du renseignement criminel, une base de données qui ne serait accessible qu’à des fins administratives de gestion de la pratique de l’interpellation et de reddition de comptes.
Dans cette section, nous allons nous intéresser à la question des préjugés et plus spécifiquement nous attarder à la manière dont les préjugés peuvent jouer un rôle dans la pratique de l’interpellation. Rappelons brièvement que les préjugés sont des attitudes et des opinions générées à partir des divers stéréotypes qui parsèment notre compréhension de l’univers social qui nous entoure. Ces préjugés sont une sorte de raccourci cognitif qui permet aux individus de se constituer rapidement une attitude générale sur une situation donnée. Relevant d’une simplification de la réalité et caractérisés par leur rapidité d’exécution (ils se situent en amont du jugement), ils ont une influence sur les actions entreprises par les individus. Plus encore, parce que notre cerveau tend à privilégier les informations qui confirment nos croyances – ce que l’on nomme le biais de confirmation –, les préjugés sont souvent renforcés par leur confrontation avec la réalité : les personnes ont en effet une mémoire sélective, ayant tendance à conserver les événements où leurs préjugés se sont avérés justes et à ne pas se rappeler des erreurs commises.
Précisons d’emblée une évidence : tout le monde possède des préjugés (et notamment des préjugés de nature raciale), ce n’est en rien une « spécialité » policière, pas plus qu’il n’y a pas lieu de penser qu’il en existerait une prévalence dans cette profession. Les préjugés sont une production normale de notre cognition et présents dans l’ensemble des cerveaux humains qui peuplent cette planète. Et, autre évidence, ces préjugés ont une incidence sur nos manières d’agir, qu’on en soit conscient.e ou pas. La suite de cette section ne doit donc nullement être lue comme une charge contre une catégorie d’individus qui auraient en commun d’avoir choisi un même métier et coupables de posséder des préjugés. Par contre, la police se distingue de nombreuses autres professions par les pouvoirs qui lui sont conférés (arrestation, usage de la force, etc.), par leur position d’autorité et par l’impact que ses interventions peuvent avoir sur les individus. Dès lors, les conséquences de l’influence possible des préjugés sur leurs pratiques méritent d’être discutées de front. En partant du principe que les préjugés sont forcément présents, nous allons donc chercher à voir comment ceux-ci peuvent s’immiscer concrètement dans la pratique de l’interpellation.
Comme nous venons de le dire, il va sans dire que les policiers et policières du SPVM, comme chaque personne, ont des préjugés et que ceux-ci ont une incidence sur leurs prises de décision. D’ailleurs, la majorité des participants.es le reconnait. « On est des humains comme tout le monde puis on a des préjugés comme tout le monde parce que tout le monde a des préjugés ». Au-delà de cette constatation générale, plusieurs policiers donnent des exemples plus concrets de la manière dont certains préjugés s’expriment dans les pratiques policières, notamment en lien avec l’apparence des gens :
« Puis on donne aussi des exemples, parce qu’il y en a du monde là, des collègues là qui se font constamment intercepter par d’autres policiers à cause de ce qu’ils ont l’air et pas juste des Noirs. Tu sais, il y en a une fille, elle est blanche, elle a des tattoos partout sur les bras puis elle se fait souvent intercepter. Puis un collègue il disait « Ouais, c’est sûr, tu sais, elle a l’air d’une danseuse ». Ok, bien, tu ne peux pas intercepter quelqu’un pour ce qu’il a l’air. Intercepter quelqu’un pour ce qu’il a l’air ou quelqu’un qui disait « Bien, oui, s’il s’habille en gangster c’est sûr ». Mais de dire ça, c’est comme dire à une fille qui s’est fait agresser sexuellement : « Bien, tu as juste à ne pas porter de jupe ». Ça comme pas de sens là. Tu ne peux pas arriver avec ce raisonnement-là, plus aujourd’hui. Avant c’était accepté, mais aujourd’hui ça ne l’est plus. »
Dans ce cas, c’est l’apparence générale qui influerait sur certaines interventions policières, notamment dans la sélection des personnes à cibler. Bien entendu, les propos rapportés par la personne ci-haut sont là pour dénoncer une telle pratique, soulignant qu’elle est cependant parfois observée chez des collègues. D’autres membres de la police vont dans le même sens, arguant qu’il est possible que les préjugés raciaux jouent un rôle dans les pratiques de certaines personnes (surtout dans la décision d’intervenir ou pas). Dans ce cas, trois précisions sont habituellement apportées, de manière conjointe ou isolée : ceci se fait de manière inconsciente (les policiers.ières n’auraient pas l’intention explicite de discriminer des gens sur la base de leur identité ethnoculturelle), l’influence reste marginale (ce n’est pas le seul facteur qui influence l’intervention et ce n’est pas le plus important) et cela demeure rare. En bref, les membres policiers interrogés tendent à reconnaître que les préjugés peuvent jouer un rôle dans la pratique de l’interpellation, mais que ceci ne correspond pas au schéma dominant de l’action policière.
Cela étant dit, parmi une majorité de personnes interrogées, l’argumentaire est différent et la négation de l’influence des préjugés raciaux plus forte. Ainsi, certains individus font référence à la culture hip-hop et « gangster » qui peut attirer le regard policier et, possiblement, motiver une intervention. Les deux citations suivantes illustrent bien cet aspect.
« On s’entend qu’un contrôle de routine risque d’être fait davantage sur une personne qui semble plus criminelle qu’une personne qui ne l’est pas. Sauf que ça serait intéressant de regarder la... au niveau de la culture, de la façon que les gens fonctionnent. C’est sûr que moi si je vois quelqu’un qui circule dans la rue avec un chandail en cuir marqué Hells Angels dans le dos, je risque de faire un contrôle de routine. Vous comprenez. Ouais, ok. Ça, c’est notre criminalité blanche qui est facilement reconnaissable, sauf qu’il y a une culture par rapport au, tu sais, au rap, à la criminalité. La glorification du crime, où est-ce que c’est cool de s’habiller un peu comme le rapper qui, lui, le rapper va beaucoup être associé au crime. Beaucoup de secteurs là où est-ce que j’ai travaillé, chaque sujet qui était connu pour faire beaucoup de crimes avait son petit groupe de rap. Pas connu là on s’entend là, ils font de la petite musique sur YouTube. Mais, tu sais, avait leur groupe de rap où est-ce que nous, les policiers, on suivait beaucoup leur musique qui allait faire. Puis, tu sais, tout ça, on va les voir avec des armes à feu, faire des signes de gang de rue, puis des choses comme ça. Puis ça amène que les autres gens qui ne comprennent pas exactement qu’est-ce que eux ils glorifient, vont vouloir essayer d’y ressembler ».
« Il y a des clans qui se font semble-t-il un devoir de dire : « On m’a collé parce que je suis Noir », et c’est complètement faux parce que le monsieur Noir qui sort de l’université ou qui sort de l’épicerie avec un sac d’épicerie ou qui sort de la garderie avec son enfant ou qui sort de son lieu de travail, ne se fait pas interpeller. Est-ce que ça se peut que le jeune noir qui s’habille comme ses idoles, des gens qu’il idolise dans les vidéos de rap, se font un devoir de glorifier ce que les gens appellent le thug life et la vie criminelle. Tu sais, dans les chansons de rap, les gens qui chantent dans les chansons de rap et les vidéos ça va glorifier l’argent facile, ça va mépriser les femmes, ça va parler d’infraction criminelle et la vie d’un criminel et vont arborer toute une tenue et un code vestimentaire. […] bagues en or, certains codes, d’autres codes vestimentaires. Qu’une gang s’habille toute en bleu, tous en rouge. Et il y a des gens qui vont adopter ça comme tenue vestimentaire. Ils vont grandement apprécier le message qui est véhiculé et la culture qui vient […] et qui vont adopter ces genres d’apparences là de thug life et ces genres de discours là, les éléments de culture et des codes vestimentaires, culturels. Puis... fait que finalement il y en a qui vont s’afficher avec toutes ces images-là de thug life puis, après, sont étonnés que quand des patrouilleurs arrivent puis qu’ils recherchent des gens ayant potentiellement commis une infraction au criminel, sont étonnés puis ils vont dire : « Ey ! On me colle parce que je suis […]. ». Ça n’a rien à voir avec le fait que c’est un Noir. Ça peut-être potentiellement un petit avec, peut-être possiblement affaire avec leur affichage de la glorification d’un thug life ou d’une image de criminel qui va souvent glorifier l’argent facile par l’utilisation des armes. »
Dans ces deux citations, le déni des préjugés raciaux est plus direct : « Ça n’a rien à voir avec le fait que c’est un Noir » nous dit-on. Certes, les apparences jouent un rôle, mais ce ne sont pas les signes « distinctifs » associés à une identité racisée spécifique qui sont en cause, mais d’autres qui permettent d’associer l’individu à un groupe criminalisé (une veste avec le logo des Hells Angels, la « glorification d’un thug life »). De manière intéressante, les membres du corps policier sont clairement conscients que ceci peut mener à des « erreurs » dans l’interpellation (il y a des gens qui sans forcément être criminels se mettent à vouloir ressembler à des personnes criminelles), mais ceci ne remet pas en cause la légitimité de leur intervention : l’apparence criminelle est une justification légitime de l’interpellation selon de nombreux policiers.
La citation suivante s’inscrit dans une logique similaire, où le profilage racial est nié et des explications alternatives (et considérées comme légitimes) sont mises de l’avant pour expliquer les raisons qui sous-tendent une interpellation.
« Mais les gars qu’on interpelle au régulier, les gangs de rue et tout, savent à 100 % qu’est-ce qu’on fait. Puis ce n’est pas vrai que, en tout cas, à Montréal-Nord, je vais parler pour moi, mais c’est impossible qu’on voie quelqu’un puis parce qu’il est de race noire dans un quartier industriel tard le soir, comme qu’on le voit dans les scénarios de je ne sais pas trop, ce n’est pas vrai que c’est une interpellation dans un but criminel. De un, ça se peut qu’on n’aille même pas le voir. Il y a beaucoup d’employés de nuit qui travaillent là aussi des fois, qui travaillent... qui finissent tard le soir. Tu finis par connaître ton monde. Mais s’il démontre certains signes de stress. Quand qu’il te voit, il tourne la tête. Il fait des mouvements qui n’ont aucun sens. Là, il va attirer mon œil policier. Mais ce n’est pas la couleur de sa peau là. Vous comprenez. (...) Même que dans les vols industriels, je suspecterais plus un Blanc avec un look BS là, vous comprenez. Ça dépend de... vous comprenez ce que je veux dire. »
Les propos rapportés ici sont particulièrement intéressants en ce qu’ils relèvent une ambiguïté profonde dans la pratique d’interpellation, entre ce qui est permis, légitime, légal et ce qui ne l’est pas. Alors que le membre des forces de l’ordre commence par nier que l’identité racisée joue un rôle dans sa décision de procéder à l’interpellation (c’est bien plutôt une gestuelle suspecte qui va en être le déclencheur), il termine par invoquer une pratique qui relève indubitablement du profilage social (il va suspecter un Blanc avec un « look BS »), ce qui est contraire à la Charte. Ces discours servent à illustrer un enjeu extrêmement important, celui de la difficile distinction entre profilage légitime (criminel) et illégitime (profilages racial et social). À quel moment, est-ce que la part des préjugés dans la décision d’interpeller devient inacceptable? À quel moment, produit-elle plus de dommage qu’elle n’en prévient? Comment s’assurer que les policiers.ères partagent une vision standardisée de cette frontière entre pratiques légitimes et illégitimes dans un tel contexte, et que l’organisation soit en mesure d’y réagir efficacement quand la ligne de l’inacceptable est franchie? Ces questions sont d’autant plus complexes, qu’une partie des préjugés sont inconscients, qu’ils s’inscrivent dans des biais cognitifs implicites, et qu’à ce titre ils demeurent souvent invisibles aux yeux des gens.
Plus encore, le poids des préjugés raciaux sur les interpellations est complexifié par le fait que certains groupes racisés sont explicitement associés par une majorité des personnes interrogées à des formes particulières de criminalité. Les citations suivantes en sont l’illustration.
« Tu sais, on catégorise beaucoup les personnes, tu sais, c’est comme par exemple ou on va dire, j’ai déjà entendu ça plusieurs fois, mais comme par exemple, les Arabes c’est des fraudeurs, les Chinois sont propriétaires de dépanneurs, tu sais, des espèces de conception un peu loufoques. Mais je pense qui renforcent peut-être le racisme au sein du SPVM si je peux me permettre là. »
« Je me mets, puis là tu sais je vais parler un peu d’expérience, est-ce que je me mets, je m’assois dans un poste de quartier où je sais que la criminalité de ce temps-ci, exemple, j’ai beaucoup de vols qualifiés puis les suspects, exemple, sont de nationalité arabe. Est-ce que je vais être plus porté à interpeller les Arabes pour voir qu’est-ce qui en est, est-ce que c’est ça qui se passe dans le cheminement de leur tête, c’est peut-être ça. »
Dans le même ordre d’idées, un policier nous dit que s’il croise un homme Noir dans la vingtaine en compagnie d’une femme blanche à l’allure adolescente, se promenant tous deux dans le centre-ville de Montréal, alors il va penser qu’il fait face à une possible situation de proxénétisme juvénile et il va très probablement procéder à une interpellation. Le policier justifie cette décision par son expérience du terrain et par sa connaissance du problème. Il reconnaît également qu’il peut se tromper, mais préfère interpeller un couple innocent que de laisser passer une potentielle victime sans agir. Plus encore, le policier affirme que ceci ne constitue en rien du profilage racial, mais bien du profilage criminel. C’est pourtant bien du profilage racial, car l’identité racisée des personnes impliquées joue un rôle significatif dans sa décision d’intervenir.
Que cette association entre des groupes ethnoculturels et certaines formes spécifiques d’activités criminelles soit faite à tort ou à raison n’a que peu d’importance pour l’objet de ce rapport. Ce qui compte ici, c’est de souligner qu’en sus de préjugés implicites pouvant biaiser certaines interventions policières, les représentations sociales (nous ne sommes plus ici dans le domaine des préjugés) des forces de l’ordre s’appuient elles aussi en partie sur l’identité racisée des citoyens.ennes pour donner sens à l’univers qui les entourent. Dès lors, il se peut que certaines interventions basées en partie sur l’identité racisée de la personne ne soient pas perçues par le policier ou la policière comme une forme de discrimination raciale, mais comme une intervention tout à fait professionnelle. En d’autres termes, le fait de discriminer sur la base de l’identité racisée peut, dans certains contextes, être vu comme légitime, considéré comme une forme de profilage criminel et non racial. Or, l’un n’exclut pas l’autre. Profilages criminel et racial peuvent très bien coexister, et de fait coexistent souvent de manière si imbriquée qu’il devient très difficile pour le policier ou la policière de les distinguer l’un de l’autre.
Ces remarques nous amènent à nous questionner sur la possibilité même d’être en mesure de séparer ces deux types de profilages, ce qui signifie que tant que l’on en conservera un, l’autre persistera. Elles nous amènent également à nous interroger sur leur efficacité en termes de valeur prédictive. En effet, dans quelle mesure du profilage basé en partie sur les habitudes vestimentaires des individus est-il efficace ? À quel moment, les injustices qu’une telle pratique produit dépassent les éventuelles retombées en matière de lutte au crime ?
L’ensemble de ces exemples nous amènent à un élément essentiel pour comprendre la pratique de l’interpellation : la construction de la suspicion. Qu’est-ce qui fait qu’une situation, qu’un individu ou qu’un groupe d’individus paraissent suspects aux yeux des policiers? Quels sont les éléments qui vont participer à attirer le regard d’un membre des forces de l’ordre? Les policiers.ères interrogés.es disent généralement que la décision d’interpeller se construit sur un ensemble de faits, un faisceau d’éléments. La suspicion se construirait par un empilement d’éléments qui, mis ensemble, vont justifier l’interpellation : une situation inhabituelle, une personne qui n’est pas « à sa place », un comportement hors norme, des renseignements criminels qui mettent de l’avant une problématique précise, un regard fuyant, un changement abrupt de direction dès que la présence policière est détectée, des vêtements associés à des comportements potentiellement criminels, la présence en des lieux fréquentés par des personnes criminalisées, les flyers lus au début de son quart de travail, une description de suspect correspondante, etc. La liste des éléments participant à la décision d’interpeller dont les membres de la police nous ont parlé est très longue.
Parmi tous ces éléments, il y en a un qui demeure très intangible, difficile à définir, et c’est le flair policier. En effet, les policiers affirment qu’au cours de leur carrière, ils vont développer un flair, une intuition pour identifier les situations potentiellement criminelles des autres. Ce flair s’apprend tout d’abord sur les bancs de l’école, mais il va s’affiner, s’améliorer au contact du terrain et au gré des expériences. Cette intuition est difficile à expliquer à la personne non initiée, et elle ferait voir la réalité de manière différente : une situation qui peut paraître anodine aux yeux de n’importe quel quidam représentera peut-être, pour le policier ou la policière qui a de l’expérience, une activité criminelle. Plus encore, cette intuition est associée à une forme de professionnalisme : plus ton intuition est aiguisée, meilleures tes interventions vont être. Ainsi, les bons policiers et les bonnes policières sont souvent comparés.es à des chasseurs (qui identifient clairement leur cible avant d’agir), alors que d’autres, démontrant moins de professionnalisme, seraient des pêcheurs. « Aller à la pêche », signifie d’interpeller un peu au hasard un grand nombre de personnes dans l’espoir d’identifier des personnes d’intérêts dans le tas, de lancer son filet en espérant attraper quelques poissons. L’existence d’une telle pratique au sein du SPVM est confirmée par les policiers interrogés, tout en étant considérée assez unanimement comme non désirée et non professionnelle.
« Moi ce qu’un boss nous avait déjà dit ‘soyez des chasseurs et non des pêcheurs’. Dans le fond c’est ne pas aller à la pêche, ne pas aller à la pêche. Ça prend des motifs, une raison valable puis il faut que tu sois capable de l’expliquer, mais de l’expliquer avec des faits, avec la loi, avec le pourquoi que tu l’as fait. Parce que sinon c’est arrivé trop souvent d’essayer d’enquêter quelqu’un dans le passé puis que tu n’as pas les motifs puis que ça fini que tu te roules avec, bien tu te bats avec puis au bout de la ligne l’intervention de départ n’était pas justifiée. »
Cela étant dit, pour être un bon chasseur, il faut viser, cibler efficacement et, pour ce faire, il faut avoir recours en partie à son flair. Plus ce dernier est affuté, meilleur la « chasse » va être. Or, cette intuition, de par son caractère intangible, est forcément sensible aux préjugés et aux biais implicites.
Élargissons quelque peu la réflexion. La littérature met de l’avant trois éléments pour décrire les situations où les préjugés ont le plus de chances d’avoir un impact sur les actions des gens (de se réaliser dans leurs pratiques). Ce sont des situations caractérisées par 1) une forte autonomie (on a le choix d’agir ou pas, mais aussi le choix sur la manière d’agir); 2) une grande ambiguïté; et 3) il y a urgence d’agir. Si la 3e caractéristique ne semble pas correspondre au contexte habituel d’une interpellation policière (elles sont rarement effectuées dans l’urgence, dans le cadre d’une nécessité immédiate de prendre action, comme d’autres pratiques policières telles que l’usage de la force par exemple), les deux premières y sont généralement associées. L’interpellation n’étant pas initiée suite à l’observation claire d’une infraction, elle est caractérisée par un certain niveau d’ambiguïté et c’est même l’un de ses traits fondamentaux : on n’est jamais sûr.e à l’avance que l’interpellation qui va être effectuée va donner un résultat concret pour le travail de la police. Ensuite, comme aucune infraction n’est détectée en amont, le degré de discrétion existant dans le contexte d’une interpellation est fort élevé (pratiquement aucune interpellation ne doit absolument être effectuée). C’est pourquoi nous pensons que les pratiques policières proactives, telle que l’interpellation, ont une sensibilité naturelle aux préjugés. Nous ne prétendons nullement que toutes les interpellations policières sont forcément dirigées exclusivement par des préjugés raciaux, bien au contraire. Par contre, les données collectées ici, en accord avec la littérature sur la question, permettent de démontrer que les pratiques policières proactives, basées sur une forme de prédiction, sont naturellement sensibles aux biais, et que ces derniers jouent forcément un rôle dans la construction de la suspicion, dans la prédiction qu’une situation mérite une intervention.
L’idée ici n’est pas de dire que, du fait de cette sensibilité, toutes les interpellations devraient être interdites. En revanche, c’est un argument en faveur d’un meilleur encadrement et d’une limitation de ce type de pratiques. En effet, on peut agir de deux manières sur les problèmes de discrimination : d’une part, on peut chercher à réduire l’influence des préjugés dans les pratiques (encadrement), de l’autre, on peut tout simplement réduire le volume des pratiques qui produisent des discriminations (limitation). Le premier élément, l’encadrement, semble avoir été en partie effectué par l’entremise de la nouvelle politique d’interpellation, notamment au travers de l’obligation qu’elle instaure d’inscrire les motifs initiaux et finaux de l’interpellation, ainsi que d’écrire les faits observables qui l’ont justifiée. Est-ce que ceci sera suffisant? Est-ce que cela permettra de réduire les discriminations raciales liées à cette pratique? La 2e phase du présent mandat aura pour objectif de répondre à ces questions. Quant à l’enjeu de limitation des interpellations, les actions entreprises par le SPVM sont moins claires. D’un côté, l’organisation a éliminé l’un des incitatifs à produire un certain volume d’interpellations, soit celle de considérer celui-ci comme un critère de performance des policiers. Ceci pourrait contribuer à une diminution des pratiques d’interpellations dans l’organisation (et donc à une limitation de l’impact des discriminations qui y sont associées). De l’autre, elle fait face à un discours fort qui lie interpellations et sécurité publique (tel que discuté dans la section 2.2.1). Ce narratif s’oppose à la réduction des interpellations, au nom de la lutte au crime et de la sécurité des citoyens, le premier ayant forcément un effet néfaste sur le second. Ce qu’il convient de souligner ici, c’est l’existence de logiques et des formes de raisonnement largement ancrées dans le corps policier qui peuvent constituer des barrières importantes en matière de changement et de réforme des pratiques (voir Figure 4).
La seconde partie des entrevues était entièrement dédiée aux questions de discriminations raciales et de profilage racial. Nous avons ainsi questionné les policiers et policières du SPVM quant à leurs perceptions des allégations de racisme qui pèsent sur la profession policière, à savoir tout d’abord si selon eux ces allégations sont fondées, mais également en vue de saisir les impacts que ces allégations ont sur eux, sur leur pratique professionnelle et sur un plan plus personnel. Nous avons aussi discuté des résultats du premier rapport, notamment des disparités qui y ont été observées, pour connaître leurs propres explications quant à ces dernières.
Au travers de ces discussions, nous avons retrouvé certains résultats déjà observés dans le cadre d’une recherche similaire menée au sein du Service de police de la Ville de Repentigny14, notamment un rejet fort des accusations de racisme, ainsi qu’une compréhension relativement étroite de certains termes en jeu. Toutefois, à l’inverse de ce qui a été observé à Repentigny, les résultats recueillis à Montréal sont moins homogènes, conséquence probable d’une organisation à la composition elle-même plus diversifiée. Ainsi, si l’affirmation d’une absence de racisme dans la police et dans ses pratiques reste largement majoritaire, elle n’est pas unanime et une minorité de policiers et policières interrogés.es reconnaissent au contraire l’existence d’un problème de discrimination raciale au sein de l’organisation. De fait, sur les enjeux de racisme et de profilage racial, on peut grossièrement séparer les données en deux groupes : ceux et celles qui pensent qu’il n’y en a pas (ou pas plus que dans la population générale), groupe qui représente environ 85% des personnes interrogées; et ceux et celles qui au contraire pensent que le problème de racisme dans la profession policière est significatif et doit donner lieu à des réformes en profondeur, un groupe minoritaire, représentant 15% des personnes interrogées dans le cadre de cette recherche. Ces pourcentages ne doivent pas être pris comme étant forcément représentatifs de l’organisation dans son ensemble, mais ils permettent de distinguer entre deux manières très différentes de donner sens aux accusations de racisme qui ont été émises envers la profession suite à la mort de George Floyd, du mouvement Black Lives Matter et, dans une moindre mesure, de la publication du premier rapport. Nous pouvons également affirmer que l’une de ses positions est clairement majoritaire et que l’autre est largement minoritaire.
La très forte polarisation des points de vue qui va être présentée ci-dessous peut surprendre. Elle pourrait faire penser que les voix de ceux et celles qui possèdent une position plus « nuancée » ou intermédiaire n’ont pas réussi à se faire entendre des chercheurs. Deux hypothèses peuvent être formulées à cet effet. Tout d’abord, on pourrait penser que les propos les moins extrêmes n’ont pas été retenus par les membres de l’équipe de recherche eux-mêmes. En effet, en recherche qualitative, il arrive que le regard soit attiré vers les discours les plus tranchés, ceux qui permettent plus aisément de diviser et de classifier les données qu’il ou elle traite, minorant par le fait même des positions plus nuancées (et de fait plus complexes à analyser et à comparer au reste). Si cette critique est tout à fait valide en tant que telle, elle ne s’applique toutefois pas à la présente étude, alors que les positions que l’on pourrait qualifier d’« intermédiaires » sont pratiquement inexistantes. C’est d’ailleurs un résultat en soi : l’une des choses qui caractérisent les discours des membres du corps policier sur les questions de discriminations raciales dans les pratiques policières, c’est qu’ils sont profondément divisés, défendant des positions très éloignées les unes des autres et difficilement réconciliables. La seconde hypothèse ne toucherait pas à un biais des membres de l’équipe de recherche dans leur analyse, mais plutôt à un biais lié au mode de recrutement des personnes participantes. On peut en effet penser que ce sont les personnes qui avaient les opinions les plus tranchées qui ont été les plus motivées à répondre positivement au message de sollicitation qui a été envoyé à tous les membres policiers. À l’inverse, les personnes moins « sûres » de leur opinion ont pu se sentir moins à l’aise de partager leur point de vue. Un tel biais de sélection est tout à fait possible et il doit sérieusement être pris en considération. Cela étant dit, trois éléments permettent de minorer cette critique : 1) la taille de notre échantillon; 2) la diversité de notre échantillon et 3) la nature du sujet traité. Tout d’abord, parce que 69 entrevues semi-structurées d’une durée moyenne de 1h10 est un nombre plus qu’appréciable en recherche qualitative, largement au-dessus des exigences en la matière. Ensuite, parce que les personnes rencontrées représentent une belle diversité de fonctions, d’âge, de genre et de parcours professionnel. Il est vrai toutefois que les personnes qui ne s’identifient pas à la majorité blanche étaient quelque peu plus représentées que leur poids relatif au SPVM (24,6% des policiers interrogés, alors qu’ils ne représentent que 8 à 9% des effectifs totaux), ce qui peut s’expliquer par le fait que le sujet de la recherche les interpellaient plus (sans mauvais jeux de mots). Nous avons également observé une prépondérance de policiers et policières d’expérience parmi les participants et les participantes. Mais cela ne veut pas dire que tous les points ne se sont pas exprimés et, répétons-le, l’échantillon au regard des exigences méthodologiques en matière de recherche qualitative demeure très solide, les règles de la représentativité ne s’appliquant pas de la même manière qu’en recherche quantitative. Enfin, la dernière raison pour laquelle nous pensons que la polarisation des points de vue qui s’est exprimée dans les entretiens est un bon reflet de la réalité, c’est que cette polarisation s’exprime largement dans l’espace public, et à l’extérieur du milieu policier. Que l’on pense au débat sur la reconnaissance du racisme systémique, ou les discussions entourant la récente décision du juge Yergeau sur l’inconstitutionnalité de l’article 636 du code de la sécurité routière15, les questions de profilage racial donnent généralement lieu à des réactions très polarisées, et les positions que l’on pourrait qualifier d’intermédiaires se font plutôt rares, à l’instar finalement de ce que nous avons trouvé dans cette recherche.
C’est pourquoi nous pensons que la polarisation des points de vue qui va être présentée dans les pages suivantes n’est pas le reflet de notre démarche méthodologique et analytique, mais bien celle des discours policiers au sein du SPVM. Précisons cependant que ces deux groupes partagent plusieurs points de vue et opinions, surtout relativement à la pratique de l’interpellation (à son importance, son rôle, etc.), mais qu’en ce qui concerne les enjeux de racisme, ils divergent très fortement. Dans la suite de cette section, nous allons essayer de faire honneur à cette diversité de points de vue.
Comme nous venons de le dire, une grande majorité de policiers et policières interrogé.es nient de manière véhémente l’existence d’un problème particulier de discrimination raciale dans la police. Par « particulier », nous entendons que la plupart des personnes reconnaissent qu’il se peut que certains membres de leur organisation soient racistes, mais pas plus que dans la population générale et que, à ce titre, il n’y a pas lieu de pointer la profession policière plutôt qu’une autre lorsqu’il s’agit de parler de racisme. Questionnés quant à savoir s’ils avaient déjà été témoin d’un comportement raciste de la part d’un ou d’une collègue, la majorité des répondants nous ont également répondu par la négative. Globalement, on peut donc affirmer qu’il existe au sein du SPVM un rejet des accusations de racisme à l’encontre de la police : les personnes qui affirment qu’il y aurait un problème de racisme dans la police se trompent (volontairement ou pas). Attardons-nous maintenant aux logiques qui sous-tendent cette position majoritaire.
La négation d’un problème de racisme dans la police par la majorité des personnes interrogées s’explique de diverses manières. Tout d’abord, et avant tout, elle est le résultat d’une définition étroite de la manière dont s’exprimeraient le racisme et le profilage racial. En effet, pour une large majorité des policiers.ères, le racisme est intrinsèquement lié à une intention explicite : est raciste, l’individu qui a l’intention de discriminer des personnes sur la base de leur identité ethnoculturelle. Plus encore, pour qu’une telle volonté existe, il faudrait que les membres du personnel policier partagent des valeurs ouvertement racistes. En définissant le racisme de manière aussi étroite, en le liant exclusivement à une intention explicite de discriminer, la conséquence première qui en découle est de nier son existence au sein des forces de l’ordre. En effet, les membres des forces de l’ordre interrogés ne cautionnent pas les idéologies ouvertement racistes, pas plus que les collègues qu’ils côtoient et connaissent bien. L’accusation les blesse d’autant plus qu’ils sont profondément convaincus qu’ils mettraient leur vie en danger pour aider des personnes dans le besoin, et ce quelle que soit l’identité de ces personnes. À l’instar de ce qui a été observé à Repentigny, ce que les policiers.ères nient, c’est l’intention raciste qui, selon elles et eux, est forcément liée au racisme. Les citations qui suivent montrent bien le lien qui est fait entre les accusations de racisme et la présence d’une intention, et comment ce lien conduit les policiers.ères à conclure que ces accusations ne sont pas fondées :
« Est-ce que qu’il y en a qui travaillent mal... Je vous dirais que dans certains cas, comme dans n’importe quel milieu, sûrement. Mais de là à dire que volontairement on va aller cibler une personne parce qu’elle est arabe ou est noire, ça on dirait que j’ai de la misère un petit peu à y croire. »
« Parce que personnellement, je ne pense..., tu sais, c’est mon opinion personnelle, mais selon ce que j’ai constaté moi, puis selon le travail que je fais, on n’interpelle pas plus un Noir parce qu’il est noir, entre vous et moi, je n’ai jamais vu ça quelqu’un qui dit ‘ah lui, il est noir, on va aller l’interpeller’ versus l’autre à côté il est blanc, on n’ira pas. C’est quelque chose que je n’ai jamais vu, donc. C’est ce que je trouve curieux dans cette étude-là, c’est que ça ressort ça, ça fait croire à la population une chose qui est en fait ne reflète pas du tout la réalité du terrain. »
Dans le même ordre d’idées, la citation suivante souligne que si des comportements problématiques ont pu exister au sein du SPVM, c’est chose du passé et qu’aujourd’hui les actes racistes ne sont plus tolérés. Ce narratif de l’évolution de la culture professionnelle du SPVM, en parallèle de l’évolution de la société, sur les enjeux de racisme est assez largement partagé, et ce, même chez les personnes qui pensent que malgré tout, il reste du travail à faire pour changer leur organisation (et dont le point de vue sera discuté dans la section 2.4.1.2).
« C’est sûr qu’on est quand même en 2020 là, puis les policiers qui travaillent en 2020, je veux dire, je pense qu’avant il y avait sûrement peut-être un certain, un certain biais dans ce sens-là. Mais je pense qu’aujourd’hui la majorité des policiers qui travaillent ne sont pas racistes, sont très ouverts aux différences. Puis je le constate moi-même dans mon environnement de travail, je veux dire, un policier qui est complètement raciste puis qui va agir différemment selon la couleur de la peau, bien je pense qu’il ne va pas être bien vu. Puis je pense qu’il va être simplement un peu mis de côté par ses collègues, parce que c’est, c’est, c’est..., je pense que ce n’est plus comme avant. Je pense qu’aujourd’hui, le policier moyen est ouvert d’esprit puis il n’est pas porté à agir différemment si la personne est noire, je pense qu’on est rendu complètement, complètement ailleurs là aujourd’hui. »
Nous observons une dynamique semblable quand il s’agit de parler de profilage racial ou de racisme systémique. Le premier est souvent défini par les participants.es comme étant une intervention exclusivement motivée par des considérations raciales (j’interviens auprès de cette personne parce que et uniquement parce qu’elle n’est pas blanche). Or, ceci n’est qu’une forme – extrême – de profilage racial, qui plus souvent qu’autrement s’actualise dans des pratiques où l’identité racisée de la personne visée par l’intervention n’est qu’un élément parmi d’autres à la source de l’action policière et de la forme que va prendre cette dernière. La seconde notion, le racisme systémique, est souvent réduite à l’existence d’un système explicitement mis en place pour discriminer certains groupes racisés, comme si la direction du SPVM avait mis en branle un plan secret visant à discriminer certaines minorités visibles et que les disparités observées dans le premier rapport seraient le résultat de ce plan, et donc d’une volonté explicite de l’organisation de cibler les communautés noires, arabes et autochtones de Montréal.
Notons que ce rejet des allégations de racisme s’accompagne toutefois d’une reconnaissance, par une partie des membres des forces de l’ordre, de la présence de préjugés qui pourraient parfois affecter leur intervention, des biais implicites qui joueraient un rôle par moment dans leur pratique (et qui expliqueraient peut-être en partie les résultats trouvés dans le premier rapport). Mais la seule présence de biais inconscients et de préjugés n’est pas définie comme du racisme et ne justifierait en rien les accusations qui pèsent sur leur profession. Les citations suivantes en témoignent :
« Puis, je le sais que la très, très, très grande majorité de nos policiers à Montréal ne sont pas racistes et ne font pas volontairement, j’insiste sur le mot volontairement, du racisme dans leur... systémique, tu sais. Ils ne font pas de racisme ciblé dans leur intervention. Est-ce que de par la culture, leur background, leur... est-ce que comment ils ont grandi, comment ils ont été élevés, est-ce qu’il peut y avoir des biais dans leur tête ? Peut-être. »
« Ce n’est pas pour dire qu’il n’y a jamais eu d’actes racistes, qui ne va jamais en avoir puis qui ne va jamais avoir de policiers racistes, puis qui ne va jamais avoir de racisme. Ce n’est pas le cas. Oui, il... je peux comprendre des personnes qui peuvent comprendre « Bien, là... », ils peuvent faire des liens poches de dire « Mais pas parce qu’il... parce qu’il est Noir c’est un... il est plus susceptible... ». Je peux le comprendre, dans le sens que c’est un mauvais préjugé. Il faut travailler là-dessus. Puis il y a une volonté à l’interne où que les personnes qui pensent ça, bien, qui pensent autrement. On ne veut pas ça. Mais, moi, je peux vous dire que mes observations de l’interne... je vois des policiers qui ne sont pas bons. Je vois des paresseux. Je vois des travaillants. Je vois des très bons. Mais des racistes, des personnes qui disent « Bien, moi, je vais coller un Noir parce que c’est un Noir. Je vais coller un Arabe parce que c’est un Arabe », je n’en vois pas ça. »
« Bien, qu’il y a des préjugés, ça, c’est sûr là. C’est sûr qu’il y en a partout puis c’est sûr que quelque part, peut-être quelque part, tu sais, je veux dire, je ne suis pas dans toutes les interpellations de tous les policiers là, je ne suis pas là. Mais est-ce qu’il y en a ? Probablement. Est-ce que... mais est-ce que... moi, c’est à quel point c’est devenu généralisé là ? (...) Moi, c’est ça qui me fait capoter. (...) C’est comment les médias nous bash puis comment les... la population bash que les policiers sont tous racistes, ce n’est pas vrai. Ça, c’est de la pure merde. Excusez-moi. »
Ce que ces dernières citations mettent de l’avant, c’est une posture qui à la fois reconnaît qu’il existe des « problèmes », des choses sur lesquelles l’organisation doit travailler, notamment en matière de préjugés et de leur influence sur certaines interventions policières, tout en rejetant les accusations de racisme, ces dernières étant associées – comme pour l’ensemble des personnes qui partagent la position majoritaire – à une intention explicite. En d’autres termes, l’on peut dire que les personnes interrogées qui s’inscrivent dans la position majoritaire de rejet des allégations de racisme peuvent être séparées en deux groupes : celles et ceux qui considèrent que l’organisation n’a pas besoin de changer ses pratiques, et celles et ceux qui pensent que même s’il n’y a pas de « racisme » au SPVM, il y a des éléments sur lesquels des améliorations possibles, comme travailler à réduire l’influence des préjugés sur les pratiques. Nous reviendrons plus en profondeur dans la section 2.4.2 sur ces enjeux définitionnels, et sur les conséquences du cadrage étroit opéré par une majorité de policiers et de policières autour de ces notions. Pour le moment, il suffit de souligner que l’effet premier de l’association entre accusations de racisme et intention explicite est la délégitimation de ces accusations qui ne reflèteraient en rien la réalité des policiers et policières sur le terrain.
Cette délégitimation est en outre exacerbée par des expériences individuelles de fausses allégations. En effet, la presque totalité des personnes interrogées nous ont fait part d’interventions qui bien que clairement motivées par des facteurs objectifs et non discriminatoires (par exemple, un excès de vitesse, ou un feu rouge non respecté) ont tout de même débouché sur des accusations de profilage racial (« tu m’arrêtes, parce que je suis Noir »).
« Parce que, moi, personnellement, c’est arrivé souvent que je me suis fait sortir la ligne du ‘C’est parce que je suis Noir’. (...) Alors que des fois la personne passe sur le stop tellement vite que je n’ai même pas eu le temps de voir c’était quoi qui conduisait là. C’est un gars, c’est une fille, c’est un Blanc, un Asiatique, un Noir, je ne le sais pas. Puis quand tu arrives tu lui demande ses papiers ‘Ah, c’est ça. Tu me colle parce que je suis Noir’. Fait qu’on dirait que des fois il y a certaines... il y a des communautés, bien même, ouin, il y a des communautés, mais je dirais dépendamment de la tranche d’âge, qui soit vont essayer de jouer cette carte-là pour intimider ou rendre le policier mal à l’aise puis qui va se sauver d’un billet ou qu’il le croit vraiment. Mais moi je le sais pertinemment que quand je vais coller quelqu’un, quand j’intercepte quelqu’un je m’en fous bien de quelle couleur qu’il est en dedans là. Moi, c’est qu’est-ce qu’il a fait. Souvent, je ne le sais même pas c’est qui. Je regarde l’auto. Je regarde si l’auto freine ou pas sur sa rouge ou s’il est stationné... immobilisé dans un endroit qui n’a pas le droit, des choses comme ça. »
Ces expériences largement partagées renforcent la perception générale d’invalidité des discours qui attribuent une nature discriminatoire aux pratiques policières. En d’autres termes, non seulement l’officier de police sait qu’il n’a pas de valeurs racistes, ni d’intention de discriminer (pas plus que ses collègues d’ailleurs), mais il s’est déjà fait faussement accuser dans son quotidien. Ceci participe à accroître la perception des policiers et policières que ces allégations n’ont pas de fondement.
La citation suivante résume bien l’ensemble des propos rapportés jusqu’ici dans cette section :
« Mais, mais mon questionnement c’est, comme je comprends cette statistique-là [les disparités observées dans le premier rapport], mais moi pour être sur le terrain je ne la vis pas cette statistique-là. Comme je n’ai jamais vu dans, comme dans ma carrière quelqu’un qui dit ‘on va interpeller lui parce que mettons il est Arabe ou on va aller lui parce que lui est Noir’. Ça, souvent les gens... souvent m’est arrivé que quelqu’un me dise tu m’arrêtes parce que je suis Noir. Mais souvent la vérité, en collant une auto, tu ne vois même pas si c’est un homme ou une femme ou la couleur de la peau. C’est complètement une excuse qui est bidon. Mais je peux comprendre que, mettons, souvent ce n’est pas nécessairement la couleur de peau, mais peut-être que ce que la personne représente, je ne pourrais pas dire, ou le quartier ou toutes ces choses-là. Mais moi je sais que, mettons, même avec les personnes que j’ai travaillées dans ma carrière je n’ai jamais entendu quelqu’un dire ‘on va coller cette personne-là parce qu’il est Noir ou parce qu’il est Arabe ou parce que c’est une Inuit’. Mais c’est sûr que si tu es une personne qui est connue dans le milieu criminel, tu as plus de chances que si tu fais telle affaire puis que tu es dans un secteur que la police va dire ‘ah qu’est-ce que tu fais ici à soir’ parce qu’ils savent que cette personne-là est connue. Puis, mettons, elle est connue pour faire des vols dans des véhicules, fait que tu te demandes pourquoi qui la nuit ou le soir tard il se promène dans les rues tout seul. Fait que ça peut être une raison, mais est-ce que cette personne-là par hasard est d’une autre nationalité, peut-être. Mais je ne pourrais pas vous dire. Moi, mon impression de ce que moi j’ai vécu c’est que les interpellations ont été faites par rapport plus à la personne comme telle, est-ce qu’elle est criminelle ou pas. Je ne sais pas si vous me suivez. Et non pas sa couleur de peau. »
La sincérité de cette dénégation massive mérite d’être soulignée : les personnes interrogées ne nient pas le racisme parce qu’elles cherchent à cacher une vérité qui dérange, mais bien parce qu’elles sont sincèrement convaincues que ces accusations sont fausses et injustes. Cette posture se construit, comme nous l’avons vu, à l’intersection d’une compréhension étroite des termes en jeu (le racisme est forcément dépendant d’une intention, et donc de valeurs, explicite) et d’un rapport expérientiel particulier (ils et elles ont tous et toutes vécus de fausses allégations, mais connaissant également très bien leurs collègues et leur milieu de travail perçus comme exempt d’intention et de valeurs racistes). Cette conviction est profondément ancrée et largement partagée. Elle permet d’expliquer en grande partie la réaction policière majoritaire, caractérisée par un sincère et viscéral rejet, aux accusations de racisme et de profilage racial. Plus encore, elle n’est pas sans conséquence sur les effectifs policiers, sujet dont nous rediscuterons plus en profondeur dans la section 2.4.4 du présent rapport.
S’il ne faut pas douter de la sincérité de la réaction policière, il ne faut pas non plus sous-estimer le réflexe corporatiste qui nourrit probablement en partie cette réaction (les deux ne sont d’ailleurs pas mutuellement exclusifs). Une simple observation tirée des données permet de mettre cet élément en relief. Nous avons en effet posé deux questions proches aux personnes interrogées, à savoir 1) si elles avaient déjà été témoin de comportements ou de propos racistes de la part de l’un ou l’une de leurs collègues, et 2) si elles avaient déjà été confrontées à des appels discriminants des membres du public. Alors que la majorité des participants.es répondent par la négative à la première question, ils et elles sont unanimes quant à l’existence d’appels citoyens motivés par des préjugés raciaux. Les exemples donnés par les participants.es sont en effet fort nombreux. Or, dans le même temps, les membres du SPVM affirment qu’ils ne sont pas différents de la population générale, et qu’à ce titre, il y a forcément des personnes racistes (au sens étroit du terme) dans leur organisation, même si en petit nombre, comme c’est le cas dans l’ensemble de la société québécoise. Or, si ceci est vrai, les personnes interrogées devraient avoir été autant témoin de comportements discriminatoires parmi leurs collègues que dans le cadre de leurs interactions avec les citoyens.nes, ce qui au vu des données colligées semble loin d’être le cas. Ceci nous amène à affirmer que la délégitimation policière des accusations de racisme est en partie nourrie par une conviction sincère et profonde, tout en étant également stimulée par un réflexe corporatiste.
Maintenant que nous avons décrit la position de la majorité des personnes qui ont participé à la présente recherche, il s’agit de nous attarder à un discours qui bien que minoritaire mérite une attention toute particulière, de par la nature des propos, tout d’abord, mais également parce que ceux-ci présentent une solide cohérence d’une personne interviewée à l’autre. En effet, parmi les entrevues effectuées, une portion minoritaire d’entre elles présentent un récit en très forte opposition à celui de la majorité. Non seulement cette minorité reconnaît l’existence d’un problème de discrimination raciale au sein du SPVM, mais elle considère que celui-ci est profond et répandu.
Tout d’abord, il ne serait pas rare selon ces personnes que les propos des policiers et policières soient empreints de racisme.
« À chaque jour j’entends des choses qui me font friser les oreilles là. J’ai... je pense que 9 fois sur 10 quand, ah, je ne sais pas comment, 9 policiers sur 10 que je rencontre tiennent des propos racistes, sexistes. »
« C : Donc, vous disiez que vous en avez entendu de toutes les couleurs.
P : Oui.
C : Est-ce que vous pouvez me donner des exemples de… des propos ou de comportements racistes auxquels vous avez été confronté ?
P : Ouf. Tous les Noirs sont des voleurs. C’est, écoute, tous les Noirs c’est… ils font partie des gangs de rue. Je ne veux pas travailler dans ce quartier-là parce que je veux aller travailler avec des Québécois pure laine comme moi. »
Le problème ne se limite toutefois pas aux paroles, mais se transpose également dans les pratiques sur le terrain. Pour les personnes faisant partie de cette position minoritaire, le racisme s’actualise dans les interventions, et ce, à plusieurs niveaux.
« Puis ça, ce n’est pas juste une situation. C’est souvent des accusations fabriquées... pour backer leur intervention, qu’ils accusent les Noirs, qu’ils accusent les personnes racisées. Ça, je l’ai vu beaucoup. La violence gratuite, j’en ai vu en en tabarnouche.
C : Oui.
P : Oui. Ils vont... on appelle ça un contrôle articulaire, ils vont mettre de la douleur, mettre de la pression ... pour lui faire mal juste à cause qu’il est Noir. »
« Ou si une gang de jeunes se promènent dans la rue, si c’est des Blancs, on fait... personne ne fait rien, mais du moment que c’est 3-4 jeunes Noirs qui se promènent dans la rue, ah, tout d’un coup ça besoin d’aller vérifier, leur demander comment qu’ils s’appellent. Là, ils sont tout fiers quand qu’ils arrivent au poste pour le dire. Puis je suis comme bien, non, on n’est pas censé de faire ça. Est-ce qu’ils avaient fait de quoi ? Non. Alors pourquoi tu l’as fait ? Là, ils ne sont pas capables de donner... J’ai dit ok, c’est parce qu’ils sont Noirs. Ah, nenon, ce n’est pas parce qu’ils sont Noirs. J’ai dit bien oui. Si c’était des Blancs, tu ne l’aurait-tu fais ? Non. Alors. »
« Comme, par exemple, un moment donné on était sur une intervention. Il y avait un jeune qui était en fugue d’un centre jeunesse. Puis c’est dans [un quartier de Montréal], un jeune qui est Blanc Québécois que finalement à force, je ne sais pas pourquoi il faisait, mais il se donnait un accent haïtien quand il parlait, mais que avant, tu sais, il n’avait pas d’accent haïtien puis tout puis que c’était juste comme weird qu’il fasse ça. Puis là, il faisait de l’attitude à mon partenaire avec qui j’étais cette journée-là. Puis il parlait avec un accent haïtien, puis tout. Puis, tu sais, dans le fond, nous le but c’était de le rapporter au centre jeunesse puis là, il était chez un ami. Puis là, il faisait de l’attitude puis tout. Fait que là mon partenaire lui a dit, parce qu’il ne voulait pas venir avec nous, il dit « bien là, va falloir que tu mettes... ». Là, il dit, comment qu’il a dit ça ? Ça fait longtemps un peu là qu’il a dit ça. Mais il lui a dit « bien, tu veux parler comme un Noir, je vais te traiter comme un Noir ». Puis là, il a dit « tourne-toi de bord puis je vais menotter ». Tu sais, ça c’est une des choses qui est le plus (...). Puis il n’y a rien qui s’est dit là. Il n’y a aucun commentaire qui s’est dit : « hey, ça ne se fait pas ce que tu viens de dire, tu sais. »
Plus encore, cela serait généralisé à l’ensemble de l’organisation et pas uniquement aux agents.es sur le terrain (et encore moins à quelques agents sur le terrain). Les citations suivantes en témoignent :
« P : Écoute. Même si je suis policier, je sais d’où vient la police. La police c’est une... c’est un environnement raciste, paternel, machiste, fait que je sais que ça vient de là. Aussi, il y a beaucoup de préjugés qui se passent de génération en génération puis que ça l’a un impact sur le travail de tout le monde. » [...]
C : Et vous direz que c’est... qu’il y a beaucoup de personnes qui le sont ?
P : Il y a beaucoup de personnes qui le sont, mais c’est en cachette. Ils ne vont pas [le dire en pleine] face. Mais quand ils sont entre eux autres puis ils se parlent, il y a des choses qui se disent. […] Avec tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai vu, c’est impossible que ce soit une minorité. Dans tous les postes que je suis passé, il y en avait des racistes puis il n’y a personne qui ne disait rien. […] Je ne veux pas dire encourager, mais personne ne fait rien, ne dit rien par rapport à ces comportements-là parce que ces gens-là rapportent de l’information, rapportent des arrestations. »
« P : J’en voyais. Je voyais, je subissais, c’était quelque chose de quotidien là. Ce n’était pas quelque chose de ah, il est arrivé quelque chose. Ce n’est pas quelque chose d’anecdotique là, c’était quelque chose de pratiquement quotidien. Et...
C : Et qu’est-ce qui était quotidien, très spécifiquement. Donnez-moi des exemples concrets de pratiques discriminatoires quotidiennes.
P : On va faire une opération ‘piétons’. Bien, la petite madame blonde aux yeux bleus qui ne traverse pas au bon endroit : « Ey, madame là. Vous ne devriez pas traverser par là là, c’est dangereux. ». Ah ! La madame jamaïcaine, elle, se paie un billet. Oh, très clair comme ça. ».
« Lui, oui, ça dit que en avant de la caméra, en avant, tout le monde va dire : ‘Ce sont des choses inacceptables. On est pour une ouverture’, mais au fond de lui, avec quand ils sont en groupe, c’est... comme je vous dis, là... je connais des agents qui sont... que j’ai travaillé avec. Ah, je peux même nommer les noms que depuis leur première journée dans la police, je savais que c’était un gars raciste. Hey ! Ils sont rendus [dans la hiérarchie] maintenant. Des gens que j’ai travaillé avec, qu’on a eu des discussions qu’ils me disaient : ‘Ah ! Osti, moi, le Québec, pas d’immigrants’. Oui, j’en connais. Encore aujourd’hui. […] Puis, écoute, il y a des gens, écoute, il ne faut se le cacher, écoute. C’est une institution raciste la police de Montréal. Il ne faut pas se le cacher. Puis je ne l’ai jamais caché puis je le dis avec des hauts gradés que je connais puis les collègues. J’ai dit : ‘Bien, regarde, je le sais que dans la police il y a du racisme puis, écoute’. Puis, c’est institutionnalisé. »
Ces propos extrêmement dissonants, rarement entendus de la part de policiers.ères, méritent que nous nous y attardions. Ils témoignent d’une posture en complète rupture avec le narratif dominant qui a été présenté plus haut, chose d’autant plus étonnante qu’elle émane des membres du SPVM eux-mêmes. En effet, la culture professionnelle policière, maintes et maintes fois étudiée, se caractérise notamment par une très forte solidarité entre pairs, ainsi qu’une certaine réserve envers le monde extérieur (non-policier). Il est ainsi rare pour qui n’est pas policier d’entendre des membres des forces de l’ordre remettre en cause leur propre travail et/ou celui de leur organisation de manière aussi frontale. Le fait que des membres du personnel policier brisent ces codes en critiquant sans détour des collègues et en le faisant auprès de chercheur.es externes en est d’autant plus remarquable. Plusieurs questions émergent de ces observations.
La première interrogation à laquelle il convient de s’attarder concerne l’origine d’une telle dissonance. Comment expliquer la coexistence de points de vue si opposés au sein même de l’organisation policière? Qu’est-ce qui permet à un tel discours de se construire chez une partie – minoritaire – des effectifs policiers? Pour y répondre, il nous faut tout d’abord recourir à la stratégie que nous avons utilisée précédemment pour appréhender la construction du narratif dominant. En effet, si le déni majoritaire d’un problème de racisme au sein du SPVM est en partie lié au cadrage des termes en jeu, il en est partiellement de même pour les discours de reconnaissance du racisme. En d’autres termes, les tenants de la position minoritaire ne définissent pas les mots « racisme », « profilage racial » ou encore « racisme systémique » de la même manière que les tenants de la position majoritaire. Plus précisément, les personnes en position minoritaire ont une appréhension plus large (et, précisons-le immédiatement, plus juste, en ce qu’elle se rapproche des définitions sociologiques et juridiques usuellement acceptées), et ce, en grande partie, parce que contrairement à la majorité des policiers et policières interrogés.es, ils n’estiment pas qu’une intention explicite soit nécessaire pour qualifier une action de raciste. Au contraire, les interventions motivées en partie par des préjugés inconscients et des stéréotypes vont être reconnues par les tenants de la position minoritaire comme une forme de racisme, à l’inverse de la majorité des policiers et policières. Dans le même ordre d’idées, la minorité qui reconnaît un problème de racisme dans la police présente également une compréhension plus juste de la notion de racisme systémique : elle n’est ni le fait d’une intention du système, ni d’un état systématique et généralisé (dire qu’il y a du racisme systémique ne signifie pas que toutes les actions policières sont tout le temps discriminantes), mais bien le résultat du fonctionnement normal d’un système qui produit des disparités de traitement sans forcément qu’une telle discrimination soit volontairement recherchée. En s’appuyant sur une définition plus large du racisme, certaines personnes vont donc attribuer cette étiquette à des situations qui ne seront pas qualifiées comme telles par ceux et celles qui utilisent une définition plus étroite du problème. D’ailleurs, quelques personnes qui font partie de la position minoritaire partagent certains points de vue de la majorité, en affirmant, par exemple, que les expressions décomplexées de racisme sont rares, et qu’elles ne caractérisent pas le SPVM aujourd’hui.
Cela étant dit, cette première explication n’est que très partiellement satisfaisante, le désaccord entre les deux positions allant bien plus loin qu’une simple mésentente définitionnelle. Même si les entrevues nous indiquent qu’il existe un déficit de compréhension des mécanismes du racisme (et de la diversité de ses expressions) chez une majorité de policiers et policières, nous ne pouvons pas conclure pour autant qu’il suffirait d’un simple travail de mise en commun des savoirs – que tout le monde se mette à définir les termes de la même manière – pour réconcilier les deux discours qui émergent des entrevues. En effet, au-delà de la manière d’appréhender les termes, les personnes qui dénoncent l’existence de racisme au sein des pratiques policières considèrent que l’organisation, ainsi que les individus qui la composent, sont en partie responsables de ces discriminations et qu’il faudrait que des actions concrètes soient posées. C’est là un autre élément de dissension entre les deux positions discutées. Ne considérant pas qu’il y ait un problème spécifique de racisme dans leur profession, la majorité ne pense pas qu’il faille réformer leurs pratiques ou leur formation (ces dernières n’étant pas fondamentalement problématiques). À l’inverse, la minorité est d’avis qu’il faut absolument poser des gestes concrets pour transformer les pratiques policières, que ce soit par l’entremise d’une réforme de l’organisation ou d’actions qui viseraient plutôt les interventions individuelles.
Pour ces participant.es, la nature systémique des discriminations raciales au sein des forces de l’ordre s’explique de deux manières. Tout d’abord, elle est le fait de préjugés dont la nature souvent implicite invisibilise leur influence sur les interventions policières.
« C : Et est-ce que vous pensez qu’il existe des pratiques d’interpellation discriminantes au SPVM relativement à la race des personnes interpellées, à l’identité racisée ?
P : Je ne pense pas de façon volontaire. (...) Non, je pense que c’est par, peut-être, par ces biais-là, peut-être par ces préjugés-là, ces étiquettes-là. Peut-être par une culture, peut-être par ce que les pairs font. Tu sais, des fois un policier plus vieux avec un policier plus jeune. »
Ces préjugés et stéréotypes peuvent être parfois plus clairement verbalisés, comme l’illustre la citation suivante :
« Si on réussit c’est parce qu’on est des vendeurs de drogues, qu’on fait des crimes. Je l’ai même entendu ça. ‘Ah, qu’est-ce que tu vends pour avoir un beau char de même ?’. Je me suis fait dire ça par des polices. Fait qu’on voit déjà qu’il y a un petit peu une intention derrière les interpellations envers les personnes racisées, c’est qu’il y a des préjugés. »
Les préjugés parmi les membres du SPVM ne seraient par ailleurs pas forcément distribués de manière égale, certains individus étant considérés comme plus prompts à exprimer leurs préjugés que d’autres. Deux catégories de personnes sont à cet effet plus particulièrement visées. Tout d’abord, certains.es interviewés.es affirment que les recrues qui ont grandi à l’extérieur des grands centres urbains, dans des milieux plus homogènes en termes ethnoculturels posséderaient plus de préjugés que celles qui connaîtraient bien la métropole montréalaise et seraient habituées à évoluer au sein d’une population plus hétéroclite. Ensuite, d’autres personnes interrogées utilisent le critère de l’âge, ayant l’impression que les personnes plus âgées seraient plus enclines à avoir des propos et des pratiques qui s’appuient sur les préjugés et des stéréotypes raciaux. Ceci serait potentiellement problématique parce que la socialisation professionnelle policière passe en grande partie par le pairage de policiers.ères expérimentés.es avec de jeunes recrues, pour apprendre à ces dernières les ficelles du métier. Si ces personnes expérimentées font état de forts préjugés raciaux, elles risquent alors d’influencer négativement les jeunes générations. La citation ci-dessous résume bien l’ensemble de ces propos, mettant de l’avant à la fois les enjeux de recrutement et ceux des modes actuels de socialisation professionnelle dans la police. Rappelons toutefois que ces propos ne doivent pas être compris comme étant forcément le reflet d’une réalité (ce n’est en aucun cas une « preuve » à l’effet que les anciens et les personnes qui ont grandi en région ont plus de préjugés raciaux que les autres). Par contre, on peut dire que c’est le reflet réel des perceptions de certains membres des forces de l’ordre.
« Également, ils engagent beaucoup de policiers qui viennent de Chibougamau, dans le Nord du Québec, qui n’ont jamais vu de communauté, qui arrivent à Montréal. Tout ce qui savent c’est dans les films. Tout ce qui... et dans les nouvelles qu’est-ce qu’ils voient... Fait qu’ils arrivent à Montréal, ils en voient une gang de, on peut dire, une gang de sauvages là, c’est comme ça [qu’ils les] appellent des fois. Puis là, pour eux autres, [les Noirs sont] tous des criminels. [Ils sont] tous pareils. Il n’y a aucune différence. Puis il faut tous les checker, les vérifier ces personnes-là. Fait qu’il y a comme un préjugé par rapport... déjà en avance face aux communautés quand ils rentrent dans la police. Fait que, ça vient de là. Puis aussi, c’est encouragé, tu sais, […] quand tu travailles avec un vieux de 20 ans que lui il a des préjugés racistes, puis c’est lui qui t’apprend la job, bien...tu finis par développer les comportements du vieux puis tu finis par les reproduire ces comportements-là, ces pensées-là aussi. Il y en a des fois qui sont ouverts d’esprit, qui ont... qui vont le voir différemment […]. »
Un autre individu reprend les mêmes thèmes, mais de manière plus personnelle :
« Quand je suis arrivé à Montréal et quand je suis arrivé ici comme policier [dans un quartier diversifié sur le plan ethnoculturel], je ne vous cacherai pas j’ai eu un choc des cultures. Mais, en même temps, l’expérience puis la richesse du multiculturalisme, je ne pouvais pas l’acheter je venais d’un milieu homogène, où est-ce que je vous ramène plus tard, mes enfants. Mes enfants grandissent dans un milieu beaucoup plus diversifié que moi j’ai grandi et il n’y a pas les mêmes enjeux. Il n’y a pas... la diversité fait partie du quotidien. Le point que je veux amener, c’est que je crois qu’avec un aspect de formation, avec un aspect de continuité aussi dans les démarches, hein, pas juste dire on fait une formation puis merci, bonsoir, c’est réglé, dans une continuité, je pense qu’avec le temps puis avec les nouvelles générations, ça va de grandement diminuer [le profilage racial]. Pourquoi ? Parce que les policiers de demain sont nos enfants qui ont grandi dans des milieux diversifiés. Puis ce que je vous dis là ce n’est pas rose, rose, ça reste que ces gens-là qui sont nos enfants, ils ont leurs préjugés, ils ont leurs stéréotypes comme n’importe qui, mais je pense que c’est beaucoup amoindri. Puis la preuve c’est quand qu’on recule, mettons, à ma génération puis les plus vieux, vous regarderez dans le discours quand qu’ils ont un discours teinté de raciste ou de préjugé, c’est toujours amené, mettons, il y a quelqu’un de race noire ‘ah, oui, toi, tu es correct, mais les autres’. »
Les préjugés et autres biais inconscients ne sont pas les seuls facteurs mis en cause pour expliquer les discriminations raciales dans les pratiques policières. Une deuxième catégorie d’explications du racisme systémique se situerait au sein des contraintes structurelles qui pèsent sur les actions de la police. Plus précisément, plusieurs participant.es évoquent le fait que certaines orientations stratégiques vont plus ou moins directement participer à accroître les disparités de traitement. La lutte aux gangs de rue est à ce titre très souvent mise de l’avant comme exemple de politique organisationnelle qui contribuerait à accroître les discriminations raciales dans les interpellations policières.
« C : Qu’est-ce qui vous permet de dire que le SPVM fait du profilage racial ?
P : Dans certains programmes, c’est clairement visé. Ce n’est peut-être pas conscient, mais clairement c’est ce qu’on fait. On cible. Lorsqu’on fait des opérations, on dit ok. Déjà, oui, je suis passé par la section gangs de rue. (...) Mais c’est ce qu’on faisait [du profilage racial] et c’est une des raisons pourquoi je suis parti de cette section-là, également. »
« Mais, oui, il y a une chose que l’on peut mentionner, par exemple, c’est que la société est faite comme ça, en voulant dire que... qu’est-ce que je veux par-là, c’est que dans les années 60, 70, qui qui était le plus interpellé, c’était les Italiens parce que, à cette époque-là, Italien ça voulait dire ‘motard’, pas motard, excusez-moi, ‘mafia’. Donc, aujourd’hui, bien, ça ne l’est plus le cas. Dans les années 2000, c’était tout ce qui était Blancs cheveux longs avec des tatouages dans Verdun, Ville-Émard, mais c’était associé ‘motards’. C’était vraiment avec l’image, on y allait avec l’image. Puis à cette époque-là, c’était une façon de travailler qui était acceptable. Aujourd’hui, ça ne l’est plus. Dans les années 2005, moi, j’étais aux stup, mais la demande était d’attaquer les gangs de rue parce qu’il y avait... ça tirait énormément puis il y avait une Torontoise qui avait été atteinte sur... par un bras suite à une balle perdue. Puis là, la demande a été faite, l’argent avait été sorti du fédéral, provincial pour qu’on s’attaque aux gangs de rue. Puis, à ce moment-là, les gangs de rue c’étaient qui ? Les Noirs et les Espagnols. Puis, c’était une priorité de la ville. C’était une priorité organisationnelle à la demande des conseillers municipaux de la ville à cette époque-là. Puis, pendant des années, ça été comme ça. Donc, oui, le Service a été amené à travailler de cette façon-là puis ce n’est jamais adapté avec l’époque, si je peux dire comme ça. Donc, il y allait avec l’image : ‘Ok. Il a l’air de ça, on y va. Il a l’air de ça, on y va’. »
Les citations ci-dessus montrent bien comment des décisions politiques et organisationnelles peuvent participer à creuser les discriminations raciales dans les interventions policières, comme ce fut le cas avec la lutte aux gangs de rue dans les années 2000 à Montréal. On peut s’inquiéter à ce titre de l’effet délétère en termes de discriminations des très importantes sommes d’argent qui ont été injectées récemment par les divers paliers gouvernementaux pour que la police lutte contre les violences armées, alors que ces dernières sont principalement associées à de jeunes personnes racisées. Il est possible que nous assistions ici au même scénario que dans les années 2000, où l’accroissement de la répression se retrouve à être principalement dirigé contre une population précise, et participe ainsi directement à accroître les discriminations raciales dans les interventions policières.
À partir de cette façon d’appréhender l’étiologie des discriminations raciales au sein des pratiques policières (articulée autour de deux facteurs – préjugés et contraintes structurelles), il est possible d’identifier quelques pistes de solutions. D’une part, on peut chercher à agir sur les préjugés des individus pour en réduire l’influence sur les pratiques. D’autre part, et en écho de la 4e recommandation du premier rapport16, il s’agit d’identifier les pratiques, programmes et outils du SPVM qui participeraient plus activement aux disparités de traitement observées, en vue de les réformer ou de les éliminer. Nous reviendrons plus en profondeur sur les réponses qui peuvent être apportées aux disparités de traitement dans la section 2.5 du présent rapport.
Ces manières différenciées de saisir le racisme et ses expressions, mais aussi d’y déterminer le degré de responsabilité des forces de police, s’articulent également avec un troisième facteur explicatif de l’émergence de ce discours minoritaire, soit celui de caractéristiques expérientielles distinctes. En effet, les personnes qui constituent le point de vue minoritaire se caractérisent par un rapport personnel différent aux enjeux de racisme. Deux cas de figure semblent émerger à ce titre dans nos entrevues. D’une part, on trouve des individus qui, par l’entremise d’un réseau social qui s’intéresse spécifiquement à ces questions ou parce qu’ils ont été directement témoin d’interventions discriminantes de la part de collègues, se sont personnellement investis dans des lectures et un savoir associé au racisme, et ont de ce fait acquis une certaine sensibilité personnelle sur la question. D’autre part, nous trouvons des policiers.ères racisés.es qui non seulement ont pu être témoin de comportements discriminatoires, mais qui en ont également été la cible au cours de leur vie, et qui de par ce fait possèdent une relation beaucoup plus intime et sensible aux enjeux de racisme. Non seulement ces personnes ont-elles un rapport expérientiel forcément distinct, relativement aux enjeux de discrimination raciale, mais certaines d’entre elles ont subi directement des discriminations de la part de collègues.
Plus encore, en dehors de leurs heures de travail, ils ont été la cible d’interpellations et d’interceptions, que ce soit dans leur jeunesse ou même encore aujourd’hui. « Par le... la voiture que la personne conduit, la façon qu’elle est habillée, écoute, moi, je me prends comme exemple. Écoute, je conduis une [voiture de luxe], je suis policier puis je me fais arrêter au moins 5-6 fois par année ». Un autre explique qu’il lui est même arrivé d’être suivi et presque interpellé par une collègue de sa propre unité alors qu’il se rendait au travail (la collègue se rendant compte au dernier moment, soit quand il sort de sa voiture après l’avoir stationnée au poste de quartier où il travaillait, de l’identité de la personne qu’elle suivait). Ces événements, qui font souvent écho à des expériences de discrimination vécues dans leur jeunesse relativement à des interactions avec la police, nourrissent l’idée que les forces de l’ordre ciblent de manière disproportionnée certains groupes en raison de l’identité racisée de ces derniers.
Enfin, plusieurs affirment que leur identité racisée a nui à leur cheminement de carrière, faisant part de multiples refus subis lors de demande de promotion, ainsi que du constat de l’homogénéité ethnoculturelle des hautes sphères du SPVM. Nous avons abordé cet enjeu directement lorsque la situation s’y prêtait. Dans la citation suivante, on associe d’ailleurs le manque de diversité de la haute direction du SPVM à l’absence de volonté organisationnelle de changement.
« C : Mais vous dites il y a maintenant vous êtes 200-250 policiers d’origine haïtienne. Est-ce que vous avez concrètement l’impression que ça changé... que ça change quelque chose cette présence plus importante des policiers haïtiens ou vous sentez pour vous ça ne change pas grand-chose ?
P : Ça ne change pas grand-chose. Bien, écoute, c’est... on n’est pas plus stupide que les autres, c’est-à-dire que quand tu regardes même dans la hiérarchie, c’est-à-dire qu’on peut compter combien d’Haïtiens qui a montés. (...). Mais, écoute, moi, j’ai un de mes amis qui a passé l’examen, il a eu 99 à l’écrit. Puis en entrevue, il n’a pas réussi. Comment veux-tu... c’est de la théorie, il réussit très bien la théorie. Puis la pratique ce sont des exemples que la théorie amène, puis il ne réussit pas. Ça veut dire que à la minute qu’il est arrivé, il est d’origine haïtienne, il est Noir, il ne fit pas pour la job.
C : Hm, hm.
P : Il ne peut pas être superviseur.
C : Vous pensez qu’il y a des barrières à la promotion, en fait...
P : Oui ».
Tout ceci tend à produire un certain découragement de la part de ces policiers.ères qui dénoncent un problème de racisme dans les forces de l’ordre (qu’ils ou elles soient racisés.es ou pas), en ce que leur voix ne serait nullement entendue, ni à l’extérieur, ni à l’intérieur de l’organisation. L’un des interviewés affirme ainsi que « [c]’est très lourd pour les policiers Noirs ». Le découragement est par ailleurs nourri par une perception que les questions de racisme ne sont pas prises au sérieux par l’organisation, et ce autant au niveau de la direction que du syndicat, ce dernier étant particulièrement pointé du doigt pour expliquer l’immobilisme organisationnel perçu relativement aux enjeux de discriminations raciales.
« Puis c’est mon point de vue, mais en même temps, tu sais, il y a des gens comme moi qui pensent un peu différemment puis c’est ça. Donc je pense que le rôle de la police est appelé à changer, mais il y a encore une culture de gros bras. Il y a encore, il y a encore une culture un peu de ‘eux’ contre ‘nous’ je dirais. Je sais qu’il faut se backer entre nous parce que, tu sais, même c’est ça je voulais dire, c’est mon sergent qui m’avait dit ça, il dit ‘écoutez là, il faut vraiment la Fraternité, c’est les seules personnes qui vont vous protéger c’est la Fraternité. Ne faites pas confiance aux commandants, ne faites pas confiance aux gestionnaires de la police’. Mais la Fraternité c’est une espèce de cristallisation des [manières de faire] ».
Ceci s’illustrerait notamment par l’absence de mécanismes efficaces lors de signalement de comportements inadéquats de la part de policiers.ères. Ainsi, un policier nous affirme qu’après avoir dénoncé deux de ses collègues qui ciblaient continuellement et sans motif valable des personnes de la communauté arabe, la seule conséquence qu’il leur soit arrivé, c’est d’être changé de poste de quartier. Dans un autre témoignage, un jeune agent de police a assisté à de multiples reprises à des propos et des comportements racistes de la part de son superviseur, et n’a pas su comment réagir pour le signaler. Cela fait écho à d’autres citations présentées précédemment qui soulignaient l’absence de réaction des pairs lors d’interventions discriminatoires (« Puis il n’y a rien qui s’est dit là. Il n’y a aucun commentaire qui s’est dit : ‘hey, ça ne se fait pas ce que tu viens de dire, tu sais’ »). Mais, surtout, ceci participe directement au découragement de cette frange de la police et à leur sentiment que l’organisation ne cherche pas véritablement à changer ses manières de faire. Questionnée à savoir à quoi sert de dénoncer les comportements racistes de pairs, une personne nous répond : « Rien. Absolument rien ». Une autre va dans le même sens :
« C : Est-ce que vous-même vous avez déjà essayer, par exemple, de dénoncer quelqu’un ?
P : Non, parce que je n’y crois pas.
C : Vous n’y croyez pas.
P : Je n’y crois pas aux cadres, tu sais, aux commandants, aux inspecteurs. Je ne crois pas vraiment à leur action parce qu’ils ne vont rien faire. Ils vont glisser ça en dessous du tapis puis ils vont dire on a pris des actions, mais je n’y crois pas. Je n’y crois pas en le processus, en leur jugement. Même, moi, quand... moi, j’ai travaillé avec une policière puis un moment donné elle me dit ‘Toi, tu n’es pas comme les autres’. Je fais comme ‘moi, je suis quoi ? Ça veut dire quoi je ne suis pas comme les autres ?’. Je comprenais très bien qu’est-ce qu’elle voulait dire. Toi, tu n’es pas un gang de rue. Toi, tu es normal. Les autres c’est des sauvages. Mais cette personne-là est rendue [à un poste élevé dans la hiérarchie]. ».
Maintenant que nous avons présenté de manière détaillée la position minoritaire, il s’agit de prendre le temps de réfléchir à ce qu’elle signifie relativement à la position majoritaire, mais aussi pour l’organisation en général. En d’autres termes, que faire avec cette minorité de policiers et policières qui se distingue si radicalement du reste du groupe? Doit-on balayer ces propos du simple fait de leur statut minoritaire? Et comment faire attention à ne pas leur donner à l’inverse trop de poids? L’idée n’est pas de déterminer qui a raison ou qui a tort (même si nous ne pouvons constater, répétons-le, que la manière de définir les notions de racisme, racisme systémique et profilage racial est plus proche de l’orthodoxie sociologique chez les tenants de la position minoritaire que dans la position majoritaire). Cependant, nous faisons le constat que la polarisation qui caractérise les débats publics sur les enjeux de discriminations raciales dans la police se retrouve dans une certaine mesure au sein même du SPVM. Et de la même manière que la polarisation observée dans l’espace public est problématique, celle qui se joue à l’intérieur de l’organisation policière doit également être un sujet de préoccupation pour la police.
L’autre observation que l’on peut extraire de ces données, c’est le rôle central que joue le parcours expérientiel des individus sur leurs représentations des enjeux de racisme, les divergences que l’on observe dans ces dernières s’expliquant en partie par un vécu personnel spécifique. Ceci constitue une forme de plaidoyer en faveur d’une plus grande diversité, dans tous les sens du terme, des individus qui composent le SPVM – un chantier sur lequel le SPVM planche déjà en partie. En attendant que le recrutement de personnes plus diversifiées (en termes d’origines, de motivations, d’expériences de vie, de classe sociale, etc.) agisse comme facteur de changement organisationnel (ce qui n’est envisageable que sur le long terme), il nous semble que si le SPVM cherche un moyen de transformer plus rapidement les pratiques de l’organisation, il bénéficierait de s’appuyer sur cet ensemble de voix qui, bien que minoritaires, relèvent d’une volonté de changement forte et réelle. Il y a peut-être là une opportunité qui mérite d’être explorée et exploitée.
Nous avons déjà abordé cette question, mais celle-ci mérite d’être discutée plus en profondeur. Une large majorité de personnes interrogées donnent aux termes « racisme », « racisme systémique » et « profilage racial » un sens très restreint. Tout d’abord, elles estiment que les actions ne peuvent être considérées comme racistes que lorsqu’elles sont explicitement motivées par une volonté de discriminer. Sans intention de discriminer sur la base de l’identité racisée des individus, nous serions dans un registre autre que celui du racisme. Ensuite, et dans la continuité de ce premier point, les individus racistes seraient ceux qui possèdent des valeurs racistes, explicites, qui pensent qu’il existe une hiérarchie raciale (au sommet de laquelle prôneraient bien entendu les Blancs) et qui profitent de leur situation d’autorité pour exercer une discrimination en accord avec leurs propres valeurs. Enfin, en ce qui concerne plus particulièrement la notion de racisme systémique, s’ajoute une confusion entre « systémique » et « systématique » : parler de racisme systémique reviendrait à considérer que tous les individus qui œuvrent au sein d’un système seraient racistes, que toutes leurs actions seraient tout le temps discriminantes. Les citations suivantes sont à ce titre exemplaires et représentent la pensée majoritaire des personnes interrogées :
« Bah... Racisme systémique, c’est... le racisme systémique, c’est un racisme... c’est un système là. Moi, je suis à l’intérieur du Service depuis [plusieurs années] et, oui, quand je suis rentré il y en avait du racisme. Il y avait de l’intolérance. Il y en avait là. Aujourd’hui, après [plusieurs années], j’ai vu la différence. Il y a énormément, tu sais, pas... je veux dire, j’ai un peu de misère quand on parle automatique ‘racisme systémique’ comme Black Lives Matter qui sort puis que toutes les interventions policières sont racistes. Non. Il y a peut-être des préjugés. Là-dessus on travaille avec le cours d’interpellations. Mais en... j’ai rencontré énormément de patrouilleurs grâce à ces cours-là puis il y en a beaucoup là qui ne sont pas d’accord avec la façon que certains, mettons, aux États-Unis les personnes policiers vont agir vers les Noirs. Il y a beaucoup qui sont contre d’intervenir après un Noir parce qu’il est Noir. Le racisme il y en a une minorité. C’est comme dans la population là, il y en a des racistes dans la population. Il y en a aussi au Service. Mais dire qu’il y a des politiques, dire qu’il y a des programmes qui poussent les policiers à agir de façon raciste, je n’endosse pas ça, pas à Montréal. »
« Honnêtement ‘systémique’ je trouve que c’est, je trouve que c’est lourd. Je trouve c’est, personnellement, est-ce qu’il y a eu des pratiques des fois qui ont pu, qui a pu avoir du profilage racial, oui, mais systémique j’ai de la misère avec le mot ‘systémique’. C’est comme si moi de façon systématiquement qui faisait toujours des choses, tu sais, qui sont profilage racial ou ce n’est pas du tout le cas là. Donc je ne suis pas d’accord au mot ‘systémique’, j’ai de la misère avec ça. Je suis plus en accord de dire qu’il y a eu des choses qui ont été faites, qui a eu profilage qui a été fait racial, ça je suis d’accord, mais ‘systémique’ non. »
« Bien, qu’est-ce que je veux c’est que ce n’est pas vrai que le systémique fait que on va discriminer des gens plus qu’un autre. Est-ce que individuellement ? Bien, pas moi. Mais est-ce que ça se peut ? Ça se peut là. Mais systémique, dire : la police de Montréal met un système qui fait que systémiquement on va discriminer des gens. Bien, non. Faut pas charrier non plus là. »
Dans cette section, nous ne voulons pas tant discuter de la qualité de cet « exercice définitionnel » que de nous attarder sur certaines conséquences associées au cadrage étroit des notions de racisme, de profilage racial et de racisme systémique, tel qu’il est effectué par une majorité de répondants. Tout d’abord, parce que cela peut conduire des individus à ne pas saisir que ce qu’ils font s’apparente à une forme de profilage racial. Le participant suivant l’exprime très bien :
« P : Je pense que tout le monde use de ses préjugés, mais il faut savoir là où le préjugé doit s’arrêter puis connaitre vraiment, tu sais, les paramètres de, bien, de ce qu’on peut faire légalement. (...) Puis ça, c’est vraiment important. Des fois, je me demande même si certaines... certains de mes collègues ont conscience de ça.
C : De quoi ? Du fait qu’ils sont en train de faire du profilage racial ou du fait que ce qu’ils font c’est en dehors du cadre légal ?
P : Non, je parle plus du profilage racial. Généralement, je trouve que, en tout cas, les policiers qui ont, bien, que... avec qui je travaille là ont quand même une bonne connaissance, tu sais, du droit là. (...) Mais au niveau du profilage c’est que c’est plus dans les perceptions puis culturellement. Tu sais, il y en a qui, tu sais, qui n’ont pas grandi à Montréal... Tu sais, c’est dur à mettre le doigt sur ok, est-ce que c’est vraiment... j’ai l’impression des fois que il y a certains policiers plus jeunes c’est comme s’il ne s’en rendent pas compte que c’est, bien, que c’est directement du profilage racial qui sont en train de faire, que ce n’est pas l’exercice de leur fonction, tu sais. Tu ne vas pas arrêter quelqu’un juste comme ça, parce qu’il peut avoir l’air. (...) Tu sais, tu as le droit de penser des choses puis d’avoir, tu sais, une perception puis des préjugés, mais tu ne peux pas aller chercher quelqu’un juste sur ces bases-là. »
Ensuite, et comme discuté plus haut, une telle appréhension des allégations de racisme et de racisme systémique va nécessairement produire un rejet de ces dernières. En effet, non seulement le policier sait ne pas avoir d’intention raciste quand il fait son travail, mais il connaît suffisamment ses collègues (et bien mieux que toutes les personnes qui accusent la police d’être raciste par ailleurs) pour savoir que ce n’est pas le cas non plus pour eux. Plus encore, la majorité des policiers et des policières considèrent avoir des valeurs en opposition à l’idéologie raciste (ils ne sont « pas d’accord avec la façon que certains, mettons, aux États-Unis les personnes policiers vont agir vers les Noirs ») et pensent en toute sincérité traiter tout le monde de manière égale. Ainsi, on comprend que ces accusations ne peuvent être prises au sérieux (« faut pas charrier »), elles sont fausses et donc injustes. Dans l’extrait suivant, ces éléments sont mis en avant pour expliquer la résistance au changement d’une frange des effectifs policiers :
« C’est sûr que l’appellation de racisme systémique est différente d’une place à l’autre. Moi, je pense que c’est plus la compréhension, le mot racisme fait peur, tu sais. Souvent « racisme », c’est la relation de violence entre deux personnes, un groupe de personnes, etc., etc. « Systémique » fait un système, tout le monde est raciste. Je pense qu’avoir bien faire le terme « racisme systémique », « profilage systémique » ça peut être juste mélangé les gens là. (...) Ramener « systémique » là, je pense qu’on perd un peu nos gens à ce moment-là parce que le policier dans sa base, nos policiers c’est des bonnes personnes d’ordre général. Contre eux autres, se fait dire ça, ils le prennent personnel puis ils voient ça comme « bien non, je ne suis pas un mauvais garçon, je suis un policier-là. Je suis là pour aider les gens. Puis ce n’est pas vrai que c’est systémique. Puis, si c’est systémique, bien moi je ne fais pas partie de ce système-là parce que je ne le fais pas ». Fait que ça, c’est sûr que quand notre langage auprès de nos troupes-là...C’est ce qui fait peut-être que... fait peut-être en sorte que les gens finalement, au lieu d’embarquer plus dans ces projets-là, dans le fond, sont plus réticents, parce qu’ils ne le comprennent peut-être pas. Fait qu’on... Je ne sais pas. »
Ensuite, parce qu’elles apparaissent comme fondamentalement fausses et injustes, les allégations de racisme vont naturellement être mal vécues par les membres des forces de l’ordre et vont participer à nourrir un certain découragement chez ces derniers, sujet sur lequel nous reviendrons dans la section 2.4.4 du présent rapport. La citation suivante illustre bien ces divers éléments, soit le rejet des accusations de racisme, le partage de valeurs non racistes, et la difficulté à se faire accuser d’être raciste.
« Bien, moi, je les, bien, en tout cas, personnellement, je ne les vis pas très bien [les accusations de racisme] au sens où est-ce que je suis... tu sais, je ne me vois pas comme une personne raciste puis je ne vois pas mes partenaires non plus comme des personnes racistes. On traite pas mal tout le monde égal. Puis c’est plate quand que, mettons, on va voir un citoyen, puis je vous dis le même scénario que tantôt où est-ce que là on voit ces gens-là ultra racistes puis qui ne s’en cachent même pas puis qu’ils sont presque fiers, tu sais, de l’être. Puis nous on, tu sais, on est tout un groupe puis il n’y a personne qui tolère le racisme. Il n’y a personne qui l’accepte. »
Si les personnes qui accusent la police d’être raciste font erreur, leur motivation à le faire est perçue à l’aune de deux sources différentes : l’ignorance ou la malveillance. D’une part, il y aurait une simple méconnaissance de la police, de son travail, des individus qui la composent. Les gens associeraient la police à du racisme tout simplement parce qu’ils ne la connaissent pas. C’est même là que se trouve l’une des motivations des personnes à participer à notre recherche : remettre en contexte des données qui ont été (mal) interprétées dans l’espace public comme étant le reflet de racisme, par manque de contextualisation justement. D’autre part, une partie de la population accuserait la police de racisme simplement par ce qu’elle n’aime pas les forces de l’ordre et que chaque occasion de casser du sucre sur la police est une bonne occasion. S’il n’y a pas grand-chose à faire pour la seconde catégorie de personnes, plusieurs personnes interrogées pensent que le SPVM devrait en faire plus en matière de communication. Il faudrait notamment mieux expliquer aux gens le travail de la police, l’utilité des interpellations, pourquoi ils font ce qu’ils font et, surtout, pourquoi ils ne discriminent pas les gens basés sur leur catégorisation raciale. Un tel travail devrait permettre à réduire le volume d’accusations qui pèsent sur la profession policière, selon plusieurs personnes interrogées dans le cadre de cette recherche. À ce titre, la direction est souvent pointée du doigt pour son silence :
« P : Mais le SPVM il n’aide pas lui-même dans le sens que quand il y a un incident qui arrive et que c’est médiatisé, bien, le... la police ne dit rien. Pas de commentaire.
C : La direction ne dit rien.
P : Oui.
C : Qu’est-ce qu’elle devrait faire la direction à votre avis ? Elle devrait...
P : Une explication de l’évènement. (...) Parce que le silence ça donne raison aux autres voix, dans mon avis à moi. »
Enfin, dernier point dont nous aimerions discuter dans cette section, le fait de définir de manière étroite les notions en jeu ici est particulièrement problématique en ce que cela participe directement à la polarisation des points de vue : d’un côté, des policiers.ères qui voient dans les accusations de racisme de l’ignorance, de la mauvaise foi et/ou un sentiment antipolice; de l’autre, des citoyens et des citoyennes qui associent au déni policier et à cette incapacité de reconnaître les discriminations la preuve qu’un problème profond existe au sein de cette profession. L’enjeu est de taille, car le résultat d’une telle polarisation, c’est de rendre le dialogue de plus en plus difficile, ce qui à son tour participe à accroître le repli de chaque individu sur ses positions. Plus encore, considérant que ces points de vue opposés existent aussi à l’intérieur du SPVM (même si de manière déséquilibrée, certes), la polarisation risque de faire des dégâts au sein même de l’organisation. Une personne interrogée nous fait ainsi part du sentiment d’aliénation qu’elle ressent vis-à-vis de ses pairs :
« Puis quand que... puis j’ai l’impression que les gens ils me mettent dans un coin ou ils me mettent, moi, ils me mettent dans la boîte de [prénom de l’agent] c’est le gauchiste, que on s’en fout qu’est-ce qu’il dit parce que, de toute façon, c’est extrémiste. Puis ça fini que tous mes propos puis tout ce que je dis, tous mes commentaires, tous mes critiques ne sont pas pris au sérieux, parce que je suis dans cette boîte-là de ‘je suis extrémiste’. Puis, de toute façon, mon opinion n’est pas partagée par le groupe, fait que eux ça ne les touchent pas puis ils n’ont pas besoin de se remettre en question parce que le groupe valide le comportement que eux ils ont ou la pensée qu’ils ont. »
Déni, découragement, polarisation : ces trois éléments sont en partie liés à la manière d’appréhender les termes en jeu. Il s’agit donc d’un enjeu à notre avis crucial et le SPVM devrait mettre des ressources et des moyens pour que les mots – racisme, racisme systémique, profilage racial – soient mieux expliqués et mieux compris par les forces de l’ordre. Dans le même ordre d’idées, il pourrait être utile de mieux faire connaître le fonctionnement des biais implicites et des préjugés dans l’action humaine, et plus largement la nature des mécanismes à l’œuvre dans les discriminations raciales. Deux remarques doivent toutefois être faites. Tout d’abord, s’il est illusoire de penser que cette sensibilisation ne pourra à elle seule changer les pratiques des policiers et policières sur le terrain, elle nous apparaît comme une étape essentielle pour réduire déni, découragement policier et, surtout, polarisation. Ensuite, et bien que nous n’ayons pas mené de consultations auprès de la population générale pour le vérifier de manière empirique, il y a tout lieu de penser que le cadrage étroit des termes observé dans nos entrevues n’est pas propre à la profession policière et qu’elle se retrouve dans une certaine mesure au sein de la population générale. En d’autres termes, ce que comprennent les membres du SPVM lorsque des accusations de racisme sont formulées à leur endroit, c’est également ce qu’entend une partie de la population (qu’elle se porte à la défense de l’organisation et de ses membres ou, au contraire, qu’elle formule elle-même les accusations). Faire un travail pédagogique pour mieux expliquer ce qu’est le racisme, la nature systémique des discriminations, le fonctionnement de notre cognition, et les causes des disparités observées, devrait possiblement être effectué à plus large échelle.
Depuis notre point de vue, et pour en terminer avec ces considérations terminologiques, nous aimerions affirmer la chose suivante. Si lorsque l’on dit « la police est raciste », on affirme qu’une large majorité des individus qui composent cette profession partagent ouvertement une idéologie raciste (l’humanité se diviserait en groupes raciaux distincts et hiérarchisables) et travaillent avec l’intention explicite de discriminer des citoyens sur la base de leur identité racisée, alors nous pouvons affirmer que la police n’est pas raciste. Par contre, si cette courte phrase signifie que les policiers et policières possèdent des préjugés raciaux et que ceux-ci ont un impact réel (et non négligeable) sur leurs interventions (et donc sur les gens qui subissent ces interventions), et/ou qu’il existe des orientations stratégiques et des manières de faire dans la police qui favorisent les disparités de traitement au sein de la population selon l’identité racisée des individus, alors oui la police, à l’instar de plusieurs autres services publics au Québec et au Canada, peut être considérée comme raciste.
Durant les entrevues, nous avons discuté de deux éléments en lien avec le dépôt du premier rapport à l’automne 2019. Tout d’abord, nous avons voulu savoir comment les policiers et policières avaient reçu cette recherche, quelle en était leur perception, bref, ce qu’ils et elles en pensaient. Ensuite, nous les avons interrogés.es sur leur manière d’expliquer les principaux résultats de la recherche, soit les disparités observées en matière de volume d’interpellations, les personnes noires étant 4 fois plus souvent interpellées que les personnes blanches, les personnes autochtones 5 fois, et les personnes arabes 2 fois. Cette section va se pencher sur ces deux dimensions.
La première observation que l’on peut tirer des entrevues, c’est que la réception du premier rapport est très largement négative. Voici quelques citations qui illustrent bien ce sentiment fort partagé :
« C : Et, dites-moi, en parlant du rapport, comment vous avez vécu, comment vous avez reçu le dépôt du rapport que nous avons rédigé à l’automne ?
P : Posez-vous cette question-là à toutes les personnes que vous rencontrez ? Vous ne devez pas avoir des commentaires élogieux hein. »
C : « Et, comment est-ce que... c’est quoi la réaction des autres policiers par rapport au rapport qui est sorti et puis la couverture médiatique qui en est sortie ?
P : Ils étaient en tabarnak. Oui. ‘Ah ! Les osti, pourquoi qu’ils ne retournent pas chez eux. Ça dit qu’on ne peut plus travailler. On fait de l’interpellation. C’est du travail criminel. Qu’ils mangent de la merde’. Écoute, c’est... j’ai tout entendu, hein. »
« Puis, suite à ça, avec des chiffres on peut faire dire ce qu’on veut. On peut faire dire ce qu’on veut. Fait que c’est super important de... que vous faites votre 2e partie en ce moment, que vous nous demandez à nous autres. Parce que la première fois que ça a sorti, je vous le dis là, 100 % des policiers on dit que c’était de la bullshit le rapport, de la bullshit. »
L’argument le plus souvent avancé concerne le manque de contextualisation des données utilisées, notamment le fait que nous n’aurions pas pris en compte les réalités diversifiées des postes de quartier, l’hétérogénéité des motivations qui se cacheraient derrière la pratique de l’interpellation, ou encore la diversité des unités du SPVM qui produiraient des interpellations. Si l’on devait le résumer, cela correspond au classique « des fois les chiffres on peut les faire parler comme on veut » qui revient à de nombreuses reprises.
« Parce que j’avais l’impression que, puis je sais que les..., quand vous l’avez sorti le rapport, il y a quand même été expliqué que vous ne l’aviez pas contextualisé, ça je le sais, mais vous savez la société des fois comment c’est fait, hein. Les gens ont utilisé des bouts de votre rapport, bien, des médias, des bouts de votre rapport pour tirer des conclusions totalement..., qui vont à l’encontre de toutes démarches intellectuelles minimales. Moi je blâme beaucoup les médias là-dedans là, parce que c’est sensationnel hein. Tu sais, je veux dire, ‘il y a du racisme systémique dans police’. Ok. ‘Les interpellations à Montréal-Nord, bien, les jeunes noirs sont surreprésentés’. ‘À Saint-Léonard, les jeunes magrébins sont surreprésentés’. ‘Les femmes autochtones au centre-ville sont surreprésentées’. Oui mais, on peux-tu essayer de comprendre pourquoi puis de l’expliquer ? Ça, j’aurais aimé que ça soit un rapport unique. »
Bien qu’une partie de ces observations soient légitimes, deux remarques doivent être faites pour les tempérer et les comprendre, pour les contextualiser à leur tour si l’on peut dire. Tout d’abord, nombre de policiers.ères interrogés.es nous ont dit que le rapport souffrait de ne pas avoir pris en compte les actions de l’escouade Éclipse, car son mode de travail et les objectifs qu’elle poursuit sont tels qu’elle produit un très grand volume d’interpellations et que ceci peut avoir eu une incidence significative sur les résultats. Or, toutes les analyses du premier rapport ont été effectuées avec et sans les interpellations d’Éclipse. Et, à notre propre surprise, nous n’avons pas trouvé de grandes différences en matière de disparités de traitement entre les interpellations effectuées par les policiers affectés à l’escouade Éclipse et les autres. Cette première remarque doit rappeler que la majorité des policiers, et ceci est tout à fait normal, n’ont pas forcément pris le temps de lire les 135 pages du premier rapport. Ce qui nous amène à la deuxième remarque, soit que la perception policière du rapport soit en grande partie associée à sa réception médiatique. En effet, et bien que les membres des forces de l’ordre distinguent relativement clairement notre rapport de la couverture médiatique qui a suivi sa publication, ce qui a été le plus difficile pour eux touche largement à la seconde plutôt qu’au premier. C’est la couverture médiatique qui associait police et pratiques racistes qui a été la plus dure à vivre, une couverture exacerbée par ailleurs par le meurtre de George Floyd, survenu quelques mois après la sortie du rapport. Pour les policiers.ères, il est d’autant plus difficile de distinguer entre les deux, l’un ayant suivi l’autre, que le rapport, s’il ne disait pas forcément ce qui était dit dans les médias, en était forcément à l’origine.
Notons enfin, qu’une part minoritaire des personnes interrogées offrent une perception plus nuancée, moins négative du rapport. Bien que les résultats soient bien éloignés de ce qu’elles auraient espéré ou attendu, qu’elles trouvent également que la couverture médiatique très négative qui s’en est ensuivie a été difficile à vivre, elles considèrent que la recherche est importante et nécessaire. Ces policiers.ères sont en partie les mêmes qui reconnaissent l’existence de racisme dans la police (cf. section 2.4.1.2), mais pas exclusivement.
« Mais moi c’est ce bout-là que je me questionnais c’était comme oui, il y a peut-être des communautés qui sont surreprésentées, mais moi je pense que chaque interpellation, chaque intervention policière, il y a un contexte et c’est là qu’il faut creuser. C’est là, c’est ça qui faut aller voir. Puis je ne vous dis pas qu’il n’y a pas de profilage là, moi je vous dis, moi je n’ai pas de langue de bois là, moi je vous dis la vie telle qu’elle est là, fort probablement que j’ai des confrères, des consœurs patrouilleurs là, des jeunes policiers, qui des fois vont utiliser des pouvoirs obliques ou qui ne vont peut-être pas nécessairement avoir de bonnes idées derrière les interpellations. Puis c’est eux autres, il faut les détecter. Ça, je n’ai pas de problème avec moi. Mais moi je vous dis de façon majoritaire, la contextualisation de nos interpellations elle est très importante »
Émerge ici la grande motivation à participer aux entrevues : mettre en contexte les disparités observées dans le premier rapport et permettre aux chercheurs de rectifier les conclusions quant aux explications associées aux disparités observées (nommément qu’elles ne seraient pas le simple miroir d’un « racisme policier »). Comme l’un des principaux objectifs à participer à cette recherche était lié à ce désir de mieux contextualiser les résultats les plus médiatisés du premier rapport, les personnes interrogées avaient beaucoup de choses à nous dire pour expliquer les disparités observées dans les pratiques d’interpellations.
Si les membres du SPVM n’ont pas forcément lu l’entièreté du rapport, ils en ont largement discuté entre eux et ont développé à ce titre un certain nombre d’explications des disparités de traitement qui y ont été observées. Ces disparités étaient par ailleurs attendues selon ce que nous disent les policiers et policières (ce n’était pas forcément une surprise à leurs yeux), même si les proportions révélées par les données étaient plus importantes que « prévu ». Les policiers apportent à ce sujet plusieurs potentielles explications différentes et, souvent, complémentaires. Celles-ci sont le reflet de la position majoritaire et ne font donc bien entendu pas référence au profilage racial comme facteur explicatif (ceci ne se trouve que chez les personnes appartenant à la position minoritaire et nous en avons déjà largement fait état). Parmi les explications alternatives au profilage racial, trois d’entre elles reviennent de manière particulièrement fréquente et seront discutées plus en détail dans les pages qui suivent : les activités de l’escouade Éclipse, une criminalité différenciée, et des appels citoyens discriminants (voir la Figure 5).
Tout d’abord, comme expliqué plus haut, certains.es attribuent ces disparités à l’action de l’escouade Éclipse.
« Donc c’est sûr que, exemple, si on met du monde comme Éclipse où est-ce que souvent ils connaissent tellement les sujets d’intérêts qu’ils ne vont même pas aller leur parler, mais ils vont faire des fiches d’interpellation où est-ce que leur mandat est clair c’est beaucoup plus du monde qui sont des, d’origine autre qu’un blanc québécois d’origine, donc c’est souvent des Haïtiens, des Jamaïcains, des Latinos, des Arabes. Donc ça fait que ça l’augmente les statistiques et ça l’enlève dans le fond, bien je pense c’est une des explications, tu sais, que pourquoi il y a quelqu’un qui est blanc est moins interpellé dans les fiches du SPVM parce qu’il y a des escouades spécialisées comme Éclipse qui contribue fortement à augmenter les statistiques là quand qu’on ressort les données de la recherche là ».
« Mais ça vient aussi, ça peut être expliqué que ça vient aussi que quand qu’on a eu le groupe Éclipse qui a été formé au début. Il avait des mandats clairs d’aller cibler des, bien, des gens dans des bars puis oui il ciblait les gangs de rue dans les bars qui étaient du monde ciblé qui connaissait les noms. Oui c’était des personnes souvent plus noires. Il y avait des Blancs aussi, mais c’était plus Noirs ».
Cette hypothèse semble fondée, raisonnable et mérite d’être prise au sérieux. Nous l’avions nous-mêmes anticipé dans le premier rapport, pensant que les pratiques de l’escouade Eclipse, parce que concentrées sur une forme particulière de criminalité, seraient fondamentalement différentes en matière de disparités de traitement que celles des autres agents.es de police. C’est en partie pour cela – mais aussi à cause de leur très important volume, les interpellations de cette unité comptant pour près d’un tiers de toutes les interpellations enregistrées par le SPVM entre 2014 et 2017 – que l’ensemble des analyses effectuées dans le cadre de la première recherche ont été effectuées avec et sans l’escouade Eclipse. Or, suite à ces analyses, force est de constater que cette hypothèse ne survit pas à l’épreuve des faits : les disparités existantes entre les pratiques d’interpellation des agents.es Eclipse ne se distinguent pas fondamentalement de celles des autres membres des forces de l’ordre, à l’exception notable des personnes autochtones (très peu présentes dans les interpellations d’Eclipse). Dès lors, cette première explication proposée par les policiers.ères pour expliquer les disparités observées dans le premier rapport doit être rejetée.
Une autre explication largement favorisée par les policiers.ères est celle de la criminalité différenciée : les policiers.ères interpelleraient plus certaines communautés car elles seraient plus fortement associées à certaines formes de criminalité. Les exemples de cette association pleuvent.
« Bien moi la chose qui me titille si je peux dire, qui m’accroche un peu c’est que, est-ce qu’ils ont fait un sondage à savoir, mais combien d’entre eux qui étaient, est-ce que dans le fond ils sont plus, ils ont été interpellés plus à cause de leur nationalité ou quoi que ce soit. Ou il a été interpellé parce que peut-être ces gens-là font plus de crimes. »
« Il faudrait commencer par reconnaitre certains faits, selon moi, au sein même de chacune des communautés. Je vais te donner un exemple, la prostitution juvénile. Les pimps. C’est qui qui en majorité qui s’adonne à cette activité-là ? Malheureusement, c’est des Noirs. Il y en a où il y en a d’autres nationalités, mais en grande majorité c’est des Noirs. Le fait d’arriver puis de dire ‘Ok. Un Noir fait des...’. Bien, faut pas commencer à dire ‘Bien, non, ce n’est pas vrai’. Oui, c’est vrai! C’est le cas, c’est vrai, c’est ça! Donc, à partir de ce moment-là, si on reconnait chacun nos erreurs de... nos problématiques chacun de notre bord, bien, on peut avancer. Là, on n’avance pas là. »
« Et, exemple, juste pour le trafic de crack, je vous dirais que 90 % des arrestations et des observations qu’on faisait c’était du monde de race noire. Donc c’est sûr que mon secteur au centre-ville criminalisé était beaucoup plus avec des minorités qu’avec des blancs francophones. Oui on en arrêtait mais c’était clair qu’il y avait une disproportion entre les deux. Donc ça vient augmenter les statistiques sur les interpellations et arrestations. »
« (...) j’aimerais ça comparer ces chiffres avec la proportion de personnes de couleur de peau noire qui sont, par exemple, des gangs de rue. Combien de, les personnes, mettons de la nationalité arabe, ils font par exemple des rassemblements dans des, des rassemblements de véhicules en dehors de leur appartement. Je mentionne ça parce que je sais que les gangs de rues, par exemple, parce que le secteur où est-ce que je travaille est très près de Montréal-Nord et eux je sais que les problématiques des gangs de rue, il y a beaucoup de personnes haïtiennes ou de couleur de peau noire qui sont dedans. Alors si les policiers travaillent les problématiques de gangs de rue, mais que, par exemple, je lance des chiffres au hasard je ne connais pas les chiffres, il y a 80 % des personnes qui sont dans les gangs de rue qui ont la peau noire, bien ça expliquerait la corrélation de pourquoi est-ce qu’elles sont plus interpellées. »
Certains de ces liens reviennent relativement fréquemment : la population noire serait plus présente dans les gangs de rue et dans le proxénétisme juvénile, par exemple; les personnes arabes seraient plus souvent associées aux pratiques de fraude. Au-delà de se questionner sur la justesse de ces corrélations (nous nous y attarderons plus loin), ce que ces extraits mettent en perspective, c’est que les disparités ne trouvent pas leur origine dans la police en tant que telle, mais plutôt dans les actions des délinquants, la police ne faisant finalement que réagir à ces dernières. Dès lors, si certains groupes racisés sont plus impliqués dans des activités criminelles que la majorité blanche, il est normal que la police intervienne plus souvent auprès d’eux. Les disparités ne seraient donc pas le reflet de pratiques de profilage racial, mais bien celles d’un profilage criminel – licite et justifié.
Lorsque les participants et participantes à la recherche s’aventurent sur l’étiologie de cette association, c’est-à-dire font des propositions pour expliquer pourquoi certains groupes racisés seraient plus impliqués dans la criminalité que la majorité blanche, deux hypothèses émergent : les inégalités socioéconomiques et la disponibilité différentielle des populations.
Tout d’abord, pour certaines personnes interrogées, les disparités s’expliqueraient en partie par les écarts de richesses entre les populations noires, arabes et autochtones et la majorité blanche. Du fait de ces inégalités socioéconomiques, les personnes défavorisées auraient tendance à commettre plus de crimes et donc à plus attirer l’attention des forces de l’ordre.
« Mais là, ça s’adonne que, par un problème socioéconomique qui n’appartient pas à la police pantoute là, mais qu’il y a beaucoup de gens de race noire puis arabe qu’ils sont peut-être plus pauvres en ce moment dans les quartiers plus chauds de Montréal. Donc (...) qu’est-ce qui se crée de là, c’est des gangs de rue de race noire, arabe. Puis les Blancs, il y en a quelques-uns. On les connait c’est sûr, il y en a juste 2-3 mettons, tu sais. Fait que, tu sais, c’est... pour moi, c’est un peu ça les chiffres ils vont se quintupler. »
« Mais, moi, je remarque que j’arrête plus de personnes d’une autre communauté que Blancs. Mais rendu-là, est-ce que c’est parce que ces gens-là sont plus portés aux crimes ou est-ce que c’est parce qu’il y a plus de Blancs que de Noirs. Moi là, mon interprétation de ça, je pense, c’est plus la pauvreté là. Dans mon secteur, je crois, qu’il y a... les personnes blanches ont plus de moyens ou d’argent que les personnes arabes, ce qui fait que le crime mène plus aux... la pauvreté, je veux dire, mène plus au crime quand qu’on... c’est ça, que quand qu’on a de l’argent. Les gens bien nantis font moins de crimes, ou en tout cas, font des crimes différents là. Je veux dire, tu sais, les fraudes ou quoi que ce soit, ce n’est pas ça que l’on voit tant que ça dans les journaux là. »
« C’est... que ce soit relié à des minorités ethniques, ça ne m’étonne pas, dans le sens que, bon, c’est... je ne pense que ça soit... moi, je ne considère pas que c’est des gens qui ont été ciblés en fonction de leur statut ethnique. Je pense que, bon, il y a un paquet de facteurs là-dedans, des facteurs socioculturels. (...) Puis que, bon, il y a une corrélation très, très forte entre la criminalité, la pauvreté. La pauvreté, les minorités ethniques, les nouveaux arrivants, tu sais, il y a un paquet de facteurs qui s’entremêlent là-dedans. »
Deuxième hypothèse, complémentaire à la première, les personnes racisées seraient plus souvent présentes dans l’espace public, et cette visibilité accentuerait les risques de faire l’objet d’une intervention policière (que celle-ci soit à l’initiative de l’agent.e de police ou fasse suite à un appel citoyen). Les disparités ne seraient alors pas directement associées à une différence en termes de quantité d’activités délinquantes mais plutôt du fait de leur qualité. En d’autres termes, les disparités ne sont pas expliquées parce que certains groupes seraient plus criminels que d’autres, mais parce que les formes que prendraient leurs activités délinquantes seraient plus visibles, les rendant de facto plus propices d’être ciblés par des interpellations.
« Alors, oui, il va y avoir des disparités d’interpellation ou d’observation, mais ce n’est certainement pas reliées à la race, c’est relié au mode de vie, les facteurs criminogènes que les gangs de rue vont occuper comme espaces, dans tous les crimes ça va modifier la manière que la police est obligée de les travailler. Fait que, oui, on peut se retrouver avec plus d’interpellations, mais ce n’est pas parce que... ce n’est pas basé sur un motif de la race, c’est basé sur le mode de vie, présence, présence dans les espaces publics. (...). Les motards, il fut un temps, ça avait des clubs houses, parce qu’on était juste à l’intérieur dans des terrains privés. Comment voulez-vous qu’on interpelle puis qu’on observe des gens-là ? »
Au-delà d’un usage spécifique de l’espace public, la visibilité peut également être accentuée par d’autres éléments :
« Je crois juste que potentiellement la criminalité que ces groupes-là... que les criminels de ces groupes-là ont, a tendance à être plus visible. (...) La culture du hip-hop est probablement une des raisons qui poussent à ça. Aux États-Unis c’est super, c’est valorisé, c’est connu. Les gars flashent la culture de gang. Puis, bien, ça nous touche à nous et les gens ils font du rap depuis un bout de temps. Ils le disent dans leurs chansons qu’ils ont des styles de vie criminalisés. Puis ça fait partie du mode de vie, de flasher, de sortir dans les bars, d’avoir des guns, de boire des bouteilles. Puis une douzaine de gars de 20 ans, de 18 ans dans un bar avec des bouteilles de Remy Martin à une couple de centaine de piasses qui ont des grosses chaines en or, qui bling, bien, ils vont se faire interpeller que ce soit à peu près n’importe qui. Tu sais, si ces 12 gars de 20 ans blancs avec des chandail support 81 avec des chaines puis tout ça, bien, c’est sûr qui vont se faire voire autant par les policiers autant que si c’était une douzaine de gars avec des dreads habillés en rouge, tu sais. C’est... mais forcé d’admettre que à Montréal, bien, on a plus du style gangster hip hop que du style motards qui sortent dans les bars là. »
Cette disponibilité relative des populations est aussi parfois mise en relation avec les inégalités socioéconomiques discutées précédemment, en témoigne la citation suivante :
« J’aimerais ça essayer de trouver une explication plus loin, tu sais, c’est une hypothèse que je lance, une idée. Pour les personnes arabes, de ce que je parle dans Anjou, c’est qu’eux ils habitent beaucoup dans un petit appartement, culturellement ils ont tendance à avoir beaucoup de frères et sœurs, ils ont tendance à être beaucoup dans un petit appartement. Les plus vieux ne veulent donc pas être avec leurs petits frères, vont se regrouper dehors, alors des groupes dehors qui ont des belles voitures, qui ont tendance à être plus interpellés, qui attirent l’attention, sont groupés, sont dehors en petit gang. Puis, tu sais, ce que moi je verrais de la chose, est-ce que c’est fondé, est-ce que c’est non fondé, ça se peut que ça soit totalement faux là. Mais c’est comme une idée que je me dis, mais je me dis, tu sais, moi je sais qu’il y en a des policiers qui font possiblement du profilage racial, je veux dire, il y en a partout, il y en a dans tout, je ne pense pas que c’est une majorité. »
À ces réflexions sur des comportements différenciés qui pourraient expliquer les disparités, s’ajoute pour certaines personnes interrogées la question des préjugés. En effet, une partie des policiers.ères affirment que le lien qui est fait entre certains types de criminalité et certains groupes ethnoculturels contribuent à nourrir les stéréotypes et les préjugés, participant ainsi à accroître les disparités dans les interpellations. Ces personnes ne remettent pas forcément en cause l’hypothèse d’une criminalité différenciée, mais soulignent que celle-ci (qu’elle soit vue comme un fait réel ou comme une simple perception policière du réel) concourrait à consolider les préjugés des agents de police et donc à augmenter les discriminations. Cette dynamique serait d’autant plus forte qu’elle s’appuierait en partie directement sur l’expérience personnelle que les policiers et policières ont du terrain. Les citations suivantes expriment bien cela.
« Il y avait une communauté, tu sais, les communautés vont se centraliser sur certaines, certains types de criminalité puis je te dirais que dans le centre-ville la communauté arabe était beaucoup associée à différents vols un peu partout, vols qualifiés sur la rue. Nous on le voyait comme aux enquêtes que c’est gens-là étaient beaucoup plus représentés dans nos dossiers d’accusation (...). Mais c’est sûr qu’il y a certains groupes ethniques qu’on associe dans la culture policière à différents types de criminalité. Ça fait en sorte, je pense, que ça va faire augmenter le niveau d’interpellation parce qu’on se dit ‘ah bien les Arabes sont tous des voleurs mettons’. Fait que c’est des choses que j’ai entendu. Fait que c’est sûr et certain que les policiers sur la rue, quand tu pars avec cette mentalité-là, si tu vois un Arabe sur la rue ou dans une auto, tu vas aller être porté à l’intercepter pour essayer d’aller chercher des éléments pour prouver un crime. Bien tu sais peut-être que 9 fois sur 10 tu vas tomber sur une bonne personne. »
« Bien, en partie, je te dirais pour les gens de race noire, l’association gang de rue est très forte. Que les gens, tu sais, de la communauté noire sont plus criminalisés. On sait que c’est totalement faux, mais, tu sais, je te donne l’exemple de policiers qui vont travailler au poste de quartier 21 ou 20, centre-ville, où ils vont être beaucoup en contact avec des prostitués, des itinérants. Après un certain temps, je pense qu’il y a une déformation professionnelle qui vient ancrer en toi où maintenant tous les citoyens sont des gens qui, tu sais, tu... de ce secteur-là tu vas tous les associer dans le même bain. »17
L’hypothèse de la criminalité différenciée est extrêmement répandue, et ce, bien au-delà des seules forces de l’ordre. Elle est la réplique la plus souvent entendue lorsqu’il s’agit de remettre en cause ceux et celles qui lient les disparités dans les pratiques policières à du profilage racial. C’est une hypothèse qui a ses mérites et qui ne peut être simplement balayée du revers de la main sous prétexte qu’elle exempterait la police de ses responsabilités. Les données d’arrestations à Montréal entre 2014 et 2017, que nous avons nous-mêmes utilisées dans le cadre du premier rapport, montrent que les infractions criminelles et les infractions aux règlements municipaux enregistrées par la police durant cette période ne s’enlignent pas parfaitement avec les données démographiques qui caractérisent la population résidant sur le territoire montréalais. Cela étant dit, si cette hypothèse doit être prise au sérieux, elle est loin de proposer une explication satisfaisante de l’ensemble des disparités observées dans les données d’interpellations. Tout d’abord parce que l’indice ISRI que nous avons développé prend justement en compte la participation présumée à la criminalité et aux incivilités des différents groupes analysés, et que cette prise en compte n’efface pas les discriminations subies (notamment pour les personnes noires et arabes). Ensuite, parce que cet indice sous-estime très probablement ces disparités. En effet, il y a tout lieu de penser que les données policières sur les infractions criminelles et les incivilités ne reflètent pas parfaitement la réalité mais sont, au contraire, biaisées par des pratiques différenciées et ciblées. En d’autres termes, nous savons que la police surveille plus certaines parties de la population (tel qu’illustré par les données sur les interpellations); dès lors, si notre regard porte plus souvent sur certains individus (les personnes noires, par exemple), il est normal que l’on enregistre plus d’infractions chez ces personnes que chez celles que l’on surveille moins; ce qui va à son tour nourrir l’idée que cette population spécifique est plus criminelle que les autres et mérite donc encore plus d’être surveillée. Cette sorte de prophétie autoréalisatrice, appelée effet de cliquet par Bernard Harcourt18, est un fait bien établi. Ramenée à notre indice de sur-interpellation en regard des infractions, il signifie que, parce qu’elles sont plus surveillées, les personnes noires et arabes sont surreprésentées dans les données de la criminalité, non pas tant parce qu’elles commettraient plus de crimes, mais parce qu’elles seraient visées par une plus grande surveillance, et donc plus souvent attrapées. Dès lors, les chiffres de l’ISRI utilisés ici sont probablement une sous-estimation des disparités réelles en matière de sur-interpellation. Ceci peut être illustré par une étude similaire menée à Halifax par Scot Wortley en 2019. Dans cette étude, on observe que les personnes noires étaient 4,5 fois plus souvent arrêtées que les personnes blanches pour possession de cannabis (entre 2006 et 2016). Si l’on considère que les statistiques de la criminalité compilées par la police sont le reflet réel des activités délinquantes de la population, cela signifie que les personnes noires d’Halifax consommeraient 4,5 fois plus de cannabis que les personnes blanches. Or, les études en matière de santé publique qui s’intéressent aux habitudes de consommation de la population canadienne ne montrent pas de différence statistique entre les communautés noires et blanches à cet effet. Le chiffre de 4,5 s’explique donc plutôt par des pratiques policières spécifiques (et discriminatoires) et non pas par le comportement différencié des individus19. L’hypothèse de la criminalité différenciée se doit donc d’être minorée : il n’est pas possible d’expliquer l’ensemble des disparités en matière d’interpellations observées entre 2014 et 2017 au SPVM par une participation plus importante à la criminalité des populations discriminées.
Enfin, pour terminer cette partie, il convient de souligner que la corrélation entre populations racisées et criminalité pour expliquer les disparités observées n’est faite que dans le cas des personnes noires et arabes. En ce qui concerne les personnes autochtones et leur surreprésentation dans les données d’interpellations, les explications tournent plutôt autour des problèmes d’itinérance et d’intoxication qui généreraient un volume important d’appels. Dans ce cas, les interpellations seraient en partie effectuées dans l’objectif de porter assistance à quelqu’un, s’inscrivant dans la fonction de relation d’aide discutée plus tôt dans le rapport. La citation suivante en est un bon exemple.
« Bien, écoute. Peut-être... peut-être pas dire que je suis en désaccord parce que les statistiques sont là, mais si on dit les Autochtones, c’est sûr qu’au poste de quartier 3, des Autochtones, bien probablement vous n’aurez pas de statistiques là-dessus. Centre-ville, les Autochtones, je vais l’interpeller parce que la personne, je vais l’interpeller parce que soit qu’il y a un conflit. Je peux avoir passé au centre-ville... je vais dire mettons sur les Inuits là, sans dire Autochtones, c’est les gens Inuits... des Inuits qui viennent du Grand-Nord qui sont ici à Montréal. Là, peut-être qu’ils vont abuser de l’alcool fait que là, ils ont besoin d’aide, d’assistance. Fait que probablement, ça vient difficile. Je n’ai jamais travaillé le centre-ville fait que je ne pourrais dire pourquoi que j’interpelle ou que je n’interpelle pas, mais c’est sûr que les gens que... si j’irais travailler au centre-ville, je voudrais te connaître une fois. Fait que je t’interpellerais. Si la personne est en besoin, en détresse, bien je vais une interpellation que la personne est détresse, a besoin d’aide médicale. On va partir à l’hôpital, mais là, je l’ai interpellé. »
Dans d’autres cas, l’enregistrement d’une interpellation va servir à laisser une trace dans le système, ce qui permettrait de communiquer de l’information aux autres policiers et policières. Tout d’abord, cela peut servir à procéder à une gradation de l’intervention, comme l’illustre la citation suivante :
« Oui, bien, souvent, en fait là, c’est que souvent on va donner un avertissement, on ne donnera pas de constat d’infraction, mais on va le rédiger dans une fiche d’interpellation pour montrer qu’il y a une gradation. Parce que souvent là, ça revient un petit peu à ce qu’on disait au niveau de la survie légale, c’est que souvent il y a des organismes autochtones qui sont revenus un petit peu contre le SPVM en disant « Ouin, mais regardez, vous donnez tant de constats d’infraction à la population autochtone puis c’est disproportionné. Puis ça n’a pas d’allure. », bien, c’est en faisant des contrôles de routine, des fiches d’interpellation comme ça, ça nous permettait de dire : « Oui, écoutez. Effectivement, on donne énormément de constats d’infraction à la population autochtone, mais regardez aussi le nombre de fois qu’on leur donne des avertissements. ». Tu sais, oui, effectivement, la proportion des constats d’infraction qui sont remis aux Autochtones pour des incivilités, effectivement, est élevée, mais on leur a donné, tu sais, 9 fois sur 10 on leur a donné un avertissement. Puis là fois qu’on a donné un constat d’infraction, bien là, c’est cette statistique que vous consultez, mais regardez toutes les fiches d’interpellation qu’on a fait où est-ce qu’on a donné des avertissements, ça explique pourquoi qu’il y a un chiffre qui est si élevé comme ça. C’est que malheureusement c’est une population qui ne respecte pas les règles qui sont établies au niveau de la ville ».
Ensuite, et tel que discuté dans la section 2.2.2.1 du rapport, l’enregistrement répondrait à une demande de certaines équipes spécialisées comme EMRII et ESUP pour permettre d’informer ces dernières de l’évolution de l’état de certaines personnes connues, ou encore de savoir où elles se trouvent sur le territoire. Cette demande organisationnelle en faveur de l’enregistrement des interpellations auprès de la population itinérantes et/ou présentant des problèmes de santé mentale ou d’intoxication, aurait pour conséquence d’accroître les disparités dans les données analysées, tout particulièrement celles touchant les populations autochtones.
« [J]e pense qu’il y avait les itinérants au Centre-Ville, où est-ce qu’on a des équipes d’aide, des équipes en santé mentale, EMRII et ESUP, qui aiment bien savoir où les itinérants sont, dans quel état ils se trouvent, puis moi personnellement quand j’étais au Centre-Ville, souvent on faisait des fiches en disant ‘bon bien je l’ai vu tel coin de rue, tel coin de rue’. Puis, les gens des services sociaux nous appelaient en disant ‘Ey, merci, grâce à ton contrôle de routine, j’ai vu que tu l’as interpellé hier, je suis allé là, je l’ai trouvé à un coin de rue puis j’ai pu l’amener à son rendez-vous’. Donc, ça l’a une utilité. Je vous dirais aussi pour des travailleurs sociaux de trouver ces gens-là, puis si on a des informations, des questionnements, puis qu’on veut les rencontrer ces gens-là, bien on sait à peu près où les trouver. »
Les propos présentés ici témoignent d’une relecture des disparités et d’une inversion drastique de leur interprétation : elles ne sont plus le reflet d’un problème de discrimination raciale dans les pratiques policières, mais au contraire le miroir d’un souci de bien faire auprès d’une population particulièrement vulnérable. Certes, les personnes autochtones en situation d’itinérance ne sont pas traitées comme toutes les autres, mais c’est une discrimination qui est positive, car effectuée dans un but d’assistance et de relation d’aide. Les disparités observées sont donc loin d’être un symptôme de racisme de la part des forces de l’ordre, bien au contraire. La longue citation qui suit exprime avec beaucoup d’éloquence ce point de vue, alors que l’agent de police commence par expliquer comment il a vécu le dépôt du premier rapport.
« Un petit peu de frustration, ce qui m’a amené à participer à votre projet de recherche aujourd’hui, c’est que j’avais l’impression qu’on n’était pas aller questionner les policiers à savoir, concrètement, c’est quoi pour nous un contrôle de routine. Puis il n’y a pas personne qui est allé demander... bien, moi, c’est principalement le volet Autochtone qui m’a touché. J’avais l’impression qu’on me frappait sur la tête, qu’on me disait que « Tu as mal fait. Puis tu es méchant. Puis que tu es un sale policier qui fait du racisme. Tu ne sais pas faire ta job, on n’a pas besoin de toi. On te paie pour rien. ». Alors que, moi, j’étais fier, au début là, sans lire les commentaires, j’étais fier de voir qu’’il y avait 11 fois plus de femmes autochtones qui se faisaient puis qui étaient inscrites dans un contrôle de routine. Quand j’ai vu la réaction des citoyens, je me suis dit : « Mais ils ne peuvent pas comprendre que c’est positif parce qu’ils... l’article de la façon qu’il est écrit s’est comme si l’interpellation puis le contrôle de routine c’étaient l’étape avant l’accusation criminelle. », alors que ce n’est pas du tout, du tout ça. Une interpellation c’est positif. C’est dites-vous que quand cette personne-là est interpellée puis est fichée dans un contrôle de routine, ça veut dire qu’elle n’a pas reçu de constat d’infraction. Fait que, c’est positif. C’est que les policiers ont compris : arrêtez de donner des constats d’infraction, ça ne sert à rien. Ces personnes-là ont besoin d’être identifiées dans un contrôle de routine pour recevoir une aide, pas recevoir un constat d’infraction. Puis ça m’a un petit peu déplu de devoir... de commencer à expliquer ça à ma famille qui n’est pas très, très propolice. Il y a fallu que j’aille expliquer « Ok. Attendez minute. Je ne peux pas expliquer par rapport aux Arabes, je ne l’ai pas vécu. Par rapport aux Noirs, j’en ai fait quelqu’un contrôles de routine pour telle, telle, telle raison. Puis par rapport aux Autochtones, c’est une fierté. C’est positif. Ce n’est pas discriminatoire. Arrêtez dire qu’ils font pitié, c’est bon ! ». Là, j’ai pris de l’énergie pour l’expliquer au monde de ma famille, mais après ça, moi, ça me... mon voisin, au final, il pense que je suis un sale policier qui abuse sur les Premières Nations. Alors que probablement, entre lui puis moi, la personne la plus raciste envers les Premières Nations c’est lui. Mais je n’ai plus l’énergie pour aller lui expliquer pourquoi est-ce que c’était positif que les Premières Nations, surtout femmes... parce que, moi, je vois là-dedans que les femmes ont été plus représentées parce que c’est elles qui sont encore plus vulnérables que les hommes. Une femme itinérante est beaucoup plus vulnérable qu’un homme itinérant. Ça veut juste dire que les policiers ont mis plus d’efforts ou plus d’emphase sur les femmes autochtones itinérantes que sur les hommes. Et encore là, ça vient juste justifier le fait que l’interpellation ce n’est pas faite pour discriminer, c’est fait pour les protéger puis leur trouver un soutien. Fait que ça m’a un petit peu déplu, mais en même temps, comme je vous dis, si on veut vaincre ou au minimum améliorer la situation du racisme, c’est en choquant les gens. Donc, je comprends, je comprends l’apport... je comprends l’objectif qui est de choquer pour que les gens réalisent, mais dans mon monde de licornes j’aimerais pouvoir choquer les gens sans qu’ils soient choqués contre la police. Les choquer... j’aimerais bien ça que l’on parle vraiment beaucoup plus du racisme en politique que du racisme dans la police, mais c’est beaucoup plus facile d’haïr un policier parce qu’on a le mandat d’émettre des constats d’infraction, que d’haïr un politicien qui a souvent l’image de il fait de son mieux, on ne serait pas capable de faire sa job. Fait que, c’est ça. »
Cette manière d’expliquer les disparités, comme toutes les autres, a ses qualités, ne serait-ce que parce qu’elle reflète le vécu des policiers et policières interrogés.es. Elle montre également que l’interpellation peut être utilisée de multiples manières et servir à plusieurs fonctions. Il convient toutefois d’immédiatement souligner que cette explication demeure insatisfaisante pour faire sens des disparités observées, notamment lorsque nous la confrontons aux autres données collectées dans cette recherche. En effet, lorsque ventilées par leur finalité, comme cela a été effectué dans la quatrième partie de ce rapport, les interpellations policières auprès des personnes autochtones entre 2014 et 2017 ne semblent pas s’inscrire particulièrement dans une relation d’aide, mais répondent plutôt très majoritairement à des objectifs de prévention du crime (près de 88% des interpellations auprès de personnes autochtones sont associées à cette fonction, une proportion bien supérieure que pour les personnes blanches ou celles appartenant à une minorité visible; voir le graphique 4.1). Cela ne signifie pas pour autant qu’il nous faille balayer du revers de la main la totalité des propos présentés ici. Une partie des interpellations visant les personnes autochtones en situation de vulnérabilité sont possiblement mues par des raisons distinctes. On voit bien par exemple que l’escouade Éclipse ne cible presque jamais cette population dans ses interventions. Toutefois, affirmer que les disparités observées doivent être comprises de manière positive, comme étant le reflet d’un soin particulier des agents de police envers une population vulnérable, nous semble tout aussi insatisfaisant, ne serait-ce parce qu’il y a peu de chances que cela corresponde à la lecture qui en est faite par les personnes directement ciblées par ces interventions policières.
Troisième forme d’explication des disparités, la question des appels citoyens est également invoquée. En effet, comme nous l’avons dit, la totalité des policiers.ères interrogés.es affirment avoir déjà été témoins d’appels de citoyens dont les motivations sont racistes, ou à tout le moins très fortement teintées de préjugés raciaux. Un policier à qui l’on demande s’il a déjà été confronté à des appels citoyens discriminatoires donne l’exemple suivant :
« Ah, bien dans mon secteur de [quartier favorisé et homogène sur le plan ethnoculturel], oui. Si mettons un Blanc fait des tocs tocs pour essayer d’aller, mettons, solliciter des gens pour Vidéotron ou Bell, si c’est un Blanc, bien, on a déjà eu des appels parce qu’un monsieur noir faisait des tocs tocs. Il y a eu 4 appels qui sont rentrés dans l’urgence parce que c’est un monsieur noir qui faisait des tocs tocs pour Vidéotron parce que c’était... pour pouvoir inciter les gens à changer de compagnie...fait qu’il leur donnait, tu sais. Mais quand j’ai intercepté le monsieur je lui ai dit ce n’est pas la bonne place pour le faire ici là. Je lui ai dit sincèrement ce n’est pas la bonne place. Vous êtes noir puis vous êtes dans [ce quartier blanc] en train de faire des tocs tocs, on a eu 4 appels juste pour vous. Puis le gars s’est identifié. Il a vraiment montré sa carte, il travaille pour Vidéotron. Et il le montre aux gens, mais les gens disent ah, bien, oui, mais ça peut être falsifié, ça peut être... ça peut une fausse carte, ça pourrait si. Comment est-ce que je peux savoir si, tu sais. »
Plus encore, ces biais dans les appels sont présentés comme l’une des explications possibles des disparités observées, car « les gens vont plus appeler le 911 quand que c’est des Noirs que quand que c’est des Blancs ». Il y aurait donc une mobilisation partielle des ressources policières sur la base de préjugés raciaux, tel qu’illustré dans les propos suivants :
« Il y avait 2 personnes qui étaient racistes dans un bloc et eux ils généraient des appels pour qu’on aille intervenir avec des jeunes arabes. Sauf que nous on savait qu’eux ils n’avaient rien fait, mais parce qu’on avait un appel 911 qui était créé, on était obligé d’y aller. Ou eux ils créaient des appels, par exemple, ils font des courses de rue, ils font du bruit, ils font, ils font tourner les moteurs, alors on était obligé de répondre aux appels. Puis on a été chanceux parce que les jeunes étaient compréhensifs et on leur a expliqué « on a des appels, on est obligé de répondre, on sait que vous ne faites rien de mal ». Comme ça ils ne nous ont pas trouvé racistes. On aurait pu tomber sur d’autres personnes. Mais en réalité ce n’était pas nous qui étions racistes, c’est les deux personnes-là de la population qui généraient des appels qui nous faisaient paraître raciste. »
Dans certains cas, plus rares, ces préjugés raciaux vont directement viser les policiers.ères. C’est ainsi qu’un membre du SPVM, d’origine haïtienne, nous raconte cette événement pour le moins troublant :
« P : On a déjà un appel d’une dame qui a appelé pour la police puis on a... j’étais avec un collègue noir à ce moment-là. On a frappé à sa porte. La personne a littéralement rappelé au 911 pour dire qu’il y avait deux personnes de race noire qui frappait à sa porte. Puis c’était nous autres, en uniformes là.
C : Ok. Donc, elle pensait que vous étiez déguisés.
P : Exactement. Là, même quand je suis rentré, j’ai dit : « Bien, c’est vous qui avez appelé ». « Ah ! Bien, je ne sais pas. Je vois deux personnes. ». J’ai dit on est en uniforme. On est en uniforme puis on s’est fait quand même, tu sais, tu as appelé le 911. On revient au point d’appel puis elle reprend l’appel 911 puis le 911 a été obligé de confirmer qu’on était des policiers pour qu’elle puisse ouvrir la porte. ».
Questionnés quant à savoir comment les policiers et policières réagissaient à des appels qui leur semblent racistes, deux éléments intéressants émergent. D’une part, bien que l’agent de police puisse déprioriser un appel considéré comme futile, il finit la plupart du temps par y répondre – et ce, parce que c’est son travail de répondre aux appels de citoyens, mais aussi, et surtout, parce qu’il est très difficile pour ne pas dire impossible de s’assurer que l’appel n’est nullement fondé sans se déplacer et vérifier par soi-même. D’autre part, quand l’appel s’avère effectivement être basé sur des préjugés raciaux et donc injustifié, les policiers se retrouvent souvent à être ceux qui vont porter l’opprobre de l’étiquette « raciste », et ce même si leur intervention n’était pas initiée par eux. Voici quelques exemples pour illustrer ces remarques.
« C : Mais est-ce que vous avez déjà été témoin de biais systémiques ou de, enfin, de préjugés dits raciaux dans le cas d’appels de citoyens ?
P : Auprès des appels de citoyens ? Oui, j’ai déjà été témoins de biais de citoyens qui me disaient... des appels 911 d’un homme noir louche qui circule à 9h le soir. (...) Je pense qu’à 9h le soir c’est normal qu’un homme circule peu importe c’est quoi la couleur de sa peau là. Oui, j’ai déjà vu ça.
C : Et comment vous réagissez à ce genre de situations là ?
P : Bien, en fait. Oui, c’est ça. C’est ma dernière priorité. Si je trouve de quoi sur la route de plus intéressant ou qui allume plus mon regard ou une infraction, même du Code de la route avant ça, ma aller intervenir sur le Code de la route. Mais le... disons là que c’est bien tranquille, j’ai le temps de rendre puis, tu sais, je ne ferai pas des pieds puis des mains pour le localiser. Mais s’il est encore là, bien, ma aller lui parler. Ma y expliquer que on a eu un appel pour une personne louche, semble correspondre à votre description puis je vais lui poser la question : pourquoi il est ici ? Parce que, je veux dire, la personne m’a appelé parce que, elle, elle était inquiète. Je vais essayer de m’assurer qu’elle n’est pas inquiète pour... qu’elle est inquiète pour rien. Mais je dois vous avouer que mentalement, malgré le fait que je fasse ça, mon minding au moment de l’intervention c’est : c’est futile puis c’est vraiment, ça n’augmente pas notre image cette affaire-là, mais... »
« Bien, tu le vois là. Tu sais, ils disent un appel, ok, exemple, un attroupement. Ok, mais ça veut dire quoi, tu sais, puis ça veut dire quoi un attroupement. Un attroupement, ça veut dire quoi ? Tu sais, des fois, tu vois ça : un attroupement de gang de rue devant le commerce, svp faire circuler. L’appel il rentre comme ça là, tu sais. (...) Dans le fond, je le comprends là. Le gars il est tanné de voir, c’est plate là, mais je vais le dire comme je le pense, mais il est tanné de voir des Noirs puis il ne veut plus les voir. (...) Puis qui qu’il utilise ? La police. Fait que là la police y va puis y demande de circuler parce que c’est un espace de commerce... Puis là c’est nous autres qui passe pour une gang de racistes. »
« Tu sais, je vous donne un exemple. Si à la base à la prise de l’appel au 911, la personne est déjà teintée, bien, le travail policier va déjà être un peu teinté lors de l’intervention. Tu sais, c’est-à-dire que si on... si en bout de piste il y a un appel dans un parc pour un groupe de 4, 5 personnes de race noire, ça parle fort. Mais qu’en bout de piste à l’appel, ça se bataille, tu sais, ainsi de suite. Tu sais, le plaignant teinte la... soit par sa perception de la chose ou ainsi de suite, il les entend, il pense qu’ils se battent ou ainsi de suite. L’approche policière va être aussi teintée de par ce que le citoyen va donner comme explication. Fait que, ça, je trouve que c’est malheureux parce que ça vient aussi... ça reste, tu sais, en bout de piste, c’est nous qui sommes responsables de l’intervention policière qu’on fait, mais elle est déjà... elle a déjà été teintée par la perception d’une personne par peut-être le fait que, bon, la personne est-ce qu’elle est raciste ? Est-ce qu’elle a des préjugés, des stéréotypes ? Tout le monde en a là, mais son appel n’est peut-être pas nécessairement basé sur des faits observables, mais plus des déductions de ce qu’elle perçoit. Fait que, malheureusement, tu sais, on part moins 1 souvent dans ce temps-là. Et je pense que c’est souvent dans ces types d’appel-là que malheureusement ça dérape parce que le policier lui-même arrive avec une mauvaise perception et là, il y a peut-être un contact un petit peu plus coercitif avec les personnes. »
Ces extraits des entrevues mettent en lumière une autre facette du problème des disparités raciales dans les interpellations policières, une facette qui se trouve cette fois-ci à l’extérieur de l’organisation. Comme une partie des interpellations font suite à un appel citoyen, leur déploiement est lui-même en partie influencé par les préjugés raciaux et le racisme d’une partie de la population qui mobilise les forces de l’ordre. À nouveau, il faut être prudent quant à la justesse de cette explication. Rappelons à ce titre que nos analyses statistiques dans le premier rapport ont démontré que les interpellations qui découlent d’un appel ou d’une plainte citoyenne reflètent des disparités raciales similaires à celles que l’on observe pour les interpellations lancées par une décision policière. Les préjugés de la population ne semblent donc pas être à l’origine de plus ou de moins d’interventions biaisées.
Si la police ne peut pas faire grand-chose pour réduire les représentations et les valeurs de la société, elle peut par contre chercher à réduire l’influence de ces dernières sur leurs propres pratiques. En d’autres termes, il s’agit de trouver des manières de faire qui permettent que les appels citoyens racistes ne conduisent pas systématiquement à une intervention auprès d’une personne racisée. Nous savons que le SPVM travaille à mieux former les répartiteurs du 911 pour les sensibiliser à ces enjeux et réduire ainsi les biais systémiques observés dans les pratiques policières. Cela devrait permettre aux policiers et policières d’être mieux informés.es dès la répartition de l’appel et de pouvoir moduler leur intervention en fonction de cette information. C’est un pas dans la bonne direction et nous ne pouvons que féliciter le SPVM de cette initiative. Dans la continuité, d’autres actions pourraient être éventuellement mises sur pied, notamment en vue de réduire les interventions superflues, car celles-ci nuisent à la qualité de vie de la population desservie et affectent négativement la réputation de la police. On voit dans les exemples présentés plus haut que les policiers.ères se sentent souvent obligés.es d’intervenir auprès de la personne visée par l’appel, même si cette dernière n’a rien à se reprocher et que le membre des forces de l’ordre le sait. Une réflexion sur les moyens à mettre en place pour éliminer ces interventions serait bienvenue.
À l’exception du rôle joué par Éclipse qui est bien moins important que ce que les policiers.ères pensent en matière d’exacerbation des discriminations raciales, les explications avancées par les membres des forces de l’ordre sont loin d’être farfelues et méritent notre attention. Elles permettent de comprendre la diversité des contextes de l’interpellation, la complexité du travail policier, mais aussi celle des mécanismes du racisme. Avant tout, elles sont le reflet de ce que les policiers et policières pensent, et du regard qu’ils et elles portent sur les disparités observées dans le premier rapport. À ce titre, il n’est pas tant important de leur donner raison ou tort (et ce, même s’il nous faut minimalement confronter leur propos à l’empirie existante), que de réfléchir aux implications qu’une telle lecture du réel peut produire.
Sur ce plan et pour conclure cette partie du rapport, deux choses doivent être dites. 1) Il est vrai que nous ne pouvons attribuer l’entièreté des disparités observées à l’initiative policière. Les données sur les appels citoyens, souvent eux-mêmes discriminants tel qu’observé dans la première recherche, en sont un exemple. On peut également mettre de l’avant les décisions politiques (ou l’absence de décision) qui ont mené à ce que les problèmes associés à l’itinérance soient presque toujours pelletés dans la cour des forces de l’ordre, pourtant bien peu outillées pour y répondre adéquatement. Il va sans dire que la question du racisme dépasse de loin le seul SPVM et que ce vaste et persistant problème – n’en déplaise à certains politiciens qui refusent d’en reconnaître le caractère systémique – ne peut être véritablement répondu que par des actions qui impliquent l’ensemble de la société. 2) Cela étant dit, ne pas être totalement responsable d’une situation ne signifie pas que l’on n’en soit nullement responsable. Il est en effet tout aussi faux de croire que la police n’a aucune responsabilité dans les disparités observées, ni potentialité d’action. Or, ce que les entrevues permettent de faire ressortir, c’est l’attitude défensive globale qui est utilisée pour expliquer les disparités. Les policiers.ères ne nient pas ces dernières, mais adoptent majoritairement des explications qui réduisent leur part de responsabilité dans ces disparités : activité délinquante différenciée, itinérance, inégalités socioéconomiques, appels de citoyens, l’ensemble de ces éléments ne sont pas sous le contrôle des agents.es sur le terrain. Ces observations ne doivent pas servir à pointer du doigt les forces de l’ordre et à les qualifier de racistes qui s’ignorent. Mais elles doivent nous indiquer qu’il reste un travail à faire à l’interne pour expliquer et faire reconnaître leur part de responsabilité dans les disparités. Et cette responsabilisation ne doit pas être vue comme une manière de condamner les agents.es de police et l’organisation policière, mais doit plutôt servir au contraire à souligner leur agentivité, c’est-à-dire leur capacité à participer à une réforme positive des interventions policières et plus généralement des relations entre police et citoyens. La police ne doit pas rester le problème (par immobilisme), elle doit devenir (une partie de) la solution. Ceci rejoint les remarques faites dans la section 2.2.4.2 sur les confusions terminologiques et les dangers d’un accroissement de la polarisation des points de vue. Elles témoignent également du vaste travail qui reste à accomplir à l’interne pour produire une réforme organisationnelle qui mènerait à une réduction des discriminations que vit une partie de la population.
Les personnes interrogées se sont longuement épanchées sur les impacts négatifs que les allégations de racisme font peser sur elles et sur leur travail. Bien entendu, personne n’a envie de se faire traiter de raciste, et les policiers.ères n’échappent pas à cette règle. La principale conséquence qui en découle est un sentiment de découragement, de frustration et de démotivation. Les policiers.ères se sentent victime d’une injustice, se trouvant au cœur d’accusations qui ne reflètent en rien leur propre perception de leur travail, de leurs collègues et d’eux-mêmes. Plus encore, ils et elles se sentent démunis.es face à ces allégations, n’étant pas en mesure de répondre au narratif dominant, et ce, même auprès de leurs proches. La citation suivante l’illustre parfaitement.
« On se sent un peu comme un peu victime là-dedans dans le sens où je ne pense pas que, c’est ça. C’est une disparité entre la réalité puis la perception de la population. Nous on le sait c’est quoi le travail puis on sait qu’il n’y en a pas de racisme systémique. Là, la conclusion de l’étude c’est ‘il y a du racisme systémique’. Donc là on se dit ‘bien coup donc, moi je travaille là-dedans’. Puis même si j’explique, je vous donne un exemple, j’explique à ma famille qu’il n’y en a pas du racisme systémique, puis là ils me disent ‘oui, mais l’étude dis ça puis bla bla bla’. Mais les gens vont plus croire l’étude que ce que le policier qui travaille dans le terrain depuis 5 ans dit. »
Plus encore, ce sentiment, qui constitue l’un des récits dominants à émerger des entrevues, va avoir des conséquences sur les pratiques, de l’avis des personnes interrogées. En effet, ce découragement va à son tour conduire à un désinvestissement de la part des forces de l’ordre, à un moindre effort, à une forme de désengagement, en d’autres termes, à de l’underpolicing. Démoralisés par les fausses accusations de racisme qui pèsent sur eux, les membres des forces de l’ordre vont y répondre en réduisant leurs interventions, et ce, plus particulièrement auprès des groupes racisés. Dans le narratif policier, très homogène de ce point de vue, c’est l’aboutissement inévitable des allégations de racisme, des groupes de pression, et même des recherches sur le sujet (c’est-à-dire, notamment, du présent rapport) : face aux critiques, les policiers.ères vont tout simplement cesser d’intervenir dans des situations où ils et elles seraient intervenus.es auparavant. Voici quelques citations qui font ce lien entre les sentiments négatifs vécus par les membres du personnel policier et la réduction de leurs interventions.
« Les conséquences, c’est de la frustration de la part des policiers. C’est un peu un désintéressement parce que là on se dit ‘bien coup donc, on n’interpellera plus personne’, tu sais, si dans le fond il y a du racisme puis que les gens pensent ça, puis que... Bien nous ça nous mène à un peu...à un désinvestissement. Ça mène un peu à ça, ça mène un peu à se dire ‘bien, si c’est rendu que là je fais le travail du mieux que je peux, puis que la conclusion de l’étude c’est qu’il y a du racisme systémique puis que l’on ne fait pas bien ça’, c’est un peu décourageant. C’est un peu décourageant surtout quand on se dit que les données pourraient être comparées à d’autres données. C’est que des données on peut faire dire ça un peu ce qu’on veut là. Des données selon moi, ça dépend toujours quel chiffre l’on met puis quelle donnée l’on présente, puis ça dépend de beaucoup de choses, puis de comment on les présente. »
« On peut se le dire, on est tannés. Est-ce que, est-ce que l’on va arrêter de bien faire notre travail ? Non. Mais moi c’est ma crainte, c’est la démobilisation des policiers » (#65).
« Bien je pourrais dire aujourd’hui là avec tous les changements, parce que tout est médiatisé, tu sais, toutes ces choses-là, tu sais. Moi je suis rendu à ce point-là depuis peut-être un 2 ans facile ‘Garde si tu ne veux pas avoir de troubles-là, fais rien’. C’est rendu ça là, je parle pour les nouveaux jeunes, tu sais. Les jeunes rentrent je leur dis ‘fais rien parce que là tu vas intercepter quelqu’un de, que ça soit de n’importe quelle nationalité là, je veux origine ethnique’ parce que nous autres on a quand même une diversité, tu sais là, tu as Pointe-Saint-Charles pour, pour... Point-Sainte-Charles, tu sais, la Petite-Bourgogne c’est Jamaïcain, Haïtien, on a des Irlandais dans un autre quartier, tu sais, il y a beaucoup d’autres nationalités fait que tu sais. Fait que là tu te dis ‘bon, écoute si tu veux intercepter, bien, garde, arrête les pour un bon motif là parce que sinon, si tu l’interpelles au hasard de même, ça va revirer, ça va revirer, on va dire ça va revirer mal. »
Certaines personnes soulignent que ces accusations sont d’autant plus blessantes qu’elles considèrent s’être engagées dans ce métier pour des raisons nobles et que, de fait, le travail policier est un travail positif qui devrait être perçu comme tel.
« Ça fait [plusieurs années] que je suis policier. Je me considère une personne très professionnelle et je trouve ça aberrant, insultant. Je suis un des premiers probablement qui dit : ‘Parfait ! Vous voulez qu’on arrête d’interpeller. Vous voulez qu’on arrêter de fouiller puis de... d’essayer de pogner des criminels. Arrangez-vous avec vos troubles. On va juste répondre à des appels 911. On verra ce qui se passe après’. C’est ce qui s’est passé, je crois, à Toronto. Et c’est sûr c’est extrêmement blessant, c’est frustrant, c’est fâchant, c’est... moi, ça me dépasse. Des fois là, je dis ‘Bien, voyons donc !’. Je crois profondément que la majorité des gens comprennent très mal les mécanismes de réflexion qui mènent à ce qu’un patrouilleur aille faire une interpellation ou une intervention. (...) C’était difficile. Sentir que la population nous déteste, ce n’est pas agréable. La majorité des policiers, moi inclus, deviennent policiers pour aider les gens, peu importe la couleur de la peau. Si je pouvais, j’aimerais que ces gens comprennent que je suis d’accord avec eux. Qu’il faut mettre un terme au racisme. Que ceci doit cesser. Mais que me faire percuter sur la voie publique en raison de mon métier, ce n’est pas plaisant. Et c’est blessant. Car j’ai prêté serment de protéger et servir. Je compte respecter ce serment dans toutes mes actions. L’uniforme que je porte ne retire pas mes émotions. »
« Bien, en ce moment, je vous dirais, moi, je suis proche de la limite du moindre effort là. Donc, je vais recevoir mon appel. Je vais aller la faire du toujours du mieux que je peux puis donner le meilleur service, sauf que je vais... les actions initiées, comme on dit là, je vais en faire le moins possible parce que j’ai l’impression que ce n’est pas ça que les gens veulent. Ils n’ont pas envie de me voir, un peu comme les pompiers là où est-ce qu’ils restent dans la caserne toute la journée puis ils vont faire l’appel au feu quand qu’ils en ont de besoin. J’ai l’impression que c’est ça que les gens recherchent parce qu’à chaque fois qu’il y a de la police dehors, on se fait regarder croche. On se fait haïr. Des fois, on se promène puis on se fait envoyer des, tu sais, des mauvais mots puis... tu sais, 90 % de mon travail c’est vraiment un travail d’aide là où est-ce que là, vraiment, je ne fais pas, tu sais, je ne m’occupe pas de la criminalité, où est-ce que je ne m’occupe pas de donner des tickets, où est-ce que je ne m’occupe pas de faire des contrôles de routine ou quoi que ce soit là, tu sais, où est-ce que mon travail c’est vraiment juste d’aller aider une famille parce qu’ils n’ont plus d’électricité, parce que le propriétaire l’a coupé ou parce que... Je pourrais aller arrêter, justement, des personnes parce que son conjoint est là-bas. Décroché quelqu’un qui s’est pendu, son fils. Tu sais, 90 % de mon travail, moi, je trouve qui est assez noble là, où est-ce que je suis vraiment là puis dédié pour aider les citoyens, puis je me fais haïr. Puis là, quand que j’en viens à ce que... on m’appelle pour que je vienne les aider, tu sais, ce n’est peut-être pas la même personne qui me haïssait au départ, mais, tu sais, je me sens comme, comme si quelqu’un était hypocrite avec moi là, tu sais. On me haïssait dans mon dos, mais là, quand on a besoin de moi, on m’utilise. C’est comme ça que je peux en venir à me sentir. »
Enfin, le découragement se trouve souvent alimenté par une perception des agents.es sur le terrain d’un manque de soutien de la part de la direction. Relativement aux enjeux de racisme et les allégations de profilage racial, la plupart des participants.es ne se sentent pas suffisamment défendus.es par l’organisation, ce qui participerait à accroître leur sentiment d’aliénation.
« Dans les médias nous ne pouvons pas répondre quand on nous accuse de je ne sais quoi, nous sommes tenus par la confidentialité. Pourquoi l’organisation elle ne nous défend pas? »
« Dans nos rapports il y a des termes que nous ne pouvons pas utiliser, la police ne peut pas nommer certaines réalités. En parlant de l’annonce de la mise en place d’une escouade armes à feu, le directeur n’a pas pu dire gang de rue. Pourquoi aujourd’hui nous ne pouvons pas dire certaines choses quand il y a des faits qui le démontre, pour ne pas offusquer une certaine population. »
La réduction des interventions consécutives aux accusations de racisme est bien entendu unanimement perçue de manière négative. En partie, parce qu’elle est contraire au professionnalisme policier (une police professionnelle est une police proactive), mais également parce que, selon leur point de vue, la pratique de l’interpellation sert à améliorer la sécurité publique et qu’en limiter l’usage favoriserait nécessairement la criminalité (tel que discuté à plusieurs reprises dans ce rapport; voir notamment les sections 2.2.1.3 et 2.2.2.1).
Il est bien sûr difficile de savoir dans quelle mesure ce discours reflète un changement concret dans les pratiques d’interpellations. Les policiers interviennent-ils vraiment moins qu’avant, du fait des accusations de racisme? Ou moins sur certaines populations? Et si c’est le cas, cela est-il forcément négatif? Cela se fait-il véritablement aux dépends de la sécurité publique? S’il faut demeurer sceptique quant au lien établi par les policiers entre volume d’interpellations et sécurité publique (voir la citation du rapport du juge Tulloch, plus haut), il convient de prendre au sérieux le sentiment de découragement qui habite les membres des forces de l’ordre. En effet, tout comme il n’est pas acceptable de faire fi des souffrances et des discriminations subies par une partie de la population montréalaise, il n’est pas non plus raisonnable de laisser ce sincère sentiment de démotivation, cette frustration et cette colère vécus par les policiers et policières sans réponse. On voit ici émerger une véritable difficulté dans la mise en place d’une réforme par la direction du SPVM : d’un côté, si cette dernière met l’accent sur le besoin de changer les pratiques, elle reconnaît qu’il y a un problème lié à des discriminations raciales au sein de l’organisation et cela risque d’accentuer la démotivation et le désengagement des troupes; de l’autre, si elle décide de ne pas minimalement confronter les agents.es sur le terrain des disparités de traitement subies par une partie des citoyens, aucun changement significatif des pratiques ne pourra voir le jour.
Plus encore, ce que cette mise en relation implique, c’est que, pour les policiers et policières interrogés.es, les accusations de racisme sont un vecteur d’insécurité. En produisant du désengagement et donc une réduction des interpellations policières, les personnes qui affirmeraient qu’il y a un problème de racisme dans la police vont ultimement fragiliser la sécurité publique, faisant le jeu de criminels tout heureux d’avoir des membres du personnel policier qui agissent de manière moins proactive. Ce discours qui oppose les luttes antiracistes à la sécurité publique avait déjà été observé lors de l’étude effectuée à Repentigny20 et prend forme depuis plusieurs mois (en fait, depuis que les appels au définancement de la police au Québec et au Canada ont gagné en force et en visibilité) dans l’espace médiatique et public. Comme nous l’avons déjà affirmé, c’est un discours extrêmement problématique qui doit absolument être déconstruit. On ne peut pas, en tant que société, avoir à faire le choix entre la sécurité et la fin des discriminations raciales, comme si l’une ne pouvait aller avec l’autre. Au contraire, les discriminations raciales doivent être vues comme une forme d’insécurité à part entière, et donc fermement combattues. Elles ne sont pas ce qui définit une bonne police, bien au contraire, et ne peuvent être mises en concurrence avec la lutte au crime.
Pour conclure la partie du rapport dédiée à l’analyse de la première vague d’entrevues, nous allons revenir sur quelques enjeux qui nous apparaissent comme centraux relativement aux questions de discriminations raciales et autour desquels, à notre avis, les efforts du SPVM devraient être concentrés. Trois éléments vont ainsi être abordés : la polarisation, la diversité et les priorités organisationnelles.
Nous avons parlé à de multiples reprises de la question de la polarisation des positions et il s’agit à notre avis de l’un des problèmes les plus importants auquel l’organisation est actuellement confrontée. Et l’une des sources de cette polarisation – du moins du côté des forces de l’ordre, là où notre regard s’est porté dans le cadre de cette recherche – c’est une mauvaise compréhension des termes en jeu. En effet, comme nous l’avons déjà dit, si les policiers.ères continuent de penser que les accusations de racisme qui pèsent sur leur profession consistent à affirmer qu’une majorité de policiers se lève le matin avec la ferme intention de n’interpeller que des personnes racisées, car ils sont racistes, aucun dialogue ne sera possible. Dans ce cadre, en effet, les membres des forces de l’ordre sont intimement convaincus que ceux qui les accusent se trompent, que leurs intentions sont soit motivées par une haine antipolice, soit par une ignorance de leur réalité, et qu’à ce titre, ces accusations sont dénuées de fondement. Ainsi, dès que le mot racisme est utilisé, cela crée une levée de boucliers et met un terme à toute discussion. À son tour, cette posture tend à « confirmer » les soupçons des citoyens et citoyennes qui pensent qu’il y a un problème de discriminations raciales dans les pratiques policières, le refus de reconnaître le problème étant lu comme une façon de nier l’évidence.
Ce risque de polarisation guète également l’intérieur de l’organisation du SPVM. En effet, la distance qui sépare les points de vue majoritaire (il n’y a pas de racisme ou pas plus qu’ailleurs) et minoritaire (il y a un problème de racisme) est déjà importante et elle risque de s’accroître si rien n’est fait. Inscrits dans un rapport de force nécessairement défavorable, le danger est de voir ces voix minoritaires qui expriment le souhait de voir les choses changer, être étouffées et s’éteindre.
Plus encore, le cadrage étroit des termes (racisme, racisme systémique, profilage racial) ne fait pas que rendre le dialogue impossible et faire croître la polarisation, il rend tout effort de réforme voué à l’échec. En effet, s’il n’y a pas de véritable problème de racisme au sein de la police, pourquoi vouloir changer quoi que ce soit dans les pratiques? Le problème se résume alors à un problème de communication : pour répondre aux allégations qui pèsent sur la profession, il s’agit de mieux expliquer à la population le travail de la police (et leur expliquer incidemment que celui-ci ne se fait pas avec des intentions racistes) et de mieux défendre leurs pratiques, telles que l’interpellation. Sinon, il n’y a rien à changer.
Dit autrement, si ma compréhension du racisme est trop étroite (est raciste l’individu ou le système qui cible explicitement et intentionnellement des individus sur la base de leur identité ethnoculturelle), j’aurais tendance à penser qu’il n’y en pas (je ne connais pas de collègues qui correspondent à cette définition), bien au contraire (car je n’aime pas les racistes), et cela m’amènera à délégitimer toute affirmation opposée, surtout si elle vient de l’extérieur de l’organisation (car les non policiers ne peuvent pas connaître leur métier comme eux le connaissent). La seule chose qui reste à changer, c’est la perception – vue comme erronée – d’une partie de la population. Or, ce déni fait exactement l’effet inverse : il conforte les personnes critiques des forces de l’ordre que ces dernières ne sont même pas en mesure d’accepter ce qui relève selon eux de l’évidence (notamment, du fait des résultats issus du premier rapport).
Face à ce constat, il est urgent que le SPVM s’attaque à la polarisation des points de vue et à son accroissement. Cela pourrait être fait de trois manières au moins. Tout d’abord, il faut mieux former les employés.es du SPVM sur les notions de racisme, de racisme systémique et de profilage racial; sur les multiples formes qu’elles peuvent prendre (et notamment qu’elles ne sont pas forcément liées à une intention consciente); et sur les mécanismes sociaux et cognitifs qui participent à leur perpétuation21. Ensuite, il s’agirait de prendre appui sur la minorité de policiers et policières qui veulent du changement. Bien que minoritaire, ces agents.es représentent une force vive qu’il serait inopportun de négliger. Enfin, à l’instar de ce qui a été demandé par nombre de personnes interrogées, la police devrait probablement chercher à communiquer avec la population, de mieux expliquer certaines de leurs interventions et pratiques. Rendre publique leur formation sur la nouvelle politique d’interpellation pourrait par exemple être une excellente idée de « vulgarisation » du métier auprès de la population générale.
Le second élément central concerne les efforts que le SPVM doit continuer à mettre pour augmenter la diversité des effectifs de l’organisation. Tout d’abord, parce que relativement aux enjeux de racisme, la perspective des personnes racisées est forcément riche d’expériences que ne peuvent pas posséder les membres du personnel policier appartenant à la majorité blanche. Ce n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard si parmi la part minoritaire des policiers qui reconnaissent un problème de racisme au SPVM et qui comprennent le racisme de manière plus large et juste (section 2.4.1.2), la plupart appartiennent à une minorité visible. Dans une certaine mesure, ne pas accroître cette diversité, c’est se priver d’un savoir primordial pour l’organisation. Rendre les effectifs plus hétérogènes qu’ils ne le sont pour le moment signifie un SPVM plus riche et meilleur.
La recherche d’une diversité organisationnelle peut également être encouragée relativement à d’autres dimensions que le seul enjeu ethnoculturel, aussi important celui-ci soit-il. Nos entrevues ont ainsi montré que les personnes qui sont favorables au changement sont souvent, mais pas exclusivement, entrées « sur le tard » dans la police (autour de 25-30 ans, plutôt que 21). Cette différence est importante, parce qu’elle permet d’intégrer des personnes qui ont eu un autre parcours professionnel au préalable, d’autres expériences, et possiblement une autre vision de la vie. Plus encore, elle permet de contourner quelque peu l’immobilisme propre à la culture policière. En effet, l’un des traits caractéristiques de la socialisation professionnelle de la police, tel que le relève de très nombreuses études, concerne son mode d’intégration des recrues qui favorise une forte continuité des savoir-faire et des savoir-être. Lorsqu’une recrue arrive dans une organisation policière, elle est ainsi mise avec un vétéran qui, lui apprend les ficelles du métier. L’expérience du terrain va être largement privilégiée au détriment de la pertinence de la formation préalable, un mécanisme qui peut se résumer à la situation suivante, maintes fois observées, du policier chevronné qui dit à la verte recrue d’oublier tout ce qu’il a appris à l’école, car c’est maintenant que le vrai apprentissage du travail de police commence. Cette manière de procéder à une socialisation professionnelle a plusieurs avantages, mais elle participe d’une forme d’immobilisme en ce que les seuls savoirs à être valorisés sont issus de l’interne, et des anciens. Or, nos données montrent que les recrues plus âgées sont plus à même de remettre en cause les pratiques établies, car plus sûres d’elles-mêmes et de ce qu’elles veulent. Dès lors, encourager un recrutement de personnes moins jeunes, qui ne sortent pas directement du Cégep, pourrait contribuer à faciliter les efforts de réformes entrepris.
Rajoutons qu’au-delà d’avoir un service de police dont la composition reflèterait mieux la population desservie, ceci permettrait également de réduire l’homogénéité des points de vue et des expériences, homogénéité qui émerge par ailleurs des entrevues. Ce faisant, le SPVM participerait directement à réduire les risques de polarisation : avec un effectif qui pense de manière plus diversifiée, un équilibre plus important entre les points de vue contraires, les possibilités de voir une polarisation de l’ensemble de l’organisation, tel que le découragement policier face aux accusations de racisme, seraient limitées.
Enfin, bien que nous ayons mis beaucoup d’emphase là-dessus jusqu’à présent, la diversité ne peut pas s’exprimer qu’au seul moment de l’embauche. En effet, une intégration réussie doit également se réaliser dans les divers cheminements de carrière. En d’autres termes, ce ne sont pas que les agents.es sur le terrain qui doivent mieux refléter la population montréalaise, mais également la hiérarchie, soit les cadres dirigeants et les cadres intermédiaires. Or, selon les propos recueillis, et bien qu’il nous soit impossible de le vérifier à partir de données probantes, le déficit de représentativité serait plus grand dans les échelons supérieurs de la hiérarchie du SPVM que dans les échelons inférieurs. C’est également un problème qui doit être discuté, car une intégration réussie de la diversité (des individus, des expériences, des points de vue, des savoirs) se doit d’être réalisée à tous les niveaux de l’organisation.
Une dernière remarque générale associée à l’analyse des données qualitatives mérite d’être faite. Elle concerne la place centrale qu’occupe la mission de lutte au crime dans la culture organisationnelle de la police. Comme la pratique de l’interpellation est étroitement liée à la prévention du crime et au renseignement criminel, elle est naturellement encouragée par la poursuite de cette mission centrale. Un.e bon.ne policier.ère est un.e policier.ère qui arrête des bandits. Et pour ce faire, l’interpellation est perçue comme pouvant jouer un rôle significatif. Une telle perspective tend à invisibiliser les effets potentiellement délétères de l’interpellation, parfois multiples, sur les individus ciblés, tout comme ceux qui peuvent affecter une communauté entière sur laquelle s’opère une concentration d’interventions. En d’autres termes, pour plusieurs policiers.ères, une mauvaise interpellation n’est pas si grave, en tout cas moins grave qu’une interpellation qui aurait dû être faite mais qui ne l’a pas été. La lutte au crime justifierait ainsi les désagréments que vit une partie de la population.
Non seulement ceci ne tient pas compte des effets négatifs concrets des interpellations sur les membres du public, surtout lorsqu’elles sont faites à répétitions, mais elles peuvent directement nuire au travail policier, et à la lutte au crime, en participant à délégitimer la police aux yeux d’une partie de la population. Si le SPVM ne réduit pas les disparités de traitement observées dans ses pratiques, son travail n’en sera que plus difficile.
Nous nous permettrons ici de rappeler l’une de nos recommandations du premier rapport, soit que chaque pratique et politique du SPVM devrait être évaluée à l’aune de son impact sur les discriminations. Et qu’une pratique qui tend à accroître les disparités de traitement au sein de la population montréalaise devrait être considérée comme mauvaise, même si elle donne des résultats relativement à d’autres critères de performance plus traditionnels. En d’autres termes, il s’agit d’opérer une réflexion sur les politiques et les orientations stratégiques du SPVM et à identifier celles qui participent à accroître les discriminations en vue de les modifier ou les annuler. Plus encore, il s’agit de redéfinir ce que l’on entend par une bonne police et mettre de l’avant que ceci correspond avant tout à une police qui ne discrimine pas, qui traite la population en usant d’un minimum de préjugés, de manière égale, avant peut-être d’être une police qui arrête le plus possible de personnes ayant commis une infraction criminelle (voir Figure 6).
Dans cette section, nous analysons les données du SPVM au sujet de l’interpellation, d’abord en examinant les tendances statistiques générales entre 2014 et 2021 et, ensuite, en appliquant les indicateurs de disparité raciale que nous avons développés : l’Indice de disparité de chances d’interpellation (IDCI) et l’Indice de sur-interpellation au regard des interpellations (ISRI). Nous nous intéressons en particulier aux possibles changements annuels dans les résultats, car nous cherchons des éléments de réponse pour deux hypothèses en lien avec le virage organisationnel entamé par le SPVM en 2020 : la nouvelle politique et les nouveaux outils devraient avoir comme effet une réduction dans le nombre total d’interpellations (hypothèse 1), ainsi qu’une réduction générale dans les disparités raciales (hypothèse 2). Ces hypothèses s’appuient, d’une part, sur le resserrement des balises quant aux motifs acceptables et aux principes juridiques, ce qui devrait décourager les interpellations dont le fondement n’est pas clairement justifiable; et, d’autre part, sur la sensibilisation aux biais par la politique, la formation et les coachs, ce qui devrait décourager les interpellations qui visent les minorités racisées de façon disproportionnée.
Dans cette première sous-section, nous analysons les interpellations à la lumière de l’évolution des tendances dans le temps, en prenant la période allant de 2014 à 2021 (inclusivement). Cependant, pour certaines analyses en particulier, nous nous centrons sur la période 2018-2021, soit celle qui nous a été fournie dans le cadre de notre deuxième mandat et pour laquelle nous introduisons certaines variables que nous n’avions pas pour la période 2014-2017, notamment l’information détaillée sur la temporalité de chaque interpellation (heure, jour, mois).
Le Graphique 3.1 inclut la totalité des interpellations enregistrées chaque année par le SPVM. On y voit l’augmentation nette du nombre d’interpellations entre 2014 et 2017, comme nous l’avions remarqué lors du premier mandat, suivie d’un plateau de deux ans et d’une chute drastique en 2020 (qui commence au printemps, avant le dévoilement de la politique sur les interpellations à l’été). En fait, ce qui semble constituer une relative stabilisation dans le nombre absolu d’interpellations annuelles en 2017, 2018 et 2019 comporte tout de même un certain accroissement, passant de 45 607 à 48 068, soit une augmentation de 5% en deux ans.
Graphique 3.1: Interpellations par année
(Nombre de personnes interpellées)
SPVM, 2014-2021 – Données manquantes exclues
Le Graphique 3.2 distingue les interpellations effectuées par l’escouade Éclipse de celles effectuées par le reste du SPVM, notamment celles enregistrées par le personnel policier des Postes de quartier. Les courbes respectives présentent quelques divergences. On note, en particulier, la plus forte baisse dans le nombre d’interpellations d’Éclipse en 2020 et 2021, sûrement expliquée par les restrictions en vigueur durant la période pandémique (fermeture de bars et de restaurants, mesures de confinement et de couvre-feu). En effet, la chute dans le nombre d’interpellation entre 2019 et 2020 est de -50% pour Éclipse (diminuant de 18 mille à 9 mille), alors qu’elle est de -13% pour le reste du SPVM (diminuant de 30 mille à 26 mille).
Graphique 3.2: Interpellations par année selon si effectuées ou non par l’escouade Éclipse
(Nombre de personnes interpellées)
SPVM, 2014-2021 – Données manquantes exclues
Le Graphique 3.3 permet de comparer le poids relatif des interpellations d’Éclipse et du reste du SPVM. On constate encore l’impact de la situation exceptionnelle en 2020-2021, avec une réduction prononcée dans les activités de l’escouade spécialisée. Mais on remarque également que les interpellations effectuées par Éclipse avaient beaucoup contribué à l’augmentation du nombre total d’interpellations observé entre 2017 et 2019. En fait, en 2019, dernière année avant la pandémie, les interpellations d’Éclipse sont arrivées à représenter 38% de toutes les interpellations à Montréal, soit la proportion la plus élevée durant la période de huit ans pour laquelle nous disposons de données.
Graphique 3.3: Interpellations par année selon si effectuées ou non par l’escouade Éclipse
(Pourcentage de personnes interpellées)
SPVM, 2014-2021 – Données manquantes exclues
Le Graphique 3.4 affiche le nombre mensuel d’interpellations pour la période de 2018 à 2021 (inclusivement), en séparant encore une fois la part d’Éclipse dans les interpellations. Il est intéressant de noter que, même si de façon générale les tendances sont similaires, les chiffres pour l’escouade spécialisée évoluent parfois autrement que ceux du reste du SPVM (et l’écart s’agrandit durant la crise sanitaire). Dans l’ensemble, le nombre d’interpellations monte chaque année au début du printemps-été, avec un sommet en mai ou juin, et descend en décembre. S’agit-il de l’effet d’une présence accrue de la population dans les espaces publics à la faveur des températures plus clémentes, ce qui les rendrait plus disponibles à l’attention de la police? Y a-t-il des cycles dans certaines formes de criminalité qui, en étant corrélés aux saisons comme cela a été démontré par de nombreuses études en Amérique du Nord, influenceraient la propension à interpeller durant certaines périodes de l’année? Bien que possible, nous n’avons pas suffisamment d’information pour le confirmer. Nous pouvons, en revanche, constater le fort impact du contexte pandémique.
Graphique 3.4: Interpellations par mois et année selon si effectuées ou non par l’escouade Éclipse
(Nombre de personnes interpellées)
SPVM, 2018-2021 – Données manquantes exclues
Le Graphique 3.5 reprend les données mensuelles, mais en les désaisonnalisant. L’application de cette méthode, par laquelle on minimise les fluctuations régulières afin de mieux pouvoir comparer les tendances sous-jacentes, confirme sans surprise que la plus grande disruption est celle du début de la crise sanitaire, avec une chute marquée dans le nombre d’interpellations en mars-avril 2020. Les autres variations, comparativement moins importantes, sont difficiles à expliquer par des facteurs contextuels. D’une part, nous ne pouvons pas estimer l’effet des différentes mesures gouvernementales durant la pandémie sur la quantité d’interpellations enregistrées par le SPVM (des interpellations « habituelles » ont peut-être laissé place à des interpellations liées à l’application des normes sanitaires sur la population). D’autre part, il est impossible de déterminer l’existence d’un quelconque impact de l’implantation de la nouvelle politique sur le nombre d’interpellations adoptée par le SPVM en juillet 2020, car les circonstances sont exceptionnelles vis-à-vis des années précédentes.
Graphique 3.5: Interpellations mensuelles désaisonnalisées
(Nombre de personnes interpellées)
SPVM, 2018-2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Enfin, pour compléter ce portrait des tendances en lien avec les variables de temps, mentionnons que la distribution des interpellations par jour de la semaine et par horaire diurne ou nocturne – en excluant Éclipse – démontre une stabilité générale, même durant la crise sanitaire (2020-2021) : d’une part, les interpellations se répartissent assez également durant la semaine, avec une légère diminution le dimanche (13%) et le lundi (14%) et une légère augmentation le samedi (15%) et le mardi (15%); d’autre part, les interpellations diurnes (6h à 22h) comptent pour environ 64% du total et les interpellations nocturnes (22h à 6h) pour environ 36%, peu importe le jour de la semaine. Cependant, le nombre d’interpellations varie selon l’heure, comme le montre le Graphique 3.6. On y remarque une tendance assez nette dans la quantité d’interpellations effectuées, lesquelles deviennent progressivement plus fréquentes depuis un plancher au début du matin (6h) jusqu’à un sommet en fin de l’après-midi (16h-17h). On y voit aussi une activité accrue entre 20h et 2h. Nous ne pouvons pas savoir si ces variations correspondent à des tendances dans la criminalité et à d’autres facteurs en lien avec la prévention, ou si elles reflètent des pratiques organisationnelles (par exemple, les patrons de patrouille et de déploiement d’effectifs par les PDQ).
Graphique 3.6: Interpellations horaires (0h à 23h)
(Nombre de personnes interpellées)
SPVM, 2018-2021 – Données manquantes exclues
Or, si nous avons tenu compte du contexte pandémique pour tenter de comprendre les variations dans le nombre d’interpellations, il est possible de les référer aussi à d’autres tendances annuelles : notamment, le niveau de crime dans la société, mesuré par l’indice de gravité de la criminalité, et la taille de la force policière, mesurée par le nombre de membres policiers pour 100 000 habitants. Le Graphique 3.7 montre que l’activité criminelle demeure relativement stable durant la période 2014-2021, avec une légère augmentation observée pour les crimes violents en 2021 et une diminution pour les crimes sans violence depuis 2018. Quant au nombre de délits et infractions au Code criminel, la tendance est aussi stable quoique légèrement à la baisse, avec une réduction de 5% entre 2018 et 2019 (passant de 103 631 à 98 736) et une chute de 11% entre 2019 et 2020 (passant de 98 880 délits et infractions à 87 842). Notons que, entre 2020 et 2021, les délits et infractions augmentent de 8% et les interpellations effectuées par les policiers et les policières qui ne font pas partie de l’escouade Éclipse diminuent de 24%, affichant ainsi des tendances opposées. Bien que le phénomène de la criminalité soit plus complexe que ce que les indices permettent de saisir et que le travail policier réponde à des stratégies et à des contraintes plus larges que le seul taux de criminalité, il n’en demeure pas moins que la quantité d’interpellations annuelles ne parait pas refléter directement les statistiques de la criminalité à Montréal, autant quand leur nombre augmente que quand il descend.
Graphique 3.7: Interpellations, indices de gravité de la criminalité et délits et infractions au Code criminel
SPVM, 2014-2021 – Statistique Canada22
Le Graphique 3.8 affiche le nombre de personnel policier pour 100 000 habitants dans quelques villes canadiennes de 2014 à 2021 (à noter que Statistique Canada ne fournit pas de données pour l’année 2020). On voit, d’une part, que Montréal compte le plus grand nombre de policiers et de policières, au prorata de sa population, bien au-dessus de Toronto. D’autre part, on constate une diminution de l’effectif à partir de l’année 2018. Si l’on calcule le ratio entre le nombre d’interpellations (excluant Éclipse) et l’effectif policier, on voit qu’en 2017, 2018 et 2019 la moyenne par chaque policier ou policière augmente à presque 7 interpellations, chutant à 4,6 en 2021. Bref, la variation dans la taille de la force policière ne semble pas avoir un impact direct et significatif sur la quantité annuelle d’interpellations (en 2019 et 2020 l’effectif total du SPVM diminue mais le ratio des interpellations augmente).
Graphique 3.8: Nombre de personnel policier pour 100 000 habitants
Statistique Canada
En résumé, les tendances temporelles dans le nombre d’interpellations montrent que :
Il y a eu une augmentation marquée dans le nombre d’interpellations entre 2014 et 2017, suivie d’un plateau de 2018 à 2019 et d’une diminution en 2020-2021, plus drastique pour Éclipse que pour le reste du SPVM. Avant 2020, la quantité annuelle d’interpellations s’était stabilisée à 46-48 mille, ou 30 mille si l’on exclut Éclipse.
Dans l’ensemble, même durant la crise sanitaire, le nombre d’interpellations monte chaque année au début du printemps-été, avec un sommet en mai ou juin, et descend en décembre. La distribution des interpellations révèle aussi des tendances régulières en fonction du jour de la semaine et de l’heure. Ces données démontrent que l’interpellation est une pratique extrêmement stable, voire routinisée, quand on l’observe d’un point de vue organisationnel.
Les variations annuelles dans l’activité criminelle et dans le nombre d’effectifs policiers ne semblent pas avoir d’incidence ou de lien évident avec la quantité d’interpellations effectuées par le SPVM, avec des changements observés dans le nombre moyen d’interpellations par membre policier qui sont difficiles à expliquer par le contexte institutionnel et sociétal, ce qui soulève la question sur la logique qui sous-tend le recours à cet outil de lutte contre la criminalité.
Si nous revenons sur l’hypothèse relative à l’impact de la nouvelle politique et des nouveaux outils sur la pratique d’interpellation, nous devons admettre qu’il n’est pas possible d’y répondre de façon tranchée en raison des effets de la crise sanitaire23. Cependant, la remarquable constance des tendances dans le temps – et leur relative indépendance vis-à-vis de facteurs comme la criminalité ou la taille de la force policière – indique l’existence d’une très forte inertie organisationnelle dans le déploiement de cette pratique. Il va de soi qu’une telle inertie soulève la question à savoir si l’adoption d’une politique et la mise en œuvre d’une formation sont suffisantes pour la modifier.
Dans cette sous-section, nous examinons les données sur l’interpellation à la lumière de l’identité racisée des personnes interpellées dans le but de déterminer la présence de disparités. Le Tableau 3.9 présente le nombre d’interpellations annuelles pour chaque groupe (majorité blanche, Autochtones et minorités dites « visibles ») durant la période 2014-2021. On y voit que la proportion de la population blanche dans l’ensemble des interpellations du SPVM varie entre un maximum de 50% au début de la période (2014) et un minimum de 45% à la fin de la période (2021), avec une oscillation de quelques points de pourcentage durant les années intermédiaires. Des tendances plus clairement à la hausse se dégagent en ce qui concerne les personnes autochtones et arabes, pour lesquelles on observe une augmentation soutenue du nombre d’interpellations entre 2014 et 2021, passant de 1% à 4% et de 7% à 14% du total, respectivement. Mais, dans l’ensemble, les années 2020 et 2021, marquées par la crise sanitaire mais aussi par la publication de notre Rapport du premier mandat, l’adoption de la politique sur les interpellations et la formation obligatoire suivie par les membres du SPVM, ne semblent pas se placer dans une quelconque rupture par rapport aux années précédentes au niveau de la distribution quantitative des interpellations par groupes de la population. Notamment, les personnes noires attirent annuellement entre 25% et 28% des interpellations à Montréal, affichant ainsi une stabilité remarquable durant toute la période de huit ans, sans que le contexte pandémique ou la politique et la formation sur les interpellations aient d’incidence significative sur leur proportion dans le total.
Tableau 3.9: Interpellations annuelles selon groupes de la population
(Nombre de personnes interpellées et pourcentage du total de la colonne)
SPVM, 2014-2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Identité de la personne interpellée | Année | |||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | |
Blanche (N) | 5 511 | 6 842 | 10 364 | 13 588 | 13 151 | 13 386 | 12 208 | 8 685 |
% du total de la colonne | 49,9 | 46,0 | 46,6 | 47,9 | 47,7 | 48,3 | 48,3 | 45,4 |
Autochtone (N) | 156 | 288 | 703 | 1 113 | 1 199 | 1 206 | 964 | 722 |
% du total de la colonne | 1,4 | 1,9 | 3,2 | 3,9 | 4,3 | 4,4 | 3,8 | 3,8 |
Noire (N) | 2 720 | 4 105 | 5 656 | 6 882 | 7 478 | 7 531 | 6 220 | 5 221 |
% du total de la colonne | 24,6 | 27,6 | 25,4 | 24,3 | 27,1 | 27,2 | 24,6 | 27,3 |
Arabe (N) | 767 | 1 150 | 2 175 | 2 974 | 3 102 | 3 160 | 3 432 | 2 872 |
% du total de la colonne | 6,9 | 7,7 | 9,8 | 10,5 | 11,2 | 11,4 | 13,6 | 15,0 |
Latino (N) | 418 | 600 | 943 | 1 141 | 1 070 | 1 143 | 1 086 | 751 |
% du total de la colonne | 3,8 | 4,0 | 4,2 | 4,0 | 3,9 | 4,1 | 4,3 | 3,9 |
Sud-asiatique (N) | 549 | 676 | 801 | 969 | 920 | 769 | 821 | 535 |
% du total de la colonne | 5,0 | 4,5 | 3,6 | 3,4 | 3,3 | 2,8 | 3,2 | 2,8 |
Est-asiatique (N) | 188 | 257 | 351 | 345 | 353 | 284 | 282 | 203 |
% du total de la colonne | 1,7 | 1,7 | 1,6 | 1,2 | 1,3 | 1,0 | 1,1 | 1,1 |
Autre non-blanche (N) | 746 | 941 | 1 239 | 1 327 | 306 | 221 | 253 | 160 |
% du total de la colonne | 6,7 | 6,3 | 5,6 | 4,7 | 1,1 | 0,8 | 1,0 | 0,8 |
Total (N) | 11 055 | 14 859 | 22 232 | 28 339 | 27 579 | 27 700 | 25 266 | 19 149 |
% du total de la colonne | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 |
Les hommes jeunes (de 15 à 34 ans) comptent pour environ la moitié des personnes interpellées annuellement par le SPVM. Cependant, la part des différents groupes n’est pas toujours la même au sein de cette population. Les personnes blanches, tous sexes et âges confondus, attirent 48% des interpellations quand on calcule la moyenne pour les huit ans (2014 à 2021 inclusivement), donc près de la moitié du total, alors que ce pourcentage descend à 33%, soit un tiers de toutes les interpellations, quand on centre le calcul sur les seuls hommes jeunes. En ce qui concerne les personnes autochtones, la moyenne est réduite de moitié : 4% pour la population autochtone totale, mais 2% pour les hommes autochtones de 15 à 34 ans, ce qui reflète la particularité de ce groupe en termes de genre et d’âge (car les femmes et les personnes plus âgées sont davantage présentes parmi la population autochtone interpellée). En revanche, la proportion moyenne monte nettement pour les jeunes hommes noirs et arabes, passant de 26% à 34% et de 11% à 17% respectivement. Autrement dit, au sein de la population masculine âgée de 15 à 34 ans, plus d’un tiers des personnes interpellées à Montréal sont noires et une personne sur six est arabe. Mais, comme on le voit dans le Tableau 3.10, alors que la part des jeunes hommes noirs est relativement stable durant la période sous étude, celle des jeunes hommes arabes affiche une claire progression, arrivant à représenter presque un quart (24%) du total des interpellations auprès de cette population en 2021.
Tableau 3.10: Interpellations annuelles auprès des hommes âgés de 15 à 34 ans selon groupes de la population
(Nombre de personnes interpellées et pourcentage du total de la colonne)
SPVM, 2014-2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Identité de la personne interpellée | Année | |||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | |
Blanche (N) | 2 372 | 2 890 | 4 037 | 4 958 | 4 435 | 4 120 | 4 146 | 2 700 |
% du total de la colonne | 38,8 | 34,9 | 34,5 | 34,7 | 32,8 | 31,2 | 33,0 | 28,4 |
Autochtone (N) | 51 | 85 | 169 | 221 | 271 | 301 | 263 | 210 |
% du total de la colonne | 0,8 | 1,0 | 1,4 | 1,5 | 2,0 | 2,3 | 2,1 | 2,2 |
Noire (N) | 1 931 | 2 885 | 3 813 | 4 532 | 4 842 | 4 851 | 4 063 | 3 391 |
% du total de la colonne | 31,6 | 34,8 | 32,6 | 31,7 | 35,8 | 36,8 | 32,3 | 35,6 |
Arabe (N) | 554 | 849 | 1 640 | 2 340 | 2 400 | 2 517 | 2 704 | 2 284 |
% du total de la colonne | 9,1 | 10,2 | 14,0 | 16,4 | 17,7 | 19,1 | 21,5 | 24,0 |
Latino (N) | 246 | 399 | 596 | 669 | 615 | 654 | 591 | 426 |
% du total de la colonne | 4,0 | 4,8 | 5,1 | 4,7 | 4,5 | 5,0 | 4,7 | 4,5 |
Sud-asiatique (N) | 416 | 490 | 560 | 635 | 608 | 473 | 513 | 321 |
% du total de la colonne | 6,8 | 5,9 | 4,8 | 4,4 | 4,5 | 3,6 | 4,1 | 3,4 |
Est-asiatique (N) | 96 | 145 | 194 | 177 | 186 | 137 | 134 | 84 |
% du total de la colonne | 1,6 | 1,7 | 1,7 | 1,2 | 1,4 | 1,0 | 1,1 | 0,9 |
Autre non-blanche (N) | 442 | 547 | 686 | 774 | 171 | 139 | 149 | 100 |
% du total de la colonne | 7,2 | 6,6 | 5,9 | 5,4 | 1,3 | 1,1 | 1,2 | 1,1 |
Total (N) | 6 108 | 8 290 | 11 695 | 14 306 | 13 528 | 13 192 | 12 563 | 9 516 |
% du total de la colonne | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 |
Comme nous l’expliquions dans le rapport de notre premier mandat, nous avons développé deux indicateurs afin d’évaluer les disproportions entre les interpellations et le poids relatif de la majorité et des minorités dans la population et dans la criminalité. Le premier est l’Indice de disparités de chances d’interpellation (IDCI), lequel met en relation (a) le ratio entre la proportion spécifique (dans les statistiques policières d’interpellation) et la proportion générale (dans la population) de chaque groupe racisé avec (b) le même ratio entre la proportion spécifique et la proportion générale calculé pour la population non-racisée. Le quotient de (a) divisé par (b) exprime ainsi le plus ou moins de chances statistiques (ou risques) d’être interpellé qu’encourt, en moyenne, le membre d’une minorité racisée par rapport à un membre de la majorité blanche. La notion de disparité de chances renvoie à une probabilité moyenne partagée par l’ensemble d’un groupe donné, ce qui ne signifie pas que chaque membre du groupe possède des chances identiques. L’IDCI permet de faire ressortir des disparités collectives hautement improbables si elles étaient dues au hasard ou reflétaient des variations circonstancielles, surtout si ces disparités sont calculées, comme c’est le cas dans nos analyses, sur une grande masse de données et en tenant compte de plusieurs variables qui pourraient affecter les résultats.
Comme nous l’avons expliqué dans notre Rapport de 2019, l’utilisation des données démographiques pour calculer les disparités n’est pas optimale, ce qui exige l’adoption d’une stratégie méthodologique plus complexe. Les proportions dans la population résidente ne correspondent pas nécessairement à celles de leur présence dans les espaces publics, soit leur « disponibilité » devant l’attention policière. Cependant, la référence aux chiffres du recensement demeure un standard dans la recherche sur les interventions policières, surtout quand la base quantitative est importante, autant dans le domaine scientifique24 que dans celui de la politique publique (pensons, par exemple, aux enquêtes menées par les commissions des droits de la personne de la Nouvelle-Écosse et de l’Ontario en matière de profilage racial policier25). De plus, afin de pallier les limites de cette approche, on aura recours, comme nous le faisons, à une démarche de triangulation méthodologique, en utilisant deux cadres de référence (benchmarks) mutuellement indépendants (par l’application de notre deuxième indicateur, l’ISRI) et en vérifiant que les résultats demeurent stables quand ils sont désagrégés en fonction de plusieurs facteurs internes au phénomène (caractéristiques des interpellations et des individus interpellés).
Le SPVM dessert l’ensemble de l’île de Montréal, donc la population des 19 arrondissements de la Ville de Montréal plus celle des villes dites « défusionnées » : Baie-D’Urfé, Beaconsfield, Côte-Saint-Luc, Dollard-des-Ormeaux, Dorval, Hampstead, Kirkland, L’Île-Dorval, Mont-Royal, Montréal-Est, Montréal-Ouest, Pointe-Claire, Sainte-Anne-de-Bellevue, Senneville et Westmount. Dans le cadre de notre premier mandat, le SPVM nous a fourni les données démographiques de la population désagrégée par territoire de Poste de quartier (il faut noter que ces territoires ne coïncident pas avec les arrondissements ou les villes). Ces données avaient été commandées par le SPVM à Statistiques Canada comme extraction spéciale du recensement de 2016. Nous n’avons pas les mêmes données pour le recensement de 2021, donc nous avons établi un portrait général de la population montréalaise en additionnant les données disponibles pour la Ville et celles des autres municipalités sur l’île. Nous pouvons alors utiliser les deux repères – 2016 et 2021 – pour estimer la proportion des divers groupes ethniques dans l’ensemble de la population (mais nous ne pouvons pas effectuer l’analyse des variations par PDQ dans le cadre de ce deuxième mandat de recherche). Le Tableau 3.11 présente ces proportions pour les deux années de recensement.
Tableau 3.11: Groupes de la population desservis par le SPVM selon les recensements
Recensements 2016 et 2021
Catégories | 2016 | % | 2021 | % |
---|---|---|---|---|
Blanc26 | 1 260 525 | 66,4 | 1 205 155 | 61,5 |
Autochtone | 13 215 | 0,7 | 16 680 | 0,9 |
Noir | 180 650 | 9,5 | 208 805 | 10,7 |
Sud-asiatique | 150 990 | 8,0 | 188 060 | 9,6 |
Arabe | 130 080 | 6,9 | 151 900 | 7,8 |
Est-asiatique | 72 320 | 3,8 | 79 910 | 4,1 |
Latino | 71 460 | 3,8 | 82 555 | 4,2 |
Autre non-blanc | 19 130 | 1,0 | 26 300 | 1,3 |
Population totale | 1 898 460 | 100,0 | 1 959 355 | 100,0 |
Le Tableau 3.12 présente l’IDCI annuel pour les divers groupes, en effectuant le calcul avec et sans les interpellations d’Éclipse (les données des années 2014 à 2018 inclusivement ont comme référence le recensement de 2016 et les années 2019 à 2021 inclusivement ont comme référence le recensement de 2021). On observe une augmentation importante entre le début et la fin de la période en ce qui concerne les disparités pour les personnes autochtones et arabes, ainsi que des scores relativement stables pour les autres groupes. Quant aux personnes noires, leur IDCI demeure entre 3 et 4, mais on remarque une certaine diminution à partir de 2019 comparativement à la période 2014-2018, les disparités augmentant de nouveau en 2021. Cette diminution pendant deux ans commence donc avant la sortie de notre Rapport (octobre 2019), les protestations autour de la mort de George Floyd (mai-juin 2020) et l’adoption par le SPVM de la politique sur les interpellations (juillet 2020). Les données pour 2022 auraient pu permettre de confirmer s’il s’agit d’une tendance à la baisse, mais elles n’étaient pas disponibles pour notre analyse.
Tableau 3.12: Indice de disparités de chances d’interpellation (IDCI) selon groupes de la population
SPVM, 2014-2021 et Recensements 2016 et 2021 – Données manquantes exclues
Identité de la personne interpellée | Année | |||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | |
Interpellations d’Éclipse exclues | ||||||||
Autochtone | 2,70 | 4,02 | 6,47 | 7,81 | 8,70 | 6,51 | 5,71 | 6,01 |
Noire | 3,44 | 4,19 | 3,81 | 3,53 | 3,97 | 3,25 | 2,94 | 3,47 |
Arabe | 1,35 | 1,63 | 2,03 | 2,12 | 2,29 | 1,87 | 2,23 | 2,62 |
Latino | 1,34 | 1,55 | 1,60 | 1,48 | 1,44 | 1,25 | 1,30 | 1,26 |
Sud-asiatique | 0,83 | 0,82 | 0,65 | 0,60 | 0,58 | 0,37 | 0,43 | 0,39 |
Est-asiatique | 0,59 | 0,65 | 0,59 | 0,44 | 0,47 | 0,32 | 0,35 | 0,35 |
Total des interpellations | ||||||||
Autochtone | 2,04 | 3,26 | 5,29 | 5,77 | 6,48 | 4,59 | 4,57 | 5,05 |
Noire | 4,15 | 4,65 | 4,34 | 3,91 | 4,28 | 3,28 | 3,06 | 3,36 |
Arabe | 1,28 | 1,64 | 2,28 | 2,33 | 2,84 | 2,47 | 2,56 | 2,77 |
Latino | 1,34 | 1,45 | 1,52 | 1,44 | 1,43 | 1,29 | 1,31 | 1,40 |
Sud-asiatique | 0,91 | 0,97 | 0,91 | 0,91 | 0,98 | 0,56 | 0,48 | 0,39 |
Est-asiatique | 0,58 | 0,80 | 0,69 | 0,60 | 0,61 | 0,66 | 0,53 | 0,50 |
Le deuxième indicateur que nous avons développé, l’Indice de sur-interpellation au regard des infractions (ISRI) repose sur le rapport entre le nombre d’interpellations et le nombre d’infractions commises par chaque groupe, en référant au principe bien établi dans la littérature scientifique que la fréquence d’interpellation des membres d’un groupe donné devrait être proportionnelle à la participation de ce groupe dans la délinquance27. Cet indice permet alors d’exprimer le surplus d’interpellations que chaque groupe racisé subit – au prorata du nombre d’infractions commises – par rapport à la population blanche. Si la répartition des interpellations policières par groupe se faisait au prorata du volume de comportements délinquants produits par chacun de ces groupes, il n’existerait pas de sur-interpellation et tous les groupes obtiendraient un score de 1.0, celui de la majorité.
À cet effet, le SPVM a fourni à l’équipe de recherche indépendante deux banques de données couvrant la période 2018-2021, l’une qui contient toutes les infractions aux règlements municipaux et l’autre qui contient toutes les infractions criminelles28. Il est important de considérer, surtout pour les infractions criminelles, que les incidents sont ceux enregistrés par le personnel policier du SPVM en tant que mises en accusation ou arrestations, mais nous ne pouvons pas savoir si la personne accusée ou arrêtée a fait l’objet d’une décision judiciaire confirmant ou non sa responsabilité dans la commission du délit. Cependant, ce sont les chiffres qui reflètent le plus fidèlement possible le volet répressif de l’activité policière : collectivement, il s’agit des mêmes policiers et policières qui font et enregistrent les interpellations et les arrestations. La proportionnalité statistique émerge de leurs décisions et actions non-concertées : par exemple, pour la période 2018-2021, les femmes font l’objet de 18% des interpellations du SPVM (escouade Éclipse exclue), alors que leur contribution aux infractions municipales est de 18% et aux infractions criminelles de 20%. Si nous prenons les hommes comme majorité de référence, l’ISRI des femmes est de 1,01 pour les infractions municipales et 1,10 pour les infractions criminelles. Donc, les femmes sont sur-interpellées, en moyenne, par une marge négligeable. Cet exemple illustre que la population féminine est interpellée de façon proportionnelle à sa participation présumée dans les activités illégales.
Les données du SPVM montrent que les motifs les plus fréquents pour enregistrer une contravention sont la consommation d’alcool ou de drogue sur la voie publique (18% du total), le comportement incivil (10%), et les bruits (10%). Il faut noter que la distribution de ces motifs selon les appartenances ne montre pas d’écarts importants, sauf pour les personnes autochtones qui sont beaucoup plus sanctionnées pour la consommation (24%). Quant aux infractions criminelles, les principales catégories sont : les voies de fait (22% du total), les infractions aux lois provinciales (20%), les infractions contre l’administration de la loi et de la justice (15%) et les vols simples (12%). En termes de la distinction entre les crimes contre la personne et les crimes contre la propriété, les premiers comptent pour 36% du total et les seconds pour 20% (les restants étant classés comme « autres » infractions au Code criminel, aux lois et aux règlements). Encore ici, la distribution selon les appartenances ne révèle pas de différences claires29.
Le Tableau 3.13 présente l’ISRI pour les infractions aux règlements municipaux selon les divers groupes de la population. Les résultats confirment les principaux biais observés avec l’IDCI : les personnes arabes et noires sont sur-interpellées durant toute la période sous étude. Cependant, on observe une diminution des disparités pour ces deux groupes à partir de 2019. Le Tableau 3.14 présente l’ISRI pour les infractions criminelles montre le même phénomène : les personnes arabes et noires sont sur-interpellées, mais les écarts sont moins prononcés en 2019, 2020 et 2021, ce qui pourrait refléter une tendance à la baisse. Comme mentionné, nous n’avons pas eu accès aux données du SPVM pour 2022, ce qui aurait pu nous aider à le confirmer.
Tableau 3.13: Indice de sur-interpellation au regard des infractions aux règlements municipaux (ISRI-RM)
SPVM, 2014-2021 – Données manquantes exclues
Identité de la personne interpellée | Année | |||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | |
Autochtone | 0,21 | 0,24 | 0,27 | 0,28 | 0,31 | 0,32 | 0,41 | 0,44 |
Noire | 2,21 | 2,63 | 2,49 | 2,26 | 2,11 | 1,84 | 1,91 | 1,88 |
Arabe | 2,78 | 2,71 | 2,63 | 2,76 | 2,92 | 2,48 | 2,35 | 2,12 |
Latino | 0,96 | 1,12 | 1,17 | 1,12 | 1,01 | 1,03 | 0,97 | 0,99 |
Sud-asiatique | 1,86 | 2,34 | 2,84 | 3,16 | 3,31 | 1,91 | 1,41 | 1,17 |
Est-asiatique | 1,56 | 2,14 | 3,02 | 3,19 | 1,68 | 2,26 | 1,82 | 1,93 |
Tableau 3.14: Indice de sur-interpellation au regard des infractions au Code criminel (ISRI-CC)
SPVM, 2014-2021 – Données manquantes exclues
Identité de la personne interpellée | Année | |||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | |
Autochtone | 0,65 | 0,93 | 1,09 | 1,08 | 1,11 | 0,92 | 1,07 | 1,28 |
Noire | 1,66 | 1,84 | 1,71 | 1,51 | 1,48 | 1,37 | 1,18 | 1,20 |
Arabe | 4,11 | 1,75 | 1,55 | 1,49 | 1,52 | 1,52 | 1,35 | 1,46 |
Latino | 0,77 | 0,85 | 0,83 | 0,78 | 0,80 | 0,80 | 0,72 | 0,85 |
Sud-asiatique | 0,90 | 1,23 | 1,45 | 1,58 | 1,60 | 1,22 | 0,84 | 0,71 |
Est-asiatique | 0,79 | 1,15 | 1,12 | 1,03 | 1,16 | 1,37 | 1,10 | 1,02 |
Nous allons par la suite centrer nos calculs sur les hommes âgés de 15 à 34, car les données sur la délinquance à Montréal montrent que, toutes identités confondues, quatre infractions sur cinq sont commises par des hommes et environ la moitié de ces infractions sont commises par des jeunes de 15 à 34 ans. Sans surprise, ce segment de la population attire plus de la moitié de toutes les interpellations effectuées par le SPVM (54% pour la période 2014-2021). C’est aussi au sein de ce segment que les disparités raciales sont plus prononcées que dans le reste de la population.
Le Tableau 3.15 permet de voir que les jeunes hommes arabes et noirs sont nettement sur-interpellés au prorata de leurs infractions aux règlements municipaux, avec une augmentation des disparités en 2021. En fait, tous les groupes racisés sont sur-interpellés (sauf les personnes autochtones qui semblent, elles, sous-interpellées, un phénomène que nous avons analysé dans notre rapport du premier mandat : les personnes autochtones reçoivent beaucoup plus de contraventions que le reste de la population, probablement en raison de facteurs en lien avec leur présence dans les lieux publics, ce qui fausse l’indicateur). Outre quelques fluctuations annuelles, on ne décèle pas de tendances fortes, même dans le contexte pandémique ou à la suite du virage organisationnel du SPVM. Autrement dit, nous observons encore ici une remarquable stabilité dans les disparités raciales.
Tableau 3.15: Indice de sur-interpellation au regard des infractions aux règlements municipaux (ISRI-RM) pour les hommes de 15 à 34 ans selon groupes de la population
SPVM, 2014-2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Identité de la personne interpellée | Année | |||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | |
Autochtone | 0,38 | 0,47 | 0,35 | 0,41 | 0,39 | 0,56 | 0,42 | 0,57 |
Noire | 2,17 | 2,81 | 2,70 | 2,33 | 2,45 | 2,83 | 2,65 | 3,06 |
Arabe | 2,72 | 2,68 | 2,59 | 2,83 | 2,62 | 2,38 | 2,48 | 3,07 |
Latino | 0,96 | 1,28 | 1,44 | 1,41 | 1,22 | 1,45 | 1,64 | 1,64 |
Sud-asiatique | 2,00 | 2,21 | 2,05 | 2,20 | 2,12 | 1,86 | 1,75 | 1,56 |
Est-asiatique | 1,32 | 1,86 | 2,78 | 2,11 | 1,08 | 1,44 | 1,55 | 2,00 |
Le Tableau 3.16 présente les indicateurs calculés au regard des infractions au Code criminel, permettant de voir que les disparités persistent pour les jeunes hommes arabes et noirs, avec une augmentation en 2021. Les jeunes hommes autochtones sont également sur-interpellés en 2021, alors que le score pour cette population était auparavant comparativement stable, gravitant autour de 1.0 entre 2014 et 2020. Rappelons encore un fois que, comparativement aux autres groupes, les interpellations visant les personnes autochtones se concentrent sur des segments plus âgés de cette population et davantage sur les femmes30.
Tableau 3.16: Indice de sur-interpellation au regard des infractions au Code criminel (ISRI-CC) pour les hommes de 15 à 34 ans selon groupes de la population
SPVM, 2014-2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Identité de la personne interpellée | Année | |||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
2014 | 2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | |
Autochtone | 0,86 | 1,05 | 0,95 | 0,98 | 1,05 | 1,12 | 1,03 | 1,63 |
Noire | 1,47 | 1,83 | 1,71 | 1,60 | 1,68 | 1,81 | 1,36 | 1,61 |
Arabe | 6,01 | 2,07 | 1,87 | 1,93 | 1,73 | 1,83 | 1,62 | 2,01 |
Latino | 0,77 | 1,07 | 1,04 | 0,93 | 0,96 | 1,08 | 1,00 | 1,06 |
Sud-asiatique | 1,04 | 1,19 | 1,32 | 1,31 | 1,30 | 1,22 | 0,96 | 0,85 |
Est-asiatique | 0,90 | 1,21 | 1,33 | 0,92 | 1,24 | 0,89 | 1,00 | 0,98 |
En résumé, malgré une certaine diminution dans les disparités raciales mesurées pour la population générale en 2019 et 2021, les tendances statistiques et les disparités raciales concernant les hommes âgés de 15 à 34 ans appartenant aux minorités arabe et noire persistent durant la période sous étude, sans que la crise sanitaire ni le virage organisationnel du SPVM ne semblent les affecter significativement.
Si nous revenons à l’hypothèse voulant que le virage organisationnel entamé par le SPVM en 2020 aurait dû entrainer une réduction générale des disparités raciales grâce à la sensibilisation aux biais apportée par la politique, la formation et les coachs, ce qui devrait décourager les interpellations injustifiées et notamment celles qui visent les minorités racisées de façon disproportionnée, les résultats sont concluants : les indicateurs pour 2020 et 2021 ne montrent pas de rupture nette par rapport aux années précédentes, donc l’hypothèse est réfutée par les données empiriques.
Dans cette section, nous nous centrons sur l’objectif du mandat visant à développer une meilleure compréhension du contexte dans lequel se déroulent les interpellations en les analysant sous l’angle d’une typologie de leurs motifs (prévention, assistance, enquête, etc.) et du signalement qui les occasionne (décision policière, appel 9-1-1, etc.). Cette démarche s’inscrit dans le cadre de notre hypothèse 3, voulant que l’analyse différenciée par types d’interpellation devrait permettre d’expliquer et de justifier la surreprésentation de certaines minorités racisées dans les statistiques du SPVM. Autrement dit, l’examen plus détaillé des données – notamment par l’exclusion des plaintes citoyennes et des interventions d’aide – devrait faire diminuer les disparités observées, en rendant mieux compte du processus décisionnel qui les produit (par exemple, en confirmant ou non l’argument qui justifierait la disproportion des interpellations auprès de la population autochtone par une plus grande incidence de la relation d’aide plutôt que par le but de prévention du crime). À cet effet, nous mobilisons deux approches : d’abord, nous avons généré nous-mêmes une classification des interpellations du SPVM à travers la codification des sommaires d’un échantillon d’interpellations de l’année 2017 et nous avons redéployé nos indicateurs sur les données raffinées par ladite codification; ensuite, nous examinons de manière approfondie les données de l’année 2021 en tenant compte des modifications apportées par le SPVM au système d’enregistrement des interpellations, lesquelles permettent aux policiers et aux policières d’indiquer sur les fiches d’interpellation le type de motif (initial et final) et le point d’origine (décision policière ou autres). Comme nous l’a demandé le SPVM, nous utilisons ces données pour tenter de cerner des dimensions du contexte de l’interpellation qui auraient pu échapper à nos analyses lors du premier mandat.
Dans notre rapport de 2019, nous écrivions que : « Selon le SPVM, la décision d’effectuer une interpellation peut découler, par exemple, de l’observation des activités de la personne interpellée (comportement suspect, présence dans certains lieux, interaction avec certaines personnes), des besoins d’une enquête en cours (interception d’une personne d’intérêt), d’une plainte (logée par un citoyen) ou d’une situation de conflit (entre des citoyens). Nous devons considérer aussi la possibilité qu’une interpellation soit menée auprès d’une personne vulnérable (par exemple, en situation d’itinérance) avec une visée d’aide ou de protection plutôt que de maintien de l’ordre public, quoiqu’il nous soit impossible de connaitre l’ampleur de cette pratique » (p. 30).
En effet, nous avions constaté au début de notre mandat en 2018 :
(1) qu’« il n’existe pas de politiques, de consignes ou de procédures uniformes et explicites au SPVM pour effectuer les interpellations, outre l’encadrement juridique qui préside au travail de la police » (p. 33) et
(2) que « les raisons de l’interpellation sont consignées (narrativement) dans les notes rédigées par le policier ou la policière, mais aucun code dans le système ne permet de les classifier » (p. 30).
Le SPVM a donné réponse à ces deux lacunes en établissant une politique sur les interpellations policières (devenant ainsi « le tout premier corps policier au Québec à se doter d’une telle politique ») et en introduisant des modifications dans le système informatique d’enregistrement pour que, d’une part, le policier ou la policière indique si l’interpellation est effectuée pour donner suite à un appel 9-1-1, à la demande d’un autre policier ou d’un citoyen ou par initiative du policier lui-même; et, d’autre part, pour que le policier ou la policière indique le motif de l’interpellation. Dans le document de présentation de la politique sur les interpellations, entrée en vigueur à l’automne 2020, on précise que : « Les interpellations policières sont réalisées notamment dans le but de porter assistance à une personne, de prévenir les incivilités et les infractions aux lois et règlements. Elles constituent une activité importante permettant aux membres du corps policier d’accomplir leur travail. À titre d’exemple, certains peuvent mener des interpellations pour rechercher une personne disparue ou en fugue. Elles ont également lieu à la suite de plaintes au 9-1-1 ou d’inquiétudes signalées par les citoyens » (p. 7).
Derrière une telle énumération de possibles raisons ou justifications pour interpeller une personne se cache un enjeu de taille : quelle est l’identité sociale – et, notamment « raciale » – des personnes qui font l’objet de l’un ou l’autre de ces différents types d’intervention? Est-ce que porter assistance, répondre à une plainte, rechercher une personne disparue et prévenir les incivilités sont des motifs répartis au sein de la population interpellée de façon proportionnelle (par rapport au poids de chaque groupe dans la ville), aléatoire (plutôt qu’arbitrairement) et équitable (sans porter un préjudice indu à certains membres de la société)? Évidemment, la même question se pose à propos de l’initiative du policier ou de la policière : est-ce que, dans l’ensemble, les décisions concernant la pratique d’interpellation se distribuent sans aucun biais systémique parmi les différents citoyens qui attirent l’intérêt de la police? La démarche que nous présentons ici s’intéresse centralement à ces questions.
Concrètement, cette sous-section présente la codification de plusieurs milliers d’interpellations enregistrées par le SPVM durant 2017 (dernière année pour laquelle les informations complètes étaient disponibles au moment du début du présent mandat) et décrit les résultats obtenus par son application dans l’analyse statistique des informations consignées par les policiers et les policières. La première section explique la démarche (objectifs, méthode d’échantillonnage, construction de la typologie, définition des codes et processus de codification). La deuxième partie offre un aperçu quantitatif des divers types d’interpellation (la fréquence des différents motifs pour interpeller, des modalités de signalement et d’autres aspects du contexte de l’interpellation), en les combinant avec certaines caractéristiques de la personne interpellée (sexe, âge, quartier de résidence) et du contexte de l’interpellation (horaire de jour ou de nuit, type d’endroit, etc.). Les trois parties suivantes développent des analyses à la lumière des identités racisées des personnes interpellées : les disparités selon motif et signalement, les différences par PDQ et les indicateurs IDCI et ISRI.
Avant la mise en œuvre de sa nouvelle politique d’interpellation en 2020, le SPVM n’appliquait pas de critères précis sur l’exercice de cette pratique (raisons valables pour les effectuer, directives pour les consigner, etc.). Il était admis que, en dehors des interceptions en lien avec le Code de la sécurité routière et des interpellations en lien avec les Règlements municipaux ou avec le Code criminel, plusieurs formes d’interaction avec des citoyens pouvaient être saisies en tant qu’interpellations et faire l’objet d’un enregistrement dans le système (relation d’aide, identification de personne, renseignement, etc.). En plus, la banque de données n’incluait pas de rubriques pour l’entrée de certaines informations contextuelles (interaction initiée ou non par le membre du corps policier; véhicule impliqué ou non), ce qui rendait encore plus difficile de distinguer les différentes situations et, par conséquent, de pouvoir développer des analyses plus ciblées de cette pratique policière, notamment à la lumière des disparités de traitement entre les personnes racisées et non-racisées.
En fait, ces éléments pouvaient se retrouver dans le sommaire rédigé par le policier ou la policière, sous une forme narrative (décrivant ce qui s’est passé). Mais les sommaires ne suivent pas un format prédéfini, ne contiennent pas toujours tous les détails sur le contexte de l’interpellation et incluent de nombreuses abréviations et raccourcis orthographiques et syntaxiques, ce qui empêche de les soumettre à un algorithme de dépistage de mots-clés ou à une quelconque analyse automatisée du texte (sans parler des informations nominatives qui exigent un traitement particulier pour des raisons évidentes de confidentialité et de sécurité). C’est pourquoi la seule stratégie viable était celle de générer un échantillon aléatoire qui soit représentatif de l’ensemble des interpellations et de procéder à une lecture minutieuse de chaque sommaire. Chaque interpellation sélectionnée a alors été codifiée par notre équipe, permettant de la caractériser au moyen de plusieurs variables, notamment en fonction de son point d’origine : (appel 9-1-1, plainte de citoyen, décision du policier, opération d’une escouade, référence par un organisme) et des motifs invoqués par le policier ou la policière pour l’effectuer (prévention, assistance, identification, enquête).
Durant l’année 2017, le SPVM a enregistré un total de 45 607 personnes (24 351 personnes différentes) dans 21 926 fiches d’interpellation (car une même fiche peut contenir l’enregistrement de plusieurs personnes)31. Afin d’élaborer une typologie robuste et de codifier un nombre suffisant d’interpellations, deux échantillons aléatoires indépendants de 4 160 personnes ont été tirés au hasard à partir de la banque de données (pour un total de 8 320 interpellations, soit 18% des 45 607 interpellations), ce qui donne à chaque échantillon une marge d’erreur de 2% pour un niveau de confiance de 99%.
Une première lecture systématique des sommaires a permis d’établir la typologie suivante concernant le signalement (point d’origine de la décision d’interpeller) :
SIGNALEMENT Nous appelons signalement le point d’origine de l’interpellation, surtout en termes du processus de décision qui amène le policier ou la policière à l’effectuer. Évidemment, même s’il y a un appel ou une plainte à l’origine, c’est le policier ou la policière qui détient l’initiative et la prérogative d’intervenir ou non et, surtout, d’enregistrer ou non l’interpellation dans le système. Cependant, nous nous limitons à extraire du sommaire les éléments factuels de la description, car nous ne pouvons pas inférer le raisonnement qui sous-tend la décision d’enregistrer l’interpellation. | |
---|---|
Appel 9-1-1 | Lorsque l’interpellation fait suite à l’appel d’une personne citoyenne pour une plainte, pour une demande d’assistance, pour donner suite à une victimisation, etc. Ce code inclut également les alarmes de sécurité. |
Citoyen | Lorsque l’interpellation découle du fait qu’un citoyen ou une citoyenne approche le ou la policier.ère sur la voie publique pour une plainte, un comportement suspect, une demande d’assistance, par suite d’une victimisation, etc. |
Policier | Lorsque l’interpellation découle de l’initiative du policier ou de la policière. Si aucune précision n’indique un appel 9-1-1 ou un signalement par une personne citoyenne, il est tenu pour acquis que l’interpellation découle d’une décision du policier ou de la policière, sauf dans des cas où il apparaît peu probable que la police ait pu être témoin de l’incident (événement à l’intérieur d’un logement, vol à l’étalage dans un commerce, etc.). Dans de tels cas, l’interpellation a été codifiée sous « Autre / indéterminé ». |
Escouade Éclipse | Lorsque l’interpellation s’inscrit dans le cadre des activités de l’escouade Éclipse. |
Organisme public (STM, MSSS, etc.) | Lorsque l’interpellation origine d’un appel d’organismes publics ou parapublics partenaires pour une demande d’assistance. |
Autre / indéterminé | Lorsqu’il est difficile de déterminer si l’interpellation fait suite à un signalement ou découle de l’initiative du policier, de la policière ou lorsque cela ne semble pas s’inscrire dans les catégories précédentes. |
Donnée manquante | Aucune information pertinente quant au signalement n’est fournie dans le sommaire. |
En ce qui concerne les motifs invoqués pour interpeller, nous avons établi la typologie suivante :
MOTIF Le sommaire inclut généralement une mention du motif de l’interpellation. Il va de soi que ce motif est inscrit a posteriori lors de l’enregistrement de l’interpellation, ce qui peut affecter la perception rétrospective des raisons qui amènent le policier ou la policière à interpeller un citoyen. | |
---|---|
Prévention | Lorsque le motif de l’interpellation est la prévention de la criminalité ou des incivilités. |
Assistance | Lorsque le motif de l’interpellation est l’assistance à une personne dans le besoin, vulnérable et/ou nécessitant des soins. |
Identification | Lorsque le motif de l’interpellation est l’identification d’une personne disparue, sous mandat ou ayant des conditions de remise en liberté, ou l’identification d’un véhicule recherché. Est également utilisé pour les contrôles de routine auprès du conducteur ou de la conductrice d’un véhicule. |
Renseignement / enquête | Lorsque le motif de l’interpellation est la collecte d’informations sur des individus ou des lieux connus pour l’activité criminelle. Fait principalement référence aux activités de l’escouade Éclipse. |
Indéterminé | Lorsqu’il est impossible de déterminer le motif de l’interpellation avec les informations contenues dans le sommaire, lorsque plusieurs motifs peuvent avoir mené la police à interpeller l’individu, mais qu’il est difficile de trancher sur le motif exact sur la base de la description faite par le policier ou la policière et sur la base du vocabulaire utilisé. Est parfois utilisé dans le cas de l’interpellation de la personne qui conduit un véhicule pour laquelle aucune information n’est disponible sur le motif de l’interception initiale du véhicule. |
Donnée manquante | Aucune information pertinente quant au motif n’est fournie dans le sommaire. |
La prévention étant le motif le plus usuel et, en regard des autres motifs, celui qui manifeste la plus grande diversité d’éléments descriptifs dans les sommaires, nous avons élaboré une typologie de catégories et de sous-catégories afin de mieux rendre compte des contextes des interpellations tels que narrés par les policiers et les policières :
PRÉVENTION | |||
---|---|---|---|
Catégories | |||
Possibilité d’infraction | Suspicion d’activités liées aux drogues | Comportement suspect32 | |
Sous-catégories | |||
|
|
|
Notre démarche de codification a prévu la possibilité d’attribuer, dans certains cas, un deuxième code sur le motif de l’interpellation. Donc, on parlera d’un motif principal ou premier – ce qui semble ressortir dans le sommaire rédigé par le policier ou la policière comme la raison initiale ou déterminante pour avoir décidé d’interpeller – et, le cas échéant, d’un motif secondaire47. Enfin, un autre code a été créé afin d’indiquer si un véhicule est impliqué (notamment si la personne interpellée se trouvait au bord d’un véhicule).
Avant de passer à la partie suivante, où nous présenterons les statistiques de l’interpellation sur la base de la codification appliquée aux deux échantillons, nous voulons souligner que la question du motif pour interpeller revêt inévitablement une certaine ambiguïté. Bien sûr, cette ambiguïté découle partiellement de la nature même de l’interpellation, surtout avant l’adoption de la politique organisationnelle. Le policier ou la policière qui interpelle se donne comme but principal la prévention de la criminalité, mais la décision doit se baser sur ce qui est observé et qui semble suspect ou d’intérêt. Ce caractère proactif et, jusqu’à un certain point, prédictif de l’interpellation représente un défi majeur quand il est question d’en rendre compte (par le policier ou la policière en l’enregistrant et par l’analyste qui décrit le processus sur la base des données disponibles). Mais nous ne pouvons pas intégrer cette complexité dans notre étude quantitative (bien que les entrevues avec les membres du corps policier nous permettent d’entrer de manière qualitative dans le monde conceptuel du policier et de son processus de prise de décision). Bref, notre codification suit une logique strictement empirique : c’est la lecture des sommaires qui nous a amené à définir les catégories. Les membres du corps policier sont censés procéder sur la base des seuls « faits observables ». Notre analyse statistique s’insère dans la continuité de cette logique, dans le sens qu’elle fournit un portrait de la façon dont les policiers et les policières décrivent et justifient eux-mêmes leurs interventions.
Le Tableau 4.1 montre la distribution des fréquences (en pourcentage) dans les motifs pour interpeller. Les résultats pour les deux échantillons confirment la fiabilité de la codification, car on observe des écarts négligeables. La prévention se démarque comme le motif le plus courant, recouvrant plus de la moitié des interpellations effectuées par le SPVM en 2017. Un tiers des interpellations correspondent à l’objectif de collecte de renseignements et d’enquête criminelle. Presque l’entièreté de ces dernières sont effectuées par l’escouade Éclipse48. Les deux autres motifs – identification, et assistance – représentent une partie assez mineure de la pratique d’interpellation (environ 6% et 3% du total, respectivement).
Tableau 4.1: Motif principal pour interpeller (% personnes interpellées)
SPVM, 2017
Motif principal | Échantillon 1 | Échantillon 2 |
---|---|---|
Prévention | 53,7 | 53,4 |
Assistance | 3,0 | 2,9 |
Identification | 6,3 | 6,6 |
Renseignement / enquête | 33,4 | 33,9 |
Indéterminé | 3,4 | 3,1 |
Donnée manquante | 0,2 | 0,2 |
Les variables issues de la codification s’ajoutent à celles qui existent déjà dans la banque de données d’interpellation, ce qui nous permet d’examiner les motifs à la lumière des caractéristiques suivantes :
Caractéristiques de la personne interpellée
Sexe
Groupe d’âge
Lieu de résidence (PDQ qui correspond à son domicile)
Identité (« race »)
Contexte de l’interpellation
Date et heure
Lieu (PDQ qui dessert l’endroit)
Type d’endroit (rue, bar, parc, etc.)
Le Tableau 4.2 présente la distribution des motifs en fonction du sexe (tel que consigné dans le système) de la personne interpellée. Il faut noter que les femmes représentent 13% des personnes interpellées par le SPVM, donc leur poids dans l’ensemble est relativement faible. Cela dit, nous observons que la prévention et l’assistance sont des motifs plus fréquents quand l’interpellation concerne des femmes (bien que lorsque les interpellations effectuées par l’escouade Éclipse, essentiellement de type renseignement / enquête, sont exclues du calcul, la proportion des interpellations de prévention est comparable à celle des hommes). Les femmes font, par rapport aux hommes, beaucoup moins l’objet d’interpellations avec un but de collecte de renseignements ou d’enquête criminelle.
Tableau 4.2: Motif principal pour interpeller, selon sexe de la personne interpellée
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Motif principal | Homme (N=7 163) | Femme (N=1 117) | Homme (Éclipse exclue) (N=4 538) | Femme (Éclipse exclue) (N=1 003) |
---|---|---|---|---|
Prévention | 51,3 N=3 672 | 68,6 N=766 | 79,7 N=3 615 | 75,3 N=755 |
Assistance | 2,3 N=162 | 7,5 N=84 | 3,6 N=162 | 8,3 N=83 |
Identification | 6,1 N=438 | 8,3 N=93 | 9,4 N=427 | 9,0 N=90 |
Renseignement / enquête | 37,2 N=2 664 | 11,8 N=132 | 2,5 N=113 | 3,3 N=33 |
Indéterminé | 3,2 N=227 | 3,8 N=42 | 4,9 N=221 | 4,2 N=42 |
Le Tableau 4.3 présente les motifs selon les groupes d’âge, ce qui permet d’observer que celui des personnes de 25 à 34 ans – le groupe d’âge le plus nombreux parmi les personnes interpellées par le SPVM – se démarque par l’importance de la collecte de renseignements ou d’enquête criminelle à leur égard (alors que ce motif diminue nettement pour les groupes plus âgés). Puisque la plupart des interpellations de type renseignement / enquête sont effectuées par Éclipse, si nous excluons les données associées à cette escouade, c’est la prévention qui devient le principal motif d’interpellation auprès des personnes âgées de 25 à 34. En fait, si l’on considère la totalité des interpellations du SPVM pour l’année 2017, une interpellation sur six (16%) correspond à une intervention de prévention auprès d’un homme d’entre 25 et 34 ans49. Enfin, on remarque que l’assistance comme motif augmente avec l’âge des personnes interpellées, surtout pour la catégorie de 65 ans et plus (bien que le nombre absolu d’interpellations pour ce groupe soit assez réduit, ce qui limite la portée de cette observation).
Tableau 4.3: Motif principal pour interpeller, selon groupe d’âge de la personne interpellée
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Motif principal | 24 ans ou – (N=2 500) | 25 à 34 ans (N=2 875) | 35 à 44 ans (N=1 515) | 45 à 54 ans (N=884) | 55 à 64 ans (N=366) | 65 ans et + (N=154) |
---|---|---|---|---|---|---|
Prévention | 63,4 | 40,4 | 50,0 | 65,7 | 74,6 | 57,1 |
Assistance | 2,1 | 2,1 | 2,5 | 4,1 | 6,3 | 24,7 |
Identification | 8,1 | 6,4 | 4,6 | 5,1 | 4,9 | 7,1 |
Renseignement | 22,2 | 48,2 | 40,3 | 21,8 | 12,6 | 7,8 |
Indéterminé | 4,2 | 3,0 | 2,6 | 3,3 | 1,6 | 3,2 |
Le Tableau 4.4 permet de voir qu’une proportion importante des interpellations qui ont comme but la collecte de renseignements ou la poursuite d’une enquête se produisent durant la nuit, ce qui s’explique par le fonctionnement particulier de l’escouade Éclipse, dont le mandat est fortement associé à la présence policière dans des bars. En fait, cette escouade fait à elle seule la quasi-totalité (98%) des interpellations nocturnes de renseignement / enquête. Durant la journée, près de 8 interpellations sur 10 sont motivées par la prévention (quand on enlève du calcul les interpellations effectuées par Éclipse, les proportions pour le motif de prévention sont similaires le jour et la nuit). Les interpellations à but d’assistance, même si peu nombreuses dans l’ensemble, sont plus habituelles durant la journée : pour toute l’année 2017, on décompte 167 interpellations d’assistance effectuées entre 6h et 21h et 79 entre 21h et 6h.
Tableau 4.4: Motif principal pour interpeller, selon horaire de journée ou de nuit de l’interpellation (% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Motif principal | Journée (6h à 21h) (N=3 490) | Nuit (21h à 6h) (N=4 815) | Journée (6h à 21h) Éclipse exclue (N=3 426) | Nuit (21h à 6h) Éclipse exclue (N=2 134) |
---|---|---|---|---|
Prévention | 78,4 | 35,7 | 79,8 | 77,5 |
Assistance | 4,8 | 1,6 | 4,9 | 3,7 |
Identification | 8,3 | 5,1 | 8,4 | 10,8 |
Renseignement / enquête | 4,0 | 55,2 | 2,4 | 3,1 |
Indéterminé | 4,5 | 2,3 | 4,6 | 5,0 |
Le Tableau 4.5 se fonde sur deux informations dont nous disposons pour chaque interpellation : le PDQ qui dessert le territoire sur lequel l’intervention policière a eu lieu et le PDQ qui dessert le territoire où la personne interpellée possède son domicile. Quand les deux coïncident, on considérera que l’interpellation s’est produite dans le quartier de résidence de la personne interpellée50. Remarquons que les personnes interpellées à l’extérieur de leur quartier de résidence représentent 75% du total (autrement dit, seulement une personne sur quatre a été interpellée dans son quartier).
Les données montrent que les personnes interpellées qui ne sont pas résidentes du quartier font beaucoup plus souvent l’objet d’interventions visant la collecte de renseignements ou dans le cadre d’une enquête criminelle. En revanche, le poids relatif des interpellations en vue de prévention, d’identification et d’assistance est comparativement plus élevé quand il s’agit de personnes qui vivent dans le même quartier où l’interpellation a eu lieu. Cependant, dès que l’on enlève les données d’Éclipse, les proportions deviennent très similaires entre les deux colonnes. Bref, en ce qui concerne les motifs, mis à part les activités policières d’enquête et de collecte du renseignement, la condition de résident du quartier ne semble pas avoir d’incidence sur la décision d’interpeller.
Tableau 4.5: Motif principal pour interpeller, selon lieu de résidence de la personne interpellée
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Motif principal | Résident du quartier (N=1 834) | Non résident du quartier (N=5 549) | Résident du quartier Éclipse exclue (N=1 637) | Non résident du quartier Éclipse exclue (N=3 127) |
---|---|---|---|---|
Prévention | 69,5 | 45,4 | 77,7 | 78,6 |
Assistance | 3,5 | 1,8 | 3,9 | 3,2 |
Identification | 9,2 | 6,0 | 10,1 | 10,3 |
Renseignement / enquête | 12,8 | 43,9 | 2,6 | 3,0 |
Indéterminé | 5,0 | 2,9 | 5,6 | 5,0 |
Le Tableau 4.6 présente la distribution des motifs selon les cinq principaux types d’endroits d’interpellation (suivant la codification du SPVM, soit le choix retenu par le ou la policier.ère qui a consigné les informations dans le système)51. On voit clairement l’association entre la collecte de renseignements et les bars (encore une fois, essentiellement expliquée par les activités d’Éclipse; si l’on enlève des calculs les interpellations effectuées par cette escouade, les résultats du tableau changent très peu, sauf pour les bars et restaurants, pour lesquels la part de la prévention monte à 51% et celle du renseignement descend à 26%). Aussi, il n’est pas étonnant d’observer l’importance relative de l’identification dans les interpellations dans la rue ou la route. Enfin, on remarque que les interpellations à but d’assistance sont comparativement plus fréquentes dans le Métro.
Tableau 4.6: Motif principal pour interpeller, selon type d’endroit où l’interpellation s’est produite (% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Motif principal | Rues, routes, autoroutes (N=2 886) | Bar, restaurant (N=2 609) | Métro ou station de métro (N=528) | Parc / espace découvert (N=471) | Résidence – apparte-ment / condomi-nium (N=470) |
---|---|---|---|---|---|
Prévention | 72,8 | 4,1 | 84,8 | 87,5 | 79,1 |
Assistance | 3,0 | 0,2 | 12,9 | 1,5 | 5,3 |
Identification | 13,8 | 0,9 | 1,3 | 1,7 | 7,2 |
Renseignement | 4,8 | 94,4 | - | 5,9 | 4,9 |
Indéterminé | 5,6 | 0,5 | 0,9 | 3,4 | 3,4 |
Le Tableau 4.7 affiche la distribution des fréquences (exprimées en pourcentage) à propos du point d’origine (décision, signalement) de l’interpellation. Les résultats pour les deux échantillons confirment encore la fiabilité de la codification, car les écarts sont minimes. On voit deux catégories qui se démarquent : en premier lieu, le policier ou la policière qui initie l’interpellation (46%) et, en deuxième, l’escouade Éclipse (33%). Les appels 9-1-1 représentent une partie non négligeable (16%) mais, dans l’ensemble, moins importante comme point d’origine des interpellations effectuées par le SPVM. Si l’on exclut les données d’Éclipse du calcul, l’initiative policière compte pour près de 7 personnes interpellées sur dix (69%) et les réponses aux appels 9-1-1 pour près d’un quart (24%) du total.
Tableau 4.7: Signalement à l’origine de l’interpellation
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017
Signalement | Échantillon 1 | Échantillon 2 |
---|---|---|
Appel 9-1-1 | 16,7 | 16,0 |
Citoyen | 1,6 | 1,1 |
Policier | 45,5 | 47,0 |
Éclipse | 32,9 | 32,7 |
Organisme public | 0,6 | 0,4 |
Autre / indéterminé | 2,5 | 2,6 |
Donnée manquante | 0,2 | 0,1 |
Le Tableau 4.8 présente les données sur le signalement selon le sexe de la personne interpellée. On remarque quelques différences, en particulier pour les interpellations dont Éclipse est à l’origine. En fait, si l’on enlève les interpellations effectuées par cette escouade, les autres écarts entre les hommes et les femmes tendent à diminuer : le sexe de la personne interpellée ne semble pas affecter fortement la proportion des interpellations qui suivent un appel 9-1-1 (bien que légèrement supérieure chez les femmes) et de celles qui sont initiées par un policier (un peu plus élevée chez les hommes). Cela dit, tous ces résultats doivent être considérés à la lumière du fait que le SPVM interpelle, en moyenne, six fois plus d’hommes que de femmes.
Tableau 4.8: Signalement à l’origine de l’interpellation, selon sexe de la personne interpellée
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Signalement | Homme (N=7 174) | Femme (N=1 118) | Homme (Éclipse exclue) (N=4 544) | Femme (Éclipse exclue) (N=1 003) |
---|---|---|---|---|
Appel 9-1-1 | 14,7 N=1 058 | 26,9 N=301 | 23,2 N=1 055 | 29,8 N=299 |
Citoyen | 1,2 N=83 | 2,6 N=29 | 1,8 N=83 | 2,9 N=29 |
Policier | 44,9 N=3 220 | 54,9 N=614 | 70,5 N=3 203 | 61,2 N=614 |
Éclipse | 36,4 N=2 610 | 10,1 N=113 | - | - |
Organisme public | 0,4 N=31 | 1,0 N=11 | 0,7 N=31 | 1,1 N=11 |
Autre / indéterminé | 2,4 N=172 | 4,5 N=50 | 3,8 N=172 | 5,0 N=50 |
Le Tableau 4.9 présente les données sur le signalement selon le groupe d’âge de la personne interpellée. Outre le poids considérable des interpellations effectuées par Éclipse auprès des personnes de 25 à 34 ans (et aussi, quoique dans une moindre mesure, auprès des personnes de 35 à 44 ans), la distribution ne semble pas indiquer d’écarts prononcés. Les appels 9-1-1 concernent un peu plus fréquemment les personnes plus âgées (65 ans et plus) ainsi que les plus jeunes.
Tableau 4.9: Signalement à l’origine de l’interpellation, selon groupe d’âge de la personne interpellée
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Signalement | 24 ans ou – (N=2 503) | 25 à 34 ans (N=2 879) | 35 à 44 ans (N=1 521) | 45 à 54 ans (N=885) | 55 à 64 ans (N=366) | 65 ans et + (N=154) |
---|---|---|---|---|---|---|
Appel 9-1-1 | 22,6 | 10,5 | 13,8 | 18,6 | 20,8 | 27,3 |
Citoyen | 1,2 | 1,3 | 1,3 | 1,4 | 1,4 | 4,5 |
Policier | 51,3 | 39,2 | 41,2 | 55,4 | 62,8 | 53,2 |
Éclipse | 21,2 | 46,9 | 40,2 | 20,6 | 12,0 | 7,1 |
Organisme public | 0,5 | 0,3 | 0,5 | 0,9 | 1,1 | 0,6 |
Autre / indéterminé | 3,3 | 1,7 | 3,0 | 3,2 | 1,9 | 7,1 |
Le Tableau 4.10 montre de nouveau qu’une part très importante des interpellations effectuées durant la nuit sont liées au travail d’Éclipse. En fait, si l’on enlève les données des interpellations dont cette escouade est à l’origine, les différences selon l’horaire disparaissent : le policier ou la policière initie l’interpellation 68% des fois durant la journée et de 71% des fois durant la nuit, alors que les appels 9-1-1 comptent pour 25% le jour et 24% la nuit.
Tableau 4.10: Signalement à l’origine de l’interpellation, selon horaire de journée ou de nuit de l’interpellation
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Signalement | Journée (6h à 21h) | Nuit (21h à 6h) | Journée (6h à 21h) Éclipse exclue (N=3 426) | Nuit (21h à 6h) Éclipse exclue (N=2 134) |
---|---|---|---|---|
Appel 9-1-1 | 24,1 | 10,8 | 24,6 | 24,1 |
Citoyen | 2,2 | 0,7 | 2,3 | 1,6 |
Policier | 66,6 | 31,6 | 67,8 | 70,7 |
Éclipse | 1,8 | 55,4 | - | - |
Organisme public | 0,7 | 0,3 | 0,8 | 0,7 |
Autre / indéterminé | 4,4 | 1,2 | 4,6 | 2,9 |
Le Tableau 4.11 indique l’existence de certaines différences en ce qui concerne le fait de résider ou non dans le quartier où l’interpellation s’est déroulée. Les appels 9-1-1 sont plus fréquemment à l’origine quand la personne interpellée possède son domicile dans le secteur desservi par le PDQ qui enregistre l’interpellation (ou, dit plus simplement, la personne a été interpellée dans son quartier). En revanche, les interpellations effectuées par Éclipse ciblent plus fréquemment des personnes qui, au moment de l’interaction avec la police, ne se trouvent pas dans leur quartier de résidence. Cela dit, si l’on enlève du calcul les données pour Éclipse, la décision du policier est à l’origine de 60% des interpellations auprès de personnes résidentes et de 72% des personnes non-résidentes (ce qui inverse la tendance qui ressort du tableau).
Tableau 4.11: Signalement à l’origine de l’interpellation, selon lieu de résidence de la personne interpellée
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Signalement | Résident du quartier (N=1 834) | Non résident du quartier (N=5 551) | Résident du quartier Éclipse exclue (N=1 637) | Non résident du quartier Éclipse exclue (N=3 128) |
---|---|---|---|---|
Appel 9-1-1 | 29,8 | 12,3 | 33,4 | 21,6 |
Citoyen | 2,0 | 1,1 | 2,2 | 2,0 |
Policier | 53,9 | 40,9 | 60,2 | 72,1 |
Éclipse | 10,7 | 43,4 | - | - |
Organisme public | 0,4 | 0,3 | 0,4 | 0,5 |
Autre / indéterminé | 3,3 | 2,1 | 3,8 | 3,8 |
Le Tableau 4.12 montre certaines tendances en lien avec le type d’endroit où se produit l’interpellation. On y revoit la presque totale association entre le travail de l’escouade Éclipse et les interpellations dans les bars. On remarque également que les interpellations qui ont lieu dans des appartements découlent généralement d’un appel 9-1-1, ce qui n’est pas surprenant, non plus que le fait qu’une très grande partie des interpellations dans la rue et les routes soient initiées par un policier ou une policière.
Tableau 4.12: Signalement à l’origine de l’interpellation, selon type d’endroit où l’interpellation s’est produite
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Signalement | Rues, routes, autoroutes (N=2887) | Bar, restaurant (N=2609) | Métro ou station de métro (N=528) | Parc / espace découvert (N=471) | Résidence – appartement / condominium (N=471) |
---|---|---|---|---|---|
Appel 9-1-1 | 14,1 | 1,5 | 9,5 | 15,5 | 63,5 |
Citoyen | 1,3 | 0,1 | 2,8 | 0,9 | 1,5 |
Policier | 82,3 | 4,3 | 78,8 | 76,4 | 28,0 |
Éclipse | 0,0 | 93,6 | 0,0 | 5,5 | 1,7 |
Organisme public | 0,2 | 0,2 | 3,6 | 0,0 | 1,1 |
Autre / indéterminé | 2,1 | 0,4 | 5,3 | 1,7 | 4,3 |
Pour conclure cette première section, le Tableau 4.13 présente le croisement des deux variables, motif principal et signalement. Nous confirmons ainsi que les interpellations du SPVM correspondent essentiellement à trois types (regroupant ensemble 88% de toutes les interpellations de 2017, excluant les enregistrements indéterminés ou manquants, soit 7 853)52 :
PRÉVENTION PAR INITIATIVE POLICIÈRE : interpellations à but de prévention – surtout en lien avec la suspicion d’infractions ou d’incivilités – initiées par un policier (37% du total annuel, soit 2 933). Environ la moitié (49%) des interpellations dans cette catégorie concernent des hommes âgés de moins de 35 ans (1 444), 57% ont lieu dans une rue ou une route (1 673) et 41% impliquent un véhicule (1 190).
ACTIVITÉ D’ÉCLIPSE : interpellations de renseignement ou d’enquête effectuées par l’escouade Éclipse (34% du total annuel, soit 2 656). Environ la moitié (48%) des interpellations dans cette catégorie concernent des hommes âgés entre 25 et 34 ans (1 278), 91% ont lieu dans un bar ou un restaurant (2 420) et presque toutes (98%) ont lieu durant la nuit (2 595).
RÉPONSE À UN APPEL : interpellations par suite d’un appel 9-1-1 (17% du total annuel, soit 1 338). C’est la catégorie qui montre, comparativement aux autres, une présence plus importante, quoique toujours minoritaire, de femmes (22%) et de personnes de 35 ans et plus (37%). Dans cette catégorie, 29% des interpellations ont lieu dans une rue ou une route et 27% dans une résidence privée.
Tableau 4.13: Motif principal et signalement à l’origine de l’interpellation
(N personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données indéterminées et manquantes exclues
Motif principal | Signalement | ||||
---|---|---|---|---|---|
Appel 9-1-1 (N=1 338) | Citoyen (N=106) | Policier (N=3 642) | Éclipse (N=2 725) | Organisme (N=42) | |
Prévention (N=4 295) | 1 207 | 68 | 2 933 | 57 | 30 |
Possibilité d’incivilité / d’infraction aux RM | 580 | 30 | 1 100 | 28 | 14 |
Possibilité d’infraction au Code criminel ou autre loi | 501 | 21 | 1 241 | 26 | 16 |
Suspicion d’activités liées aux drogues | 71 | 8 | 247 | 1 | 0 |
Comportement suspect | 53 | 9 | 326 | 2 | 0 |
Assistance (N=230) | 91 | 29 | 103 | 1 | 6 |
Identification (N=528) | 36 | 4 | 473 | 11 | 4 |
Renseignement (N=2 800) | 4 | 5 | 133 | 2 656 | 2 |
Enfin, les données désagrégées par quartier montrent que la distribution des types de motif d’interpellation est relativement stable parmi les divers Postes de quartier. En excluant les données relatives à Éclipse, ainsi que celles des PDQ 50 (Métro) et 55 (Aéroport), la prévention représente entre 71% et 91% du total annuel pour 29 Postes (sur 32) et l’identification varie entre 5% et 20% pour 29 Postes. Pour 31 Postes, l’assistance représente moins de 9% et le renseignement moins de 7%. Pour le signalement (toujours sans Éclipse), pour 29 Postes, l’initiative policière représente plus de la moitié des interpellations, alors que la plainte citoyenne compte pour 5% ou moins. Il existe cependant une plus grande variation en ce qui concerne les appels 9-1-1 : entre 18% et 51% des interpellations pour 28 Postes, ce qui peut refléter la réalité particulière de chaque quartier.
En résumé, malgré la diversité de types de motif et de signalement que nous avons identifiés dans le cadre de l’élaboration de la typologie, l’aperçu quantitatif démontre que la pratique d’interpellation (du moins celle enregistrée dans le système) se centre fortement sur la prévention (d’infractions et d’incivilités) et la collecte de renseignements, beaucoup plus que « pour rechercher une personne disparue ou en fugue [ou] … à la suite de plaintes au 9-1-1 ou d’inquiétudes signalées par les citoyens » (des exemples donnés dans le document du SPVM qui présente la nouvelle politique sur les interpellations). Ce n’est pas non plus la relation d’aide à des personnes en détresse ou en situation de vulnérabilité qui se démarque selon nos analyses comme un aspect prépondérant dans cette pratique policière. D’ailleurs, le rôle du policier apparait comme central, de loin l’élément déterminant dans la manière dont la pratique d’interpellation reflète le contact entre la police et la population. Cette réalité est étroitement liée à une notion proactive de l’intervention policière, elle-même fondée sur une logique d’anticipation du délit où la personne qui patrouille est appelée à exercer son jugement discrétionnaire dans la détection des incidents suspects.
Nos mandats de recherche portent sur la problématique du profilage racial dans l’interpellation policière. Le premier mandat nous a amené à constater le besoin d’un meilleur encadrement de la pratique d’interpellation, car l’absence de balises précises et, par conséquent, le grand pouvoir discrétionnaire qui revient au policier ou à la policière augmentent les risques de biais. Un deuxième élément qui s’est dégagé de notre démarche est que, jusqu’à l’adoption de la nouvelle politique d’interpellation, l’enregistrement des interpellations ne permettait pas d’en saisir adéquatement le contexte, ce qui pouvait soulever des questions à propos de certains résultats obtenus : si toutes les interpellations n’ont pas nécessairement une visée répressive – dans le cadre de la prévention du délit et de la lutte contre la criminalité – peut-on expliquer une partie des disparités raciales observées en référant à une relation d’aide qui priorise le bien-être des personnes interpellées?
Dans cette partie, nous nous servirons de la codification des échantillons pour examiner les différences selon motif et signalement entre les personnes identifiées comme blanches par les membres du corps policier et les personnes appartenant aux divers groupes racisés de la population montréalaise (dont les identités sont aussi attribuées par le policier ou la policière lors de l’enregistrement de l’interpellation dans le système53).
Pour commencer, le Graphique 4.1 rend visibles les écarts au niveau du motif principal invoqué pour interpeller quand on compare les personnes blanches et les personnes racisées. Parmi ces dernières, les membres de minorité visible font moins l’objet d’interpellations à but de prévention (49% versus 57%) et d’assistance (2% versus 4%) et plus d’interpellations à but de renseignement (38% versus 30%) et d’identification (8% versus 6%)54, alors que la quasi-totalité des interpellations de personnes autochtones ont comme motif principal la prévention (88%).
Même si on enlève les données concernant Éclipse, les membres de minorité visible font toujours moins l’objet d’interpellations policières à but de prévention, bien que l’écart diminue (76% versus 79% pour les personnes blanches). Aussi, quand on enlève les interventions de cette escouade, les membres de minorité visible sont, toutes proportions gardées, encore plus fréquemment visés que les personnes blanches par les interpellations à but d’identification (13% versus 8%)55.
Graphique 4.1: Motif principal pour interpeller, selon identité (% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Le Tableau 4.14 présente les sous-catégories de la prévention comme motif de l’interpellation. Pour les personnes autochtones, ce sont les incivilités soupçonnées qui prédominent nettement comme motif pour les interpeller. Les personnes membres de minorité visible, quant à elles, semblent proportionnellement plus interpellées sur la base d’une suspicion d’infraction (rappelons, encore une fois, que les interpellations n’incluent pas les interventions qui se soldent par une mise en accusation ou arrestation). Aussi, en regard de la population blanche, la suspicion d’activités liées aux drogues est un peu plus citée comme motif dans le cas des interpellations auprès des membres de minorités visibles.
Notons que tous les pourcentages affichés dans le tableau demeurent presque identiques si on exclut du calcul les interpellations effectuées par l’escouade Éclipse. Cependant, si on enlève également les interpellations qui découlent d’un appel 9-1-1, certains écarts observés augmentent légèrement : la proportion d’interpellations à but de prévention sur la base d’une suspicion d’infraction monte à 46% pour les personnes membres de minorité visible et descend à 33% pour les personnes blanches, alors que l’inverse se produit à l’égard des possibles incivilités (baissant à 32% pour les personnes de minorité visible et augmentant à 50% pour les personnes blanches).
Tableau 4.14: Sous-catégorie de prévention, selon identité
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Prévention | Personne blanche (N=2 003) | Personne de minorité visible56 (N=1 765) | Personne autochtone (N=179) |
---|---|---|---|
Infraction possible | 37,8 N=757 | 45,3 N=795 | 11,2 N=20 |
Incivilité possible | 46,7 N=936 | 36,0 N=633 | 81,0 N=145 |
Comportement suspect | 8,8 N=177 | 9,2 N=161 | 2,8 N=5 |
Drogues | 6,6 N=133 | 9,5 N=167 | 5,0 N=9 |
Le Tableau 4.15 permet de préciser le type d’infraction qui fonde la suspicion du policier ou de la policière pour intervenir. On y voit que les personnes membres de minorité visible sont plus fréquemment interpellées au regard du Code la sécurité routière qu’au regard du Code criminel, le contraire de ce qui ressort pour les personnes blanches. Comme on le voit dans la dernière colonne, l’écart par rapport au groupe majoritaire s’agrandit quand on regarde plus particulièrement les données de cette sous-catégorie d’interpellation (prévention-infraction possible) concernant les seules personnes noires (N=420) parmi les membres des minorités (N=795).
Tableau 4.15: Sous-catégorie d’infraction possible, selon identité
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Infraction possible | Personne blanche (N=756) | Personne de minorité visible (N=795) | Personne noire (N=420) |
---|---|---|---|
Code criminel | 53,3 N=403 | 41,1 N=327 | 38,6 N=162) |
Code de la sécurité routière | 45,4 N=343 | 57,2 N=455 | 60,5 N=254 |
Autre loi | 1,3 N=10 | 1,6 N=13 | 1,0 N=4 |
Le Tableau 4.16 affiche la distribution des identités des personnes interpellées en fonction des différents types d’incivilités soupçonnées qui motivent l’intervention policière. Pour les personnes blanches, les principales incivilités enregistrées, en termes de fréquence, sont : flâner, boire, se bagarrer et gêner la circulation. Pour les personnes membres de minorité visible, le flânage est aussi la principale incivilité enregistrée, mais on observe quelques différences : les bagarres sont comparativement plus souvent citées comme motif de possible infraction aux règlements municipaux et le bruit ressort aussi comme une raison pour interpeller des personnes minoritaires qui est plus fréquemment invoquée que pour interpeller des personnes blanches, toutes proportions gardées. On remarque également l’importance relative des incivilités en lien avec le stationnement de véhicule et la présence dans un lieu public en dehors des heures d’ouverture (généralement un parc) comme motif pour interpeller des personnes membres de minorité visible. Enfin, flâner, boire dans un lieu public et gêner la circulation sont les possibles incivilités les plus souvent enregistrées par le policier ou la policière comme motif pour interpeller les personnes autochtones.
Tableau 4.16: Sous-catégorie d’incivilité possible, selon identité
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Incivilité possible | Personne blanche (N=894) | Personne de minorité visible (N=599) | Personne autochtone (N=143) |
---|---|---|---|
Flânage | 37,1 N=332 | 30,4 N=182 | 44,1 N=63 |
Bruit / tapage nocturne | 5,4 N=48 | 11,0 N=66 | 2,1 N=3 |
Bagarre / conflit | 14,3 N=128 | 22,7 N=136 | 9,8 N=14 |
Boire / ivre | 16,0 N=143 | 10,7 N=64 | 26,6 N=38 |
Uriner / déféquer | 1,2 N=11 | 1,2 N=7 | 0,7 N=1 |
Gêner la circulation | 10,6 N=95 | 3,3 N=20 | 13,3 N=19 |
Règlement stationnement | 2,7 N=24 | 8,0 N=48 | - |
Troubler la paix | N=63 | 6,0 N=36 | 2,1 N=3 |
Règlement STM | 1,8 N=16 | 0,8 N=5 | 1,4 N=2 |
Heures d’ouverture | 3,8 N=34 | 5,8 N=35 | - |
Le Graphique 4.2 présente les catégories de signalement selon l’identité blanche ou racisée des personnes interpellées57. Les différences entre les personnes blanches et les membres de minorités visibles concernent le poids plus considérable d’Éclipse dans les interpellations auprès de ces derniers. En effet, si on enlève les données relatives à cette escouade, les proportions sont les mêmes : 69% pour l’initiative policière et 24% pour les appels 9-1-1. Les personnes autochtones, quant à elles, présentent une situation assez particulière : les interpellations qui les visent découlent encore plus souvent d’une initiative du policier (75%) (et moins des appels 9-1-1, soit 19%, comparé à 24% des autres non-autochtones quand les interpellations d’Éclipse ont été exclues du calcul).
Graphique 4.2: Signalement à l’origine de l’interpellation, selon identité
(% personnes interpellées)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Dans cette partie, nous analysons la distribution des types de motif et des types de signalement des interpellations pour chaque Poste de quartier (PDQ) à la lumière de l’identité des personnes interpellées. Nous avons comparé la proportion de chaque catégorie pour les personnes blanches et pour les personnes de minorité visible (nous excluons délibérément les personnes autochtones de ces analyses en raison de leur nombre trop réduit par PDQ et des tendances très particulières qui les concernent et qui divergent souvent vis-à-vis de celles constatées pour les membres de minorités visibles58). Il est important de retenir que les prochains tableaux montrent seulement les cas où l’écart observé est statistiquement significatif (à un niveau de 95%). En d’autres mots, si nous incluons un PDQ dans un tableau, c’est parce que la différence indique un phénomène qui mérite notre attention comme chercheurs et chercheuses.
Dans notre rapport de 2019 (p. 113), nous appelions à la prudence dans l’interprétation des données désagrégées par PDQ, étant conscients et consciente de la myriade de facteurs qui peuvent affecter la pratique de l’interpellation dans des contextes urbains spécifiques. Notre deuxième mandat cherche en partie à apporter plus d’éléments permettant de raffiner l’étude des différences par quartier. Nous verrons que l’application de la codification n’a pas nécessairement clarifié la problématique qui se pose à cet égard : pourquoi certains PDQ interpellent différemment – au niveau de la fréquence, du motif invoqué, du point d’origine, etc. – les personnes racisées et les personnes blanches? Toutefois, les analyses plus précises que nous avons pu développer grâce à la typologie tendent à confirmer la présence de biais systémiques, car nous détectons des écarts significatifs qui ne semblent pas s’expliquer par des facteurs contextuels.
Pour commencer, le Tableau 4.17 montre que, parmi les interpellations effectuées par les PDQ 42 (Saint-Léonard), 45 (Rivière-des-Prairies) et 46 (Anjou), les personnes de minorité visible sont comparativement plus visées dans un but de prévention que les personnes blanches59. Soulignons que, dans ces trois quartiers du nord-est, entre la moitié et les deux tiers des interpellations à but de prévention impliquent un véhicule, donc les fortes disparités que nous observons ont nécessairement un impact sur les conducteurs racisés60. La tendance est inverse pour les PDQ 20 (Centre-ville Ouest, parc Mt-Royal) et 21 (Centre-ville Est, Vieux-Montréal), où la prévention est un motif moins fréquent pour interpeller une personne de minorité visible. En fait, comme nous verrons, selon les données de ces deux PDQ du Centre-ville, les personnes racisées sont davantage visées par les interpellations à but de renseignement.
Tableau 4.17: Prévention comme motif principal pour interpeller, selon identité la personne interpellée (% personnes interpellées par chaque Poste de quartier)
SPVM, 2017 –2 échantillons ensemble – Données manquantes exclues
Prévention (% par PDQ) | Personne blanche | Personne de minorité visible |
---|---|---|
Personne de minorité visible > Personne blanche | ||
PDQ 42 | 47,6 | 65,4 |
PDQ 45 | 23,6 | 80,6 |
PDQ 46 | 37,5 | 75,7 |
Personne blanche > Personne de minorité visible | ||
PDQ 20 | 36,2 | 21,8 |
PDQ 21 | 36,9 | 19,6 |
Le Tableau 4.18 permet de voir que, selon les données pour les PDQ 20 (Centre-ville Ouest, parc Mt-Royal), 38 (Plateau-Mont-Royal) et 39 (Montréal-Nord) – trois postes qui produisent un nombre important d’interpellations – les personnes membres de minorité visible sont comparativement moins interpellées dans un but d’assistance que les personnes blanches. Le cas du PDQ 39 est à remarquer, car la disparité entre personnes blanches et personnes racisées s’avère particulièrement prononcée, notamment si l’on tient compte de la composition sociale et démographique qui caractérise Montréal-Nord. Il est aussi à noter qu’aucun PDQ ne manifeste la tendance inverse (offrir significativement plus d’assistance aux membres des minorités qu’aux personnes blanches). Cela dit, le poids de l’assistance comme motif pour interpeller est en soi relativement faible dans l’ensemble des enregistrements du SPVM.
Tableau 4.18: Assistance comme motif principal pour interpeller, selon identité la personne interpellée (% personnes interpellées par chaque Poste de quartier)
SPVM, 2017 –2 échantillons ensemble – Données manquantes exclues
Assistance (% par PDQ) | Personne blanche | Personne de minorité visible |
---|---|---|
Personne blanche > Personne de minorité visible | ||
PDQ 20 | 3,0 | 0,4 |
PDQ 38 | 3,8 | 0,5 |
PDQ 39 | 7,4 | 0,8 |
Le Tableau 4.19 présente les résultats pour les PDQ 13 (LaSalle), 30 (Villeray), 39 (Montréal-Nord) et 49 (Montréal-Est, Pointe-aux-Trembles), où les interpellations à but d’identification sont significativement plus fréquentes quand la personne visée appartient à une minorité visible. Le cas du PDQ 39 est à souligner, s’agissant d’un quartier avec une grande diversité ethnoculturelle et qui affiche un taux de criminalité relativement élevé. Dans Montréal-Nord, où le nombre annuel d’interpellations est considérable, la proportion de l’identification comme motif – lequel peut référer à la recherche d’une personne disparue ou sous mandat, mais aussi aux contrôles de routine auprès de conducteurs – est plus du double chez les personnes racisées par rapport aux personnes non-racisées.
Tableau 4.19: Identification comme motif principal pour interpeller, selon identité la personne interpellée (% personnes interpellées par chaque Poste de quartier)
SPVM, 2017 –2 échantillons ensemble – Données manquantes exclues
Identification (% par PDQ) | Personne blanche | Personne de minorité visible |
---|---|---|
Personne de minorité visible > Personne blanche | ||
PDQ 13 | 4,1 | 14,2 |
PDQ 30 | 5,4 | 17,9 |
PDQ 39 | 9,8 | 20,5 |
PDQ 49 | 4,3 | 21,1 |
Le Tableau 4.20 montre que, en ce qui concerne les PDQ 20 (Centre-ville Ouest, parc Mt-Royal), 21 (Centre-ville Est, Vieux-Montréal) et 35 (La Petite-Italie, La Petite-Patrie), les personnes de minorité visible sont nettement plus visées par les interpellations de collecte de renseignements que les personnes blanches. Mais la tendance s’inverse pour les PDQ 13 (LaSalle), 31 (Villeray) et 42 (Saint-Léonard). Les PDQ 20 et 21 se trouvent, bien sûr, parmi ceux qui effectuent le plus grand nombre d’interpellations (ensemble ils sont responsables d’un tiers du total des interpellations enregistrées en 2017) et, dans ce contexte, les interpellations à but de renseignement et d’enquête montent bien au-delà de la moyenne de cette catégorie pour l’île. On peut alors supposer que l’impact social de ces disparités, en raison de leur portée quantitative, n’est nullement négligeable.
Tableau 4.20: Renseignement comme motif principal pour interpeller, selon identité la personne interpellée (% personnes interpellées par chaque Poste de quartier)
SPVM, 2017 –2 échantillons ensemble – Données manquantes exclues
Renseignement (% par PDQ) | Personne blanche | Personne de minorité visible |
---|---|---|
Personne de minorité visible > Personne blanche | ||
PDQ 20 | 58,3 | 75,5 |
PDQ 21 | 57,8 | 75,7 |
PDQ 35 | 3,4 | 26,8 |
Personne blanche > Personne de minorité visible | ||
PDQ 13 | 15,1 | 4,7 |
PDQ 30 | 29,7 | 16,7 |
PDQ 31 | 33,3 | 10,2 |
PDQ 42 | 32,0 | 11,0 |
Le Tableau 4.21 porte sur le signalement des interpellations, plus précisément sur celles qui ont comme point d’origine un appel 9-1-1. On remarque que, sauf dans le cas du PDQ 45 (Rivière-des-Prairies), où ce type d’interpellation concerne davantage les personnes de minorité visible, ce sont les personnes blanches qui sont plus fréquemment visées par les appels d’urgence répondus par les PDQ 3 (Île-Bizard, Pierrefonds, Roxboro), 10 (Bordeaux, Cartierville), 11 (Notre-Dame-de-Grâce), 35 (La Petite-Italie, La Petite-Patrie), 38 (Plateau-Mont-Royal) et 39 (Montréal-Nord).
Tableau 4.21: Appel 9-1-1 comme signalement pour interpeller, selon identité la personne interpellée (% personnes interpellées par chaque Poste de quartier)
SPVM, 2017 –2 échantillons ensemble – Données manquantes exclues
Le Tableau 4.22 présente l’écart constaté pour le PDQ 22 (Centre-Sud) en ce qui concerne la plainte de citoyen ou de citoyenne comme signalement des interpellations. Il s’agit du seul poste pour lequel la différence entre les personnes blanches et les personnes de minorité visible est statistiquement significative. On remarque ainsi que, dans le cas de ce quartier comparativement peu divers sur le plan ethnoculturel mais affichant un taux de criminalité élevé, les personnes racisées sont davantage visées par les interpellations qui découlent d’une plainte.
Tableau 4.22: Plainte de citoyen comme signalement pour interpeller, selon identité la personne interpellée (% personnes interpellées par chaque Poste de quartier)
SPVM, 2017 –2 échantillons ensemble – Données manquantes exclues
Plainte de citoyen/citoyenne (% par PDQ) | Personne blanche | Personne de minorité visible |
---|---|---|
Personne de minorité visible > Personne blanche | ||
PDQ 22 | 2,6 | 13,3 |
Le Tableau 4.23 permet de voir que les interpellations réalisées par Éclipse sont davantage focalisées sur des personnes de minorité visible quand l’intervention se produit sur le territoire desservi par les PDQ 20 (Centre-ville Ouest, parc Mt-Royal), 21 (Centre-ville Est, Vieux-Montréal) et 35 (La Petite-Italie, La Petite-Patrie). Dans le cas des PDQ 13 (LaSalle), 26 (Côte-des-Neiges Ouest), 31 (Villeray), 42 (Saint-Léonard) et 45 (Rivière-des-Prairies), les interpellations d’Éclipse visent, au contraire, plus fréquemment les personnes blanches.
Tableau 4.23: Éclipse comme signalement pour interpeller, selon identité la personne interpellée (% personnes interpellées par chaque Poste de quartier)
SPVM, 2017 –2 échantillons ensemble – Données manquantes exclues
Éclipse (% par PDQ) | Personne blanche | Personne de minorité visible |
---|---|---|
Personne de minorité visible > Personne blanche | ||
PDQ 20 | 59,3 | 77,1 |
PDQ 21 | 56,7 | 75,0 |
PDQ 35 | 4,6 | 26,8 |
Personne blanche > Personne de minorité visible | ||
PDQ 13 | 13,7 | 0,9 |
PDQ 26 | 19,5 | 2,9 |
PDQ 31 | 33,3 | 11,9 |
PDQ 42 | 34,0 | 7,1 |
PDQ 45 | 67,3 | 2,8 |
Finalement, le Tableau 4.24 réfère aux interpellations qui sont effectuées à l’initiative du policier ou de la policière. Nous observons que, dans plusieurs PDQ – 3 (Île-Bizard, Pierrefonds, Roxboro), 26 (Côte-des-Neiges Ouest), 31 (Villeray), 39 (Montréal-Nord) et 45 (Rivière-des-Prairies) – les personnes de minorité visible sont, en regard des personnes blanches, interpellées plus fréquemment à la suite d’une décision du policier ou de la policière. En revanche, les données des PDQ 5 (Dorval, Pointe-Claire), 20 (Centre-ville Ouest, parc Mt-Royal) et 21 (Centre-ville Est, Vieux-Montréal) montrent que ce sont les personnes blanches qui font davantage l’objet d’interpellations initiées par un policier ou une policière.
Tableau 4.24: Policier comme signalement pour interpeller, selon identité de la personne interpellée (% personnes interpellées par chaque Poste de quartier)
SPVM, 2017 –2 échantillons ensemble – Données manquantes exclues
Policier/policière (% par PDQ) | Personne blanche | Personne de minorité visible |
---|---|---|
Personne de minorité visible > Personne blanche | ||
PDQ 3 | 50,0 | 87,9 |
PDQ 26 | 46,8 | 69,8 |
PDQ 31 | 45,2 | 69,5 |
PDQ 39 | 60,7 | 75,7 |
PDQ 45 | 14,5 | 55,6 |
Personne blanche > Personne de minorité visible | ||
PDQ 5 | 44,4 | 16,0 |
PDQ 20 | 33,1 | 17,5 |
PDQ 21 | 36,2 | 20,5 |
Dans notre rapport de 2019 (p. 93), dans une tentative d’expliquer les divergences observées d’un quartier à l’autre en matière de disparité raciale, nous avions regroupé pour l’analyse les PDQ dont les taux locaux de criminalité étaient les plus élevés : 8 (Lachine, Saint-Pierre), 12 (Ville-Marie Ouest, Westmount), 15 (Petite-Bourgogne, Saint-Henri), 22 (Centre-Sud), 23 (Hochelaga-Maisonneuve), 35 (La Petite-Italie, La Petite-Patrie), 38 (Le Plateau-Mont-Royal), 39 (Montréal-Nord ) et 48 (Mercier Hochelaga-Maisonneuve)61. Or, il est intéressant de noter que, sauf pour le PDQ 38 (où l’escouade Éclipse est très active), ce n’est pas dans ces PDQ que nous constatons les différences significatives dans la répartition des motifs et des types de signalement que nous venons de présenter. En revanche, plusieurs PDQ que nous avions identifiés comme étant les plus divers en raison d’une population racisée représentant plus de 40% du total (p. 94) – 10 (Bordeaux, Cartierville), 26 (Côte-des-Neiges Ouest), 30 (Saint-Michel), 39 (Montréal-Nord) et 42 (Saint-Léonard) – se retrouvent parmi ceux qui manifestent des disparités de traitement entre les personnes racisées et non-racisées au niveau du motif et du signalement des interpellations. Bref, les divergences ne vont pas toutes dans la même direction, bien que nous remarquions certains phénomènes dignes de mention :
Dans le territoire desservi par le PDQ 39 (Montréal-Nord), un quartier populeux avec une grande diversité ethnoculturelle et un taux de criminalité relativement élevé, où le SPVM enregistre beaucoup d’interpellations, les personnes de minorité visible sont, comparées aux personnes blanches, significativement plus susceptibles d’être interpellées dans un but d’identification, plus susceptibles d’être interpellées par l’initiative du policier ou de la policière et moins interpellées dans un but d’assistance.
Dans le territoire desservi par les PDQ 42 (Saint-Léonard), 45 (Rivière-des-Prairies) et 46 (Anjou), un secteur de l’île où les interpellations enregistrées par le SPVM impliquent généralement (entre la moitié et les deux tiers des cas) un véhicule, les personnes de minorité visible sont, comparées aux personnes blanches, significativement plus susceptibles d’être interpellées dans un but de prévention.
Dans le territoire desservi par les PDQ 20 (Centre-ville Ouest, parc Mt-Royal) et 21 (Centre-ville Est, Vieux-Montréal), les personnes de minorité visible sont, comparées aux personnes blanches, significativement plus susceptibles d’être interpellées dans un but de renseignement, généralement par l’escouade Éclipse, et moins interpellées dans un but de prévention.
Si on peut tirer une conclusion de ces analyses à propos du motif et du signalement à l’origine des interpellations en les examinant par PDQ individuel, c’est que les résultats ne semblent pas suivre un modèle clair, sauf dans le cas des secteurs de la ville où l’escouade Éclipse développe ses activités. Par ailleurs, le fait que nous n’avons pas eu accès aux données du SPVM pour 2022 désagrégées par PDQ nous empêche d’approfondir cette analyse et de formuler des hypothèses quant aux écarts constatés pour 2017.
Cependant, le fait que nous observions de nombreuses disparités statistiquement significatives entre les groupes – et cela dans 19 PDQ différents, dont plusieurs desservant des quartiers centraux et densement urbanisés – constitue en soi l’indication d’une possible problématique au regard des questions que nous soulevions au début de cette partie du rapport : est-ce que porter assistance, répondre à une plainte, rechercher une personne disparue et prévenir les incivilités et les infractions sont des motifs répartis au sein de la population de façon proportionnelle, aléatoire et équitable? Est-ce que les décisions concernant l’interpellation se distribuent sans aucun biais systémique parmi les différentes personnes qui attirent l’intérêt de la police?
Or, bien qu’on puisse supposer que l’environnement particulier de chaque PDQ amène les policiers et les policières à intervenir sur la base de conditions qui varient d’un quartier à l’autre (composition démographique, taux et type de criminalité, caractéristiques socioéconomiques des familles, géographie urbaine), il n’en demeure pas moins que les écarts constatés rendent plausibles une ou plusieurs des explications suivantes :
Le sommaire des interpellations n’est pas rédigé de manière cohérente et uniforme lorsque le motif et l’initiative sont indiqués, et ces variations dans la façon de rendre compte du déroulement de l’interpellation peuvent être influencées par l’identité de la personne interpellée (donc le policier ou la policière peut décrire l’interpellation différemment selon qu’il s’agisse d’une personne blanche ou racisée).
La décision d’enregistrer les interpellations (celles qui sont consignées dans le système) ne suit pas une logique constante, ce qui pourrait amener les policiers et les policières à sur-enregistrer ou à sous-enregistrer certains types d’interpellations en fonction de l’identité de la personne interpellée (car l’information sur certains groupes serait jugée comme ayant plus de « valeur » dans une perspective de lutte contre la criminalité ou les incivilités).
Les motifs pour enregistrer une interpellation et la manière d’en décrire le point d’origine varient d’un PDQ à l’autre, ce qui peut refléter des situations divergentes quant à la nature et la qualité des rapports entre la police et les communautés minoritaires du quartier (ce qui créerait des dynamiques récurrentes – en tant que cercles vicieux de méfiance mutuelle – dans la façon de percevoir l’interaction avec les membres de certains groupes).
Les prochains tableaux sont basés sur l’Indice de disparité de chances d’interpellation (IDCI) que nous avons élaboré dans le cadre du premier mandat. Comme nous l’expliquions dans le rapport final : « l’IDCI met en relation (a) le ratio entre la proportion spécifique (dans les statistiques policières d’interpellation) et la proportion générale (dans la population) de chaque groupe racisé avec (b) le même ratio entre la proportion spécifique et la proportion générale calculé pour la population non-racisée62. Le quotient de (a) divisé par (b) exprime ainsi le plus ou moins de chances (ou risques) d’être interpellé qu’encourt, en moyenne, le membre d’une minorité racisée par rapport à un membre de la majorité blanche » (p. 9).
Le Tableau 4.25 présente l’IDCI des groupes racisés (pour chaque groupe et pour l’ensemble de la population non-blanche) selon les trois grands types d’interpellation que nous avons identifiés : l’interpellation de prévention initiée par un policier ou une policière, l’interpellation de renseignement initiée par Éclipse et l’interpellation par suite d’un appel 9-1-1. Comme nous l’avons vu, presque 9 interpellations sur 10 appartiennent à l’un de ces types. On remarque alors certaines différences importantes. D’une part, les personnes autochtones sont 6 fois plus susceptible de se faire interpeller que les personnes blanches quand le point d’origine est un appel 9-1-1, mais 10 fois plus susceptible quand l’interpellation découle d’une initiative de prévention de la part d’un policier ou d’une policière. D’autre part, la probabilité d’être interpellé est plus élevée pour les personnes noires, arabes et sud-asiatiques quand il est question d’interpellations menées par Éclipse dans un but de collecte de renseignement ou d’enquête criminelle. Cependant, sauf pour les personnes autochtones, les indicateurs ne montrent pas de grands écarts pour les personnes racisées entre les interpellations initiées par un policier ou une policière dans un but de prévention et celles qui découlent d’un appel 9-1-1.
Tableau 4.25: IDCI des identités racisées, selon types d’interpellation
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Identité de la personne interpellée | IDCI Prévention par policier/policière | IDCI Renseignement par Éclipse | IDCI Appel 9-1-1 |
---|---|---|---|
Noire | 3,07 N=590 | 4,53 N=634 | 3,27 N=281 |
Arabe | 2,00 N=276 | 2,74 N=276 | 2,20 N=136 |
Sud-asiatique | 0,57 N=91 | 1,62 N=190 | 0,74 N=53 |
Latino | 1,55 N=118 | 1,21 N=67 | 1,53 N=52 |
Autochtone | 10,18 N=143 | - | 6,21 N=39 |
Total personnes racisées63 | 1,93 N=1 279 | 2,63 N=1 273 | 1,97 N=584 |
Le Tableau 4.26 reprend les données du Tableau 19, mais en retenant pour le calcul que les personnes de 15 à 24 ans. Nous remarquons que les jeunes personnes racisées sont une population particulièrement visée par les interpellations, surtout les membres des minorités arabe et noire (comparativement aux personnes blanches du même groupe d’âge). Autrement dit, le fait d’être jeune augmente considérablement la probabilité qu’une personne de minorité visible soit interpellée par décision du policier ou de la policière ou à la suite d’un appel 9-1-1. Il faut noter cependant le même phénomène que nous avons décrit dans l’analyse précédente : si l’on met de côté les interpellations de renseignement effectuées par Éclipse, on n’observe pas de différences prononcées entre les IDCI des deux autres types d’interpellation (prévention par policier et réponse à un appel 9-1-1). Deux hypothèses sont possibles à cet égard : les biais envers les personnes racisées sont les mêmes au sein de la police et dans la population générale (source des appels), ce qui se reflète dans des disparités similaires; ou bien le choix d’interpeller et d’enregistrer l’interpellation obéit aux mêmes modèles de décision dans le cas d’une initiative policière et d’un appel 9-1-1 (ce qui voudrait dire que le policier ou la policière décide d’interpeller et d’enregistrer ou non à la suite d’un appel sur la base de son pouvoir discrétionnaire).
Tableau 4.26: IDCI des identités racisées chez les jeunes hommes (15 à 24 ans), selon types d’interpellation
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Identité du jeune homme interpellé (15 à 24 ans) | IDCI Prévention par policier/policière | IDCI Renseignement par Éclipse | IDCI Appel 9-1-1 |
---|---|---|---|
Noire | 5,01 N=195 | 2,86 N=80 | 5,32 N=105 |
Arabe | 7,22 N=164 | 5,87 N=96 | 7,73 N=89 |
Sud-asiatique | 1,02 N=33 | 1,16 N=27 | 1,41 N=23 |
Latino | 2,99 N=43 | - | - |
Total personnes racisées | 3,57 N=465 | 2,48 N=233 | 3,66 N=242 |
Le Tableau 4.27 montre les différences dans l’IDCI quand on compare les interpellations effectuées durant la journée et durant la nuit, en excluant du calcul celles initiées par l’escouade Éclipse (dont les activités se déroulent par définition durant la nuit)64. On observe alors que, sauf pour les personnes autochtones – qui sont plus susceptibles de se faire interpeller durant la journée – la probabilité d’interpellation s’accroit durant la nuit. Ainsi, si durant l’horaire diurne une personne noire encourt presque 3 fois plus de risque d’être interpellée qu’une personne blanche, cet écart monte à presque 4 fois et demie durant les heures nocturnes.
Tableau 4.27: IDCI des identités racisées, selon jour ou nuit (signalement autre qu’Éclipse)
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Identité de la personne interpellée | IDCI Jour (6h à 21h) | IDCI Nuit (21h à 6h) |
---|---|---|
Noire | 2,88 N=680 | 4,40 N=532 |
Arabe | 1,81 N=307 | 2,83 N=246 |
Sud-asiatique | 0,52 N=102 | 0,85 N=86 |
Latino | 1,26 N=118 | 2,01 N=96 |
Autochtone | 9,60 N=166 | 3,84 N=34 |
Total personnes racisées | 1,75 N=1 433 | 2,51 N=1 047 |
Le Tableau 4.28 affiche les indicateurs de disparité au prorata de la population en tenant compte du fait qu’un véhicule soit ou non impliqué dans la situation d’interpellation65. Pour les personnes autochtones interpellées, la vaste majorité des interpellations (96%) n’impliquent pas de véhicule, donc nous les excluons de cette analyse. En revanche, les différences sont marquées en ce qui concerne les personnes noires, arabes et latinos : elles sont beaucoup plus susceptibles de se faire interpeller par le SPVM quand elles se trouvent dans un véhicule (ce qui arrive dans environ 30% des interpellations auprès de la population racisée). Nous avons produit un calcul complémentaire afin de cerner plus clairement ce phénomène : si nous prenons le cas spécifique des interpellations initiées par un policier ou une policière auprès d’un membre d’une minorité visible (personnes racisées à l’exception des personnes autochtones) impliquant un véhicule durant la nuit, on voit que cela représente 14% de toutes les personnes de minorité visible interpellées par le SPVM en 2017. Or, le même cas de figure (interpellation initiée par un policier ou une policière d’une personne avec ou dans un véhicule durant la nuit) concernant la population blanche ne représente que 8% du total de ses membres qui se font interpeller durant la même année (un écart fortement significatif sur le plan statistique). Bref, si l’on appartient à une minorité visible, le fait d’être dans un véhicule durant la nuit augmente la probabilité de se faire interpeller par initiative d’un policier ou d’une policière.
Tableau 4.28: IDCI des identités racisées, selon véhicule impliqué ou non
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Identité de la personne interpellée | IDCI Véhicule impliqué | IDCI Pas de véhicule impliqué |
---|---|---|
Noire | 5,78 N=560 | 3,25 N=1 299 |
Arabe | 3,97 N=277 | 1,92 N=551 |
Sud-asiatique | 1,07 N=87 | 0,89 N=296 |
Latino | 2,32 N=89 | 1,21 N=191 |
Total personnes racisées | 3,82 N=1 279 | 1,46 N=2 012 |
Le deuxième indicateur que nous avons élaboré dans le cadre du premier mandat est l’Indice de sur-interpellation au regard des infractions (ISRI). Comme nous l’expliquions dans notre rapport : « L’ISRI reprend la même logique du IDCI, mais la proportion générale utilisée pour calculer les ratios est celle du poids relatif de chaque groupe dans le total d’infractions (aux règlements municipaux et au Code criminel) enregistrées par la police. L’idée est de relier le nombre d’interpellations des membres de chaque groupe et le nombre d’infractions que chaque groupe produit collectivement, la prémisse étant que l’intérêt accordé par la police au groupe X devrait être proportionnel à la part du groupe X dans l’incivilité et dans la criminalité ‘officielle’ (i.e. telle que perçue et enregistrée par la police). Cet indice permet alors d’exprimer le surplus d’interpellations que chaque groupe racisé subit – au prorata du nombre d’infractions commises – par rapport à la population blanche. Si la répartition des interpellations policières par groupe ethnique se faisait au prorata du volume des comportements délinquants produits par chacun de ces groupes, il n’existerait pas de sur-interpellation (les groupes racisés obtiendraient tous un score de 1.0, comme celui de la majorité blanche) » (p. 9-10).
Le Tableau 4.29 reprend les trois types d’interpellation que nous avons identifiés en calculant l’ISRI relatif aux règlements municipaux (ce que l’on appelle communément les incivilités). Rappelons que ce deuxième indicateur, indépendant du premier (car la proportionnalité est évaluée différemment), a pour but principal de vérifier les résultats par une triangulation de méthodes66. Or, les données de l’ISRI confirment les tendances observées à l’aide de l’IDCI : la sur-interpellation concerne particulièrement les personnes sud-asiatiques, arabes et noires et ce phénomène s’avère encore plus prononcé dans le cas des interpellations de renseignement ou d’enquête effectuées par l’escouade Éclipse.
Tableau 4.29: ISRI-RM (Règlement municipal) des identités racisées, selon types d’interpellation
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Identité de la personne interpellée | ISRI-RM Prévention par policier/policière | ISRI-RM Renseignement par Éclipse | ISRI-RM Appel 9-1-1 |
---|---|---|---|
Noire | 1,76 | 2,59 | 1,87 |
Arabe | 2,35 | 3,22 | 2,59 |
Sud-asiatique | 1,95 | 5,57 | 2,54 |
Latino | 1,20 | 0,93 | 1,18 |
Autochtone | 0,48 | 0,02 | 0,29 |
Total personnes racisées | 1,14 | 1,55 | 1,16 |
Enfin, nous incluons le Tableau 4.30 qui permet également de confirmer une autre tendance dégagée par les deux indicateurs et pour laquelle nous n’avions pas de données lors du premier mandat : la forte incidence de la présence ou absence d’un véhicule dans la probabilité moyenne de faire l’objet d’une interpellation policière quand la personne interpellée est noire ou arabe (en comparant l’ISRI des deux colonnes).
Tableau 4.30: ISRI-RM des identités racisées, selon véhicule impliqué ou non
SPVM, 2017 – Moyenne des 2 échantillons – Données manquantes exclues
Identité de la personne interpellée | ISRI-RM Véhicule impliqué | ISRI-RM Pas de véhicule impliqué |
---|---|---|
Noir | 3,30 | 1,86 |
Arabe | 4,67 | 2,25 |
Sud-asiatique | 3,69 | 3,04 |
Latino | 1,79 | 0,93 |
Total personnes racisées | 0,06 | 0,32 |
Par suite des analyses sur les disparités raciales (section précédente 1.3) et de l’application des indicateurs (cette section 1.4), nous résumons ici les principales observations :
Les membres de minorités visibles et, en particulier, les personnes noires, arabes et sud-asiatiques sont comparativement beaucoup plus susceptibles que les personnes blanches de faire l’objet d’interpellations à but de renseignement ou d’enquête (presque exclusivement effectuées par l’escouade Éclipse).
Même si elles sont sur-interpellées de façon générale (au prorata des infractions commises), les personnes appartenant à des minorités visibles sont comparativement moins susceptibles que les personnes blanches de faire l’objet d’interpellations à but de prévention et d’assistance (toutes proportions gardées).
Le fait d’être jeune (15 à 24 ans) a pour effet d’augmenter considérablement la probabilité – déjà très élevée pour les minorités noire et arabe – qu’une personne membre de minorité visible soit interpellée sur la base d’une décision du policier ou de la policière ou à la suite d’un appel 9-1-1.
Les interpellations visant les personnes autochtones découlent très souvent d’une initiative du policier ou de la policière (et comparativement moins d’un appel 9-1-1), généralement ayant comme motif enregistré la prévention d’incivilités (principalement : flâner, boire dans un lieu public et gêner la circulation).
Les interpellations de prévention d’incivilités qui concernent des membres de minorités visibles se distinguent de celles visant des personnes blanches par la plus forte proportion de motifs liés aux bagarres et au bruit. Aussi, comparativement à la population blanche, la suspicion d’activités liées aux drogues est plus fréquemment citée comme motif pour les interpeller.
Pour les personnes membres de minorité visible, la probabilité d’être interpellées par l’initiative d’un policier ou d’une policière augmente considérablement pendant la nuit et encore plus quand elles se trouvent dans un véhicule. Ils sont d’ailleurs plus fréquemment interpellés en raison d’une suspicion d’infraction au Code de la sécurité routière que les personnes blanches.
Dans la foulée de l’adoption de la politique sur les interpellations en 2020, le SPVM a procédé à la modification des règles et des modalités d’enregistrement des interpellations. Une des modifications a consisté dans l’ajout de trois champs dans le système informatique que les policiers et les policières utilisent pour les enregistrer : trois nouveaux menus déroulants permettent d’indiquer le « motif initial », le « motif final » et le « contexte » de chaque interpellation. Le contexte réfère au point d’origine de l’interpellation (initiative policière, appel 9-1-1, signalement citoyen ou demande des enquêtes). Le motif de l’interpellation (incivilités, enquête / renseignement, prévention du crime, relation d’aide ou identification de sujet recherché) est indiqué pour le moment initial et pour le moment final de l’interpellation. Cette double inscription de la catégorie du motif permet de distinguer la raison invoquée à l’origine de l’interpellation de son résultat, lequel peut être codé sous une autre catégorie. Par exemple, une interpellation pourrait être initialement motivée par l’observation d’une incivilité présumée mais se conclure par une relation d’aide.
Dans cette section, nous analysons les données d’interpellation pour l’année 2021 en nous focalisant sur ces trois nouvelles variables. Après avoir produit un portrait général de leur répartition quantitative, nous les examinons à la lumière des différents groupes de la population (majorité blanche et minorités racisées) afin de faire ressortir les variations entre ces groupes au regard des contextes et des motifs invoqués pour les interpeller. L’année 2021 est la première année complète durant laquelle les contextes et les motifs d’interpellation sont enregistrés par le SPVM et sont disponibles pour l’analyse. Rappelons que, dans notre rapport du premier mandat, nous écrivions que : « La classification des motifs de l’interpellation et des résultats de l’interpellation permettrait d’établir des comparaisons sur le plan du caractère plus ou moins justifié des interventions policières auprès des divers groupes, ce qui n’est pas faisable avec les données du SPVM ».
Il est cependant nécessaire de considérer que l’application de la nouvelle politique sur les interpellations et la mise en œuvre des nouvelles modalités d’enregistrement des informations dans le système du SPVM s’est déployée durant une année de crise sanitaire où plusieurs périodes de confinement et de restrictions ont été déclarées par le gouvernement. Nous ne savons pas si ces facteurs – nouvelle politique, nouvelle typologie, crise sanitaire – ont influencé la pratique de l’interpellation de manière régulière dans l’ensemble du travail policier pour l’année complète, ou si l’impact de ces facteurs a été plutôt graduel, inégal, changeant selon les différentes circonstances, etc. Par exemple, ayant constaté des écarts importants dans le poids relatif de l’initiative policière entre plusieurs PDQ, il nous est impossible de déterminer si cela relève de différences au niveau de la manière de pratiquer l’interpellation ou au niveau des réalités sur le terrain (en lien ou non avec la situation pandémique), ou encore s’il s’agit d’une application différente des critères pour enregistrer les renseignements recueillis lors des interpellations67.
Dans l’ensemble, comme on le voit dans le Tableau 4.31, les données du SPVM montrent que l’initiative policière est, de loin, le principal point d’origine : près de 7 interpellations sur dix (69%) sont déclenchées par une décision de la personne policière. Un peu plus d’un quart des interpellations (26%) découlent d’un appel au 9-1-1, alors que les signalements citoyens et les demandes des enquêtes comptent ensemble pour à peine 5% du total. En fait, si l’on croise les données sur le contexte de l’interpellation avec celles sur le motif initial pour interpeller, on constate que les deux sous-types les plus fréquents, comptant pour plus de la moitié du total, sont l’interpellation d’initiative policière avec un motif d’enquête / renseignement (29% du total) et l’interpellation d’initiative policière avec un motif d’incivilité présumée (25%). Les deux autres sous-types qui suivent en termes d’importance quantitative sont l’interpellation découlant d’un appel 9-1-1 avec un motif d’incivilité présumée (9%) et l’interpellation découlant d’un appel 9-1-1 avec un motif de prévention du crime (9%).
Il est à noter que les proportions changent légèrement en fonction de certaines conditions : le principal sous-type d’interpellation, celui d’initiative policière avec un motif d’enquête / renseignement, est encore plus fréquent – toujours en termes relatifs et en excluant les données pour l’escouade Éclipse – quand l’interpellation a lieu dans la rue ou la route (38%), quand la personne interpellée est un homme âgé de moins de 35 ans (34%) et quand elle se produit durant la nuit (32% du total). Ces variations peuvent indiquer la manière dont le profilage criminel et la disponibilité des divers groupes démographiques jouent un rôle dans la décision d’interpeller : la présence dans les lieux publics, la saillance durant les heures nocturnes, le segment jeune de la population. Par ailleurs, il existe un certain écart en ce qui concerne l’initiative policière avec un motif d’enquête / renseignement quand on compare les deux moments de l’année 2021 où les mesures sanitaires ont divergé : de janvier à mai inclusivement, alors que les restrictions étaient plus sévères, ce sous-type d’interpellation était plus fréquent (31%) que de juin à décembre (28%). Toutefois, malgré ces quelques variations observées dans les données, il n’en demeure pas moins que la distribution des interpellations semble suivre une logique stable.
Tableau 4.31: Contexte et motif initial de l’interpellation selon groupes de la population
(Nombre de personnes interpellées et pourcentage du total des interpellations)
SPVM, 2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Motif initial de l’interpellation | Contexte de l’interpellation | ||||
---|---|---|---|---|---|
Initiative policière | Appel 9‑1‑1 | Signalement citoyen | Demande d’enquêtes | Total de la ligne | |
Enquête / renseignement | 5 686 | 690 | 95 | 120 | 6 591 |
% du total des interpellations | 29,1 | 3,5 | 0,5 | 0,6 | 33,7 |
Incivilités | 4 871 | 1 813 | 271 | 47 | 7 002 |
% du total des interpellations | 24,9 | 9,3 | 1,4 | 0,2 | 35,9 |
Prévention du crime | 1 668 | 1 784 | 206 | 18 | 3 676 |
% du total des interpellations | 8,5 | 9,1 | 1,1 | 0,1 | 18,8 |
Relation d’aide | 1 035 | 737 | 180 | 8 | 1 960 |
5,3 | 3,8 | 0,9 | 0,0 | 10,0 | |
Identification de sujet | 145 | 122 | 20 | 15 | 302 |
% du total des interpellations | 0,7 | 0,6 | 0,1 | 0,1 | 1,5 |
Total (N) | 13 405 | 5 146 | 772 | 208 | 19 531 |
% du total des interpellations | 68,6 | 26,3 | 4,0 | 1,1 | 100,0 |
Le Tableau 4.32 montre la distribution des interpellations effectuées par le SPVM auprès des différents groupes de la population durant l’année 2021 selon le type de « contexte » de l’interpellation, soit le point d’origine de l’interpellation (en excluant toutes les interpellations effectuées par l’escouade Éclipse). On voit que l’interpellation d’initiative policière est proportionnellement plus fréquente – avec une significativité statistique – quand elle concerne des personnes noires (73%) et arabes (72%), comparativement à la population non-racisée (65%). Ces écarts sont encore plus prononcés quand le calcul se centre sur les hommes jeunes (jusqu’à 34 ans) interpellés durant la nuit : 78% pour les personnes arabes, 74% pour les personnes noires et 64% pour les personnes blanches. Comme on le voit dans le tableau, ces différences se reflètent également dans la distribution des appels au 9-1-1, pour lesquels les personnes noires (23%) et arabes (23%) sont un peu moins visées que les personnes blanches (29%).
Tableau 4.32: Contexte de l’interpellation selon groupes de la population
(Nombre de personnes interpellées et pourcentage du total de la ligne)
SPVM, 2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Identité de la personne interpellée | Contexte de l’interpellation | ||||
---|---|---|---|---|---|
Initiative policière | Appel 9‑1‑1 | Signalement citoyen | Demande d’enquêtes | Total de la ligne | |
Blanche (N) | 5 660 | 2 541 | 400 | 81 | 8 682 |
% du total de la ligne | 65,2 | 29,3 | 4,6 | 0,9 | 100,0 |
Autochtone (N) | 482 | 193 | 40 | 6 | 721 |
% du total de la ligne | 66,9 | 26,8 | 5,5 | 0,8 | 100,0 |
Noire (N) | 3 822 | 1 180 | 148 | 55 | 5 205 |
% du total de la ligne | 73,4 | 22,7 | 2,8 | 1,1 | 100,0 |
Arabe (N) | 2 068 | 656 | 106 | 38 | 2 868 |
% du total de la ligne | 72,1 | 22,9 | 3,7 | 1,3 | 100,0 |
Latino (N) | 517 | 184 | 27 | 17 | 745 |
% du total de la ligne | 69,4 | 24,7 | 3,6 | 2,3 | 100,0 |
Sud-asiatique (N) | 354 | 153 | 24 | 5 | 536 |
% du total de la ligne | 66,0 | 28,5 | 4,5 | 0,9 | 100,0 |
Est-asiatique (N) | 119 | 73 | 8 | 2 | 202 |
% du total de la ligne | 58,9 | 36,1 | 4,0 | 1,0 | 100,0 |
Autre non-blanche(N) | 117 | 37 | 5 | 1 | 160 |
% du total de la ligne | 73,1 | 23,1 | 3,1 | 0,6 | 100,0 |
Total (N) | 13 139 | 5 017 | 758 | 205 | 19 119 |
% du total de la ligne | 68,7 | 26,2 | 4,0 | 1,1 | 100,0 |
Le Tableau 4.33 montre la distribution des interpellations effectuées par le SPVM auprès des différents groupes de la population durant l’année 2021 selon le type de motif initial de l’interpellation (en excluant toutes les interpellations effectuées par l’escouade Éclipse). On y voit que deux motifs initiaux comptent ensemble pour 7 interpellations sur dix (70%) : incivilités et enquête / renseignement. Certains écarts sont clairement observables : le motif d’enquête / renseignement concerne comparativement davantage les personnes noires (39%), arabes (39%) et latinos (37%) que la majorité non-racisée (30%); la relation d’aide est comparativement plus présente auprès de la population autochtone (22%) et de la majorité non-racisée (15%) qu’auprès des personnes arabes (4%), noires (6%), et latinos (6%); la population autochtone se démarque par l’importance relative des incivilités (45%) comme motif pour interpeller.
Tableau 4.33: Motif initial de l’interpellation selon groupes de la population
(Nombre de personnes interpellées et pourcentage du total de la ligne)
SPVM, 2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Identité de la personne interpellée | Motif initial de l’interpellation | |||||
---|---|---|---|---|---|---|
Incivilités | Enquête / rens. | Prévention | Relation d’aide | Identification | Total de la ligne | |
Blanche (N) | 3 042 | 2 575 | 1 677 | 1 256 | 132 | 8 682 |
% du total de la ligne | 35,0 | 29,7 | 19,3 | 14,5 | 1,5 | 100,0 |
Autochtone (N) | 326 | 126 | 108 | 155 | 6 | 721 |
% du total de la ligne | 45,2 | 17,5 | 15,0 | 21,5 | 0,8 | 100,0 |
Noire (N) | 1 800 | 2 051 | 979 | 287 | 88 | 5205 |
% du total de la ligne | 34,6 | 39,4 | 18,8 | 5,5 | 1,7 | 100,0 |
Arabe (N) | 1 090 | 1 118 | 518 | 104 | 38 | 2 868 |
% du total de la ligne | 38,0 | 39,0 | 18,1 | 3,6 | 1,3 | 100,0 |
Latino (N) | 262 | 279 | 145 | 47 | 12 | 745 |
% du total de la ligne | 35,2 | 37,4 | 19,5 | 6,3 | 1,6 | 100,0 |
Sud-asiatique (N) | 205 | 173 | 101 | 45 | 12 | 536 |
% du total de la ligne | 38,2 | 32,3 | 18,8 | 8,4 | 2,2 | 100,0 |
Est-asiatique (N) | 75 | 63 | 38 | 26 | - | 202 |
% du total de la ligne | 37,1 | 31,2 | 18,8 | 12,9 | 0,0 | 100,0 |
Autre non-blanche (N) | 51 | 66 | 28 | 8 | 7 | 160 |
% du total de la ligne | 31,9 | 41,3 | 17,5 | 5,0 | 4,4 | 100,0 |
Total (N) | 6 851 | 6 451 | 3 594 | 1 928 | 295 | 19 119 |
% du total de la ligne | 35,8 | 33,7 | 18,8 | 10,1 | 1,5 | 100,0 |
Le Tableau 4.34 montre la distribution des interpellations effectuées par le SPVM auprès des différents groupes de la population durant l’année 2021 selon le type de motif final de l’interpellation (en excluant toutes les interpellations effectuées par l’escouade Éclipse). Nous observons que le motif d’enquête / renseignement devient nettement prédominant dans l’ensemble (augmentant de 34% à 54% par rapport au motif initial), alors que diminue le poids relatif des motifs « incivilités » (de 36% à 20%) et « prévention du crime » (de 19% à 10%). Le motif « relation d’aide » monte de 10% à 15% du total des interpellation. En ce qui concerne les interpellations avec motif d’enquête / renseignement, on constate une augmentation des écarts déjà observés entre les personnes blanches (48%) et les personnes arabes (63%) et noires (61%).
Tableau 4.34: Motif final de l’interpellation selon groupes de la population
(Nombre de personnes interpellées et pourcentage du total de la ligne)
SPVM, 2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Identité de la personne interpellée | Motif final de l’interpellation | |||||
---|---|---|---|---|---|---|
Incivilités | Enquête / rens. | Prévention | Relation d’aide | Identification | Total de la ligne | |
Blanche (N) | 1 670 | 4 128 | 822 | 1 950 | 112 | 8 682 |
% du total de la ligne | 19,2 | 47,6 | 9,5 | 22,5 | 1,3 | 100,0 |
Autochtone (N) | 176 | 226 | 64 | 252 | 3 | 721 |
% du total de la ligne | 24,4 | 31,4 | 8,9 | 35,0 | 0,4 | 100,0 |
Noire (N) | 1 055 | 3 178 | 508 | 395 | 68 | 5 204 |
% du total de la ligne | 20,3 | 61,1 | 9,8 | 7,6 | 1,3 | 100,0 |
Arabe (N) | 612 | 1 799 | 266 | 155 | 36 | 2 868 |
% du total de la ligne | 21,3 | 62,7 | 9,3 | 5,4 | 1,3 | 100,0 |
Latino (N) | 164 | 432 | 67 | 70 | 12 | 745 |
% du total de la ligne | 22,0 | 58,0 | 9,0 | 9,4 | 1,6 | 100,0 |
Sud-asiatique (N) | 111 | 276 | 71 | 68 | 10 | 536 |
% du total de la ligne | 20,7 | 51,5 | 13,3 | 12,7 | 1,9 | 100,0 |
Est-asiatique (N) | 47 | 102 | 19 | 32 | 2 | 202 |
% du total de la ligne | 23,3 | 50,5 | 9,4 | 15,8 | 1,0 | 100,0 |
Autre non-blanche (N) | 29 | 96 | 24 | 11 | - | 160 |
% du total de la ligne | 18,1 | 60,0 | 15,0 | 6,9 | - | 100,0 |
Total (N) | 3 864 | 10 237 | 1 841 | 2 933 | 243 | 19 118 |
% du total de la ligne | 20,2 | 53,6 | 9,6 | 15,3 | 1,27 | 100,0 |
Le Tableau 4.35 montre la distribution des données pour le motif final de l’interpellation selon les divers groupes de la population, mais en centrant l’analyse sur les seules interpellations qui ont eu des incivilités comme motif initial. L’intérêt de ce type d’analyse réside dans la possibilité d’identifier des patrons divergents dans la manière de justifier l’origine d’une interpellation (motif initial) par rapport à sa conclusion (motif final)68. Dans l’ensemble, nous observons que 53% de ces interpellations gardent le motif « incivilités » à la fin, alors que 30% changent au motif « enquête / renseignement » et 12% changent au motif « relation d’aide ». Cependant, on remarque des différences significatives à l’égard des minorités racisées : les interpellations fondées sur les incivilités sont plus susceptibles de devenir des interpellations d’enquête / renseignement quand les personnes interpellées sont arabes, latinos ou noires que quand elles sont blanches. Dans le cas des personnes autochtones, la tendance va plutôt dans le sens d’un changement comparativement plus fréquent vers la relation d’aide.
Tableau 4.35: Motif final de l’interpellation avec motif initial « incivilités » selon groupes de la population
(Nombre de personnes interpellées et pourcentage du total de la ligne)
SPVM, 2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Identité de la personne interpellée avec motif initial « incivilités » | Motif final de l’interpellation | |||||
---|---|---|---|---|---|---|
Incivilités | Enquête / rens. | Prévention | Relation d’aide | Identification | Total de la ligne | |
Blanche (N) | 1 584 | 777 | 108 | 555 | 18 | 3 042 |
% du total de la ligne | 52,1 | 25,5 | 3,6 | 18,2 | 0,6 | 100,0 |
Autochtone (N) | 164 | 52 | 11 | 98 | 1 | 326 |
% du total de la ligne | 50,3 | 16,0 | 3,4 | 30,1 | 0,3 | 100,0 |
Noire (N) | 997 | 622 | 62 | 102 | 17 | 1 800 |
% du total de la ligne | 55,4 | 34,6 | 3,4 | 5,7 | 0,9 | 100,0 |
Arabe (N) | 561 | 436 | 46 | 34 | 13 | 1 090 |
% du total de la ligne | 51,5 | 40,0 | 4,2 | 3,1 | 1,2 | 100,0 |
Latino (N) | 146 | 93 | 5 | 16 | 2 | 262 |
% du total de la ligne | 55,7 | 35,5 | 1,9 | 6,1 | 0,8 | 100,0 |
Sud-asiatique (N) | 103 | 64 | 14 | 24 | 205 | |
% du total de la ligne | 50,2 | 31,2 | 6,8 | 11,7 | 0,0 | 100,0 |
Est-asiatique (N) | 44 | 22 | 2 | 6 | 1 | 75 |
% du total de la ligne | 58,7 | 29,3 | 2,7 | 8,0 | 1,3 | 100,0 |
Autre non-blanche (N) | 22 | 18 | 7 | 4 | 51 | |
% du total de la ligne | 43,1 | 35,3 | 13,7 | 7,8 | 0,0 | 100,0 |
Total (N) | 3 621 | 2 084 | 255 | 839 | 52 | 6 851 |
% du total de la ligne | 52,9 | 30,4 | 3,7 | 12,2 | 0,8 | 100,0 |
Bien qu’il soit difficile d’interpréter avec certitude la raison de ces variations, les statistiques semblent montrer que l’identité racisée des personnes interpellées joue un certain rôle dans la manière de justifier les interpellations. Rappelons que nous sommes devant le scenario suivant : la personne policière observe une situation d’incivilité présumée (motif initial pour interpeller) qui l’amène à intervenir et, une fois l’interpellation conclue, elle enregistre un motif final qui peut coïncider ou non avec le motif initial. En d’autres mots, elle confirme que la situation en était une d’incivilité possible, ou bien elle indique une autre issue à l’interpellation, qui pourrait être devenue, par exemple, une relation d’aide, comme le montrent les données pour la population autochtone et pour la population blanche. Or, comme l’illustre le Graphique 4.3, nous constatons qu’un nombre visiblement plus grand d’interpellations pour incivilités ciblant des personnes racisées se concluent par une classification finale d’enquête / renseignement.
Graphique 4.3: Motif final de l’interpellation avec motif initial « incivilités » selon groupes de la population
(Pourcentage du total des personnes interpellées avec motif initial « incivilités »)
SPVM, 2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Pour résumer les résultats de l’analyse des trois nouvelles variables – contexte, motif initial, motif final des interpellations – pour les données de 2021 à la lumière des groupes de la population, nous dirons que :
Dans l’ensemble, l’initiative policière est fortement prédominante dans les interpellations effectuées par le SPVM et, parmi ces interpellations d’initiative policière, les principaux motifs sont l’enquête / renseignement et l’incivilité présumée.
Les interpellations d’initiative policière visent comparativement plus les personnes noires et arabes que les personnes blanches et cet écart augmente quand il s’agit d’hommes jeunes interpellés durant la nuit.
Les interpellations motivées par l’enquête / renseignement visent comparativement plus les personnes noires, arabes et latinos que les personnes blanches.
Les interpellations motivées par des incivilités sont plus susceptibles de devenir des interpellations d’enquête / renseignement quand les personnes interpellées sont arabes, latinos ou noires que quand elles sont blanches.
Les interpellations motivées par une relation d’aide visent comparativement plus les personnes autochtones et les personnes blanches que les personnes arabes, noires et latinos.
Les interpellations découlant d’un appel 9-1-1 visent comparativement plus les personnes blanches que les personnes noires et arabes.
Les interpellations motivées par des incivilités visent comparativement plus les personnes autochtones que le reste de la population et sont plus susceptibles de devenir des interpellations de relation d’aide.
Ces conclusions indiquent que les minorités racisées et, en particulier, les minorités noire et arabe font l’objet d’un traitement différencié par les interpellations du SPVM, non seulement en termes de quantité – comme il a déjà été démontré avec les indicateurs de chances d’interpellation et de sur-interpellation dans le cadre de notre premier mandat – mais aussi au niveau du processus décisionnel qui mène à l’interpellation. Les personnes noires et arabes sont, comparativement aux personnes blanches, plus susceptibles d’être interpellées sur la base de l’initiative policière et ces interpellations sont plus fréquemment justifiées, en amont et en aval, par des fins d’enquête / renseignement que par d’autres motifs (appel 9-1-1 et relation d’aide). Le Graphique 4.4 illustre ce traitement différencié en affichant le calcul de l’IDCI pour les divers types d’interpellation.
Graphique 4.4: Indicateur de disparité de chances d’interpellation (IDCI)
SPVM, 2021 et Recensement de 2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
Le cas des personnes autochtones, comme il avait déjà été montré dans le cadre de notre premier mandat, présente des particularités, notamment en lien avec leur situation de vulnérabilité : elles sont plus susceptibles de faire l’objet d’interpellations motivées par une relation d’aide que les autres groupes, comme l’illustre le Graphique 4.5. Notons cependant que, même en soustrayant les interpellations à but d’aide, les personnes autochtones sont 5,5 fois plus susceptibles d’être interpellées que les personnes blanches.
Graphique 4.5: Indicateur de disparité de chances d’interpellation (IDCI)
SPVM, 2021 et Recensement de 2021 – Données manquantes exclues – Interpellations d’Éclipse exclues
En résumé, autant les données de la typologie développée par l’équipe de recherche que les nouvelles variables introduites par le SPVM montrent que les minorités racisées et, en particulier, les minorités noire, arabe et autochtone font l’objet d’un traitement différencié au niveau du processus décisionnel qui mène à l’interpellation.
Si nous revenons à l’hypothèse voulant que l’analyse des différents types d’interpellation, en distinguant les motifs et le signalement (point d’origine), devrait permettre de mieux expliquer la surreprésentation de certaines minorités racisées dans les statistiques du SPVM, les résultats sont concluants : l’application de la typologie (pour les données de 2017) et des variables (pour les données de 2021) n’apporte pas de facteurs contextuels pour justifier les disparités raciales observées, donc l’hypothèse est réfutée par les données empiriques.
Pour le deuxième volet de ce mandat, qui porte sur l’évaluation de la nouvelle politique d’interpellation adoptée en 2020, en sus de l’analyse des données quantitatives, nous avons également interrogé des policiers et policières qui ont suivi la formation concernant la politique. L’objectif a été de voir comment les policiers et policières du SPVM perçoivent cette dernière, son utilité, ses possibles impacts et les potentielles améliorations qui pourraient y être apportées.
Le mode de sollicitation fut le même que lors du premier volet (un courriel envoyé à l’ensemble des agents de la paix du SPVM), mais cette fois-ci le taux de réponse fut beaucoup moins important. Ainsi malgré deux relances, il n’a été possible de s’entretenir qu’avec 22 personnes. Il est difficile, avec les informations que nous possédons, d’expliquer ce faible taux de réponse. Il se peut que ceci traduise une fatigue des policiers et policières du SPVM relativement au dossier de profilage racial en lien avec la pratique d’interpellation. Il se peut aussi que les membres du SPVM ne considèrent pas la thématique associée (la nouvelle politique d’interpellation) comme étant suffisamment importante pour justifier de s’impliquer dans une recherche portant là-dessus. Enfin, il ne faut pas évacuer la possibilité que le niveau de méfiance envers l’équipe de recherche se soit accru, notamment du fait de certaines apparitions médiatiques de ses membres ou du déroulement de la première vague d’entrevues (voir la section 2.1). De fait, l’un des participants à cette 2e phase du rapport a ainsi indiqué en toute fin d’entrevue, alors qu’il parlait de son appréciation générale du déroulement de la discussion et des questions qui étaient posées, que « Bien je ne vous ai pas trouvé tellement biaisé là. J’essayais de voir…J’essayais de voir ce que mes collègues ont vu puis je ne l’ai pas vu, fait que c’est une bonne chose ». Cette citation sous-entend que les échos des collègues étaient, au contraire de ceux-ci, plutôt négatifs.
Si le nombre réduit de participants.es limite quelque peu nos capacités de généralisation des résultats, les analyses qui suivent demeurent solides, en ce que la plupart des thématiques sont très vites arrivées à saturation (c’est-à-dire que les dernières personnes interrogées n’apportaient plus d’information nouvelle, répétant des choses que d’autres avaient déjà dites), ce qui s’explique en partie par le fait que les thèmes abordés étaient beaucoup plus restreints que lors du premier volet de ce rapport. En effet, les questions portaient spécifiquement sur la nouvelle politique d’interpellation, leur appréciation de cette dernière, de la formation et des changements effectués sur les fiches d’interpellations. Plusieurs questions abordaient les impacts de la nouvelle politique sur les pratiques, ainsi que les améliorations qui pourraient y être faites. Au-delà de la nouvelle politique d’interpellation, aucune autre question n’était posée. Cela n’empêcha pas, comme nous allons le voir, que les personnes interrogées ont souvent digressé, abordant certains sujets qui n’étaient pas « prévus » à la grille d’entretien. Bien entendu, de telles digressions, lorsqu’elles sont consistantes, apportent des informations très pertinentes aux chercheurs en ce qu’elles témoignent des préoccupations centrales des membres du SPVM qui ont participé à l’étude.
Description de l’échantillon et distribution des citations
Tout comme pour le premier volet, nous n’allons pas présenter l’échantillon de manière détaillée, individu par individu, et ce, dans le but de préserver l’anonymat des membres du SPVM qui ont participé à l’étude. Pour les mêmes raisons, les citations ne seront pas non plus identifiées avec un numéro. Nous allons toutefois présenter l’échantillon de manière agrégée, ainsi que la distribution des citations.
Les entrevues étaient d’une durée moyenne de 61 minutes environ (entre 33 minutes et 1h37) et se sont toutes déroulées par l’entremise d’un logiciel de visioconférence, à l’exception d’une qui s’est faite en présence. Toutes ont été enregistrées puis retranscrites par la suite, avant d’être codifiées dans un logiciel de traitement des données qualitatives. Deux entrevues ont été effectuées avec deux personnes participant simultanément, à leur demande.
L’échantillon est composé de 4 femmes et 18 hommes, avec une moyenne de 16,7 ans d’ancienneté (entre 6 mois et 30 ans de carrière dans la police). Une diversité de fonctions étaient représentées, avec une majorité de patrouilleurs / patrouilleuses (N=12), mais également des superviseurs / superviseures, des sergents-détectives / sergentes-détectives, deux commandants / commandantes. À l’instar de la première vague d’entrevues, on observe également une surreprésentation des personnes qui s’identifient comme appartenant à une minorité visible, soit 7 sur 23 (30,4% des personnes interrogées), signe à nouveau que le sujet de la recherche n’intéresse pas tous les employés du SPVM au même degré.
En ce qui concerne la distribution des citations, nous avons en tout utilisé 54 citations, tirées de 21 entrevues différentes. En moyenne, les entrevues ont été citées 2,45 fois (médiane à 2 (N=8), deux entrevues ayant atteint un « sommet » de 6 extraits).
Malgré le nombre limité d’entrevues, les discours qui en émergent sont très homogènes, ce qui en facilite l’analyse. De fait, on peut estimer que deux grands constats négatifs émergent des propos recueillis lors de la 2e vague d’entretiens. D’une part, la forte association entre nouvelle politique et désengagement policier et, de l’autre, le faible impact estimé de la nouvelle politique sur les pratiques des policiers et des policières sur le terrain. Nous allons tout d’abord discuter de ces deux constats dans deux sections dédiées. Ensuite, et avant de conclure, nous nous attarderons sur les éléments plus positifs qui se dégagent des entrevues.
La première thématique, en importance, à émerger des entrevues concerne le désengagement policier. C’est sans conteste le sujet le plus discuté par les policiers et policières que nous avons interrogés, ce qui est d’autant plus remarquable qu’aucune question ne portait de près ou de loin sur le sujet. Pourtant, de manière presque systématique (21 entrevues sur 22), les membres du SPVM qui ont participé à l’étude ont ressenti le besoin de nous en parler, le tout occupant des parts parfois très significatives de la durée totale de l’entrevue. C’était sans conteste ce qu’une majorité de policiers et policières avaient sur le cœur lorsqu’ils ont accepté de participer à ce 2e volet de la recherche.
Cette observation fait écho aux propos recueillis lors de la première vague d’entrevues (partie 2 du présent rapport) où l’underpolicing avait été beaucoup discuté. Dans ce contexte spécifique, c’était la couverture médiatique négative qui a fait suite au dépôt de notre premier rapport, ainsi que plus généralement le mouvement Black Lives Matters et le meurtre de George Floyd, qui étaient associés à une démotivation policière, notamment en lien avec l’interpellation et les pratiques proactives des forces de l’ordre. Ces éléments se retrouvent en partie dans la 2e vague d’entrevues. En effet, plusieurs participants expliquent que leur désengagement avait débuté bien avant la création de la nouvelle politique.
Moi, je n’en fais quasiment plus [des interpellations] puis ça commence même avant la formation d’interpellation. (...) Pour moi, c’est sûr... puis l’évènement de George Floyd là. Pour moi, ça ç’a été aussi un indicateur que c’est... si j’ai un appel concernant quelque chose, je vais répondre à mon appel, mais à part de ça, du... de la police qui, ce que je considère proactive, ou ça je vous dirais là, moi, je n’en fais plus ça fait un bon trois ans, trois – quatre ans là. Tu sais, je voyais déjà ça venir avant.
Ce qu’on peut voir, par exemple, c’est que… le fait que pendant un certain temps, la pandémie ou avec ce qui est arrivé avec tout le mouvement Black Lives Matter, toutes ces affaires-là, c’est que les policiers ont commencé à se retirer un peu de la rue. Ils ont laissé de côté le travail qui se faisait par avant où est-ce qu’ils étaient dans la rue, aller parler aux... avec les citoyens, aller parler aussi avec les tannants. Moi, je les appelle les tannants. Tout ça faisait en sorte que ça a laissé de la place et fait en sorte que maintenant on voit une recrudescence des crimes, des violences armées.
Comment est-ce que la nouvelle politique peut-elle participer, selon les personnes interrogées, à un tel désengagement? Il y a d’abord et avant tout un effet d’association. La mise en place de la nouvelle politique étant une conséquence directe du premier rapport, elle y est forcément, et avec raison, liée dans l’esprit des membres du SPVM.
L’association entre les accusations de racisme issues de la couverture médiatique du premier rapport et l’a priori négatif des policiers vis-à-vis de la nouvelle politique est ainsi explicité par l’un des participants :
Parce que, moi, j’ai lu, je dirais peut-être le ¾ de votre étude, puis ce qui est sorti dans les médias c’est les, bien sûr, c’est les points plus sensationnalistes et qui donnaient une image comme, bien, la police de Montréal est raciste. Fait que c’est sûr en partant, avec une étude comme ça, puis là tu dis « ah, ok, on va faire une nouvelle politique d’interpellation basée sur les conclusions de l’étude » ça... il y a comme un ton accusateur puis je... ce n’est pas un reproche sur l’étude c’est sur la médiatisation de cette étude-là. Fait que c’est sûr que il y a... comme on pourrait dire l’expression « tu y vas à reculons » parce que tu te dis « ah, je m’en vais dans une formation pour me faire dire comment je ne fais pas bien mon travail puis je suis raciste, tout ça ».
Dès lors, la perception générale est que la nouvelle politique existe parce que des allégations de racisme pèsent sur la profession. Ce faisant, avant même de prendre connaissance de son contenu et de bénéficier de la formation, elle était entachée d’une connotation négative. La citation suivante montre bien que ce n’est pas tant la nouvelle politique qui est en cause que le contexte général duquel elle émerge :
Bien ça nous rend un petit peu réticent, mais ce n’est pas nécessairement le… ce n’est pas nécessairement l’essence de la politique qui rend réticent, c’est juste le contexte social général. La police, en 2022, on a l’impression qu’on a tout le temps plus et plus et plus de bâtons dans les roues, donc même si vous rajoutez une mesure qui sensiblement peut être bien faite, bien ça va être perçue comme étant restreignant parce que... parce qu’on est dans cet optique-là constamment.
Plus encore, et de manière plus spécifique, certain.es participant.es associent la nouvelle politique à une forme de désaveu de la direction. La nouvelle politique est ainsi comprise comme un message de la direction du SPVM disant qu’elle ne voudrait plus d’interpellations. C’est ce qu’affirme par exemple le participant suivant :
Le monde, les patrouilleurs ont peur de rentrer dans des places où est-ce que, mettons, il y a une gang d’Arabes qui sont dans une place, mettons, dans... au... un barbershop, exemple. Dans une place de barbiers là, d’Arabes, ils ont peur de débarquer, d’aller enquêter le monde qui sont là, qui se tiennent en attroupement. Puis que, moi, si ma mère elle marche sur la rue, elle va avoir peur. Elle va traverser l’autre bord du boulevard Jean-Talon parce qu’elle va avoir peur de traverser, de passer devant le barbershop sur Jean-Talon parce qu’il va y avoir 15 Arabes. Mais c’est ça notre problématique. Pourquoi qu’on ne pourrait pas les enquêter, tu sais. Mais le Service ne veulent pas ça. Je vous le dis, ils ne veulent pas qu’on les enquête parce qu’ils disent que c’est du racisme ce qu’on fait.
Le sentiment d’être laissé à soi-même et d’être trop critiqué est fort partagé, et cela ferait le jeu des criminels.
On travaille pour pas perdre notre job puis pour pas se faire poursuivre par toutes les instances qui essaient de nous arracher à tête.... La seule affaire que ça amène, c’est que ça donne, ça donne des... ça protège finalement les criminels de nos interventions.
Un autre considère que le SPVM ne les a jamais forcément (et fortement) incités à faire des interpellations, mais que maintenant il a l’impression d’être poussé dans le sens inverse, soit à ne plus en faire du tout, et ce parce que tout ce qui intéresserait la direction, ce serait les « apparences ».
Mon organisation est intéressée à ce que je réponde à mes appels et que je donne des constats d’infraction. (...) Mais ce n’est pas quelque chose qu’on nous incite à faire [des interpellations]. On ne nous a jamais incité à le faire. Puis maintenant j’ai même l’impression qu’on nous incite à ne pas le faire parce que ça l’amène toutes sortes de problèmes de perception, d’image. Je trouve que le SPVM est une police d’apparence, beaucoup.
Plus généralement, on dénonce le manque de clarté et les discours contradictoires qui seraient portés par la direction. Surtout, c’est le manque de soutien lorsque les choses vont mal qui est très mal reçu par les personnes interrogées. La citation suivante l’illustre très bien :
Je pense qu’il faudrait qu’il soit clair, un peu, de qu’est-ce que qu’ils veulent ou des résultats qu’ils veulent, parce que s’ils cherchent à motiver les gens... des fois, on dirait qu’on a les doubles discours. On a les discours de la direction qui « ahhh, on vous supporte dans ce que vous faites, pas de problème et tout ». Mais ça fait quelques années qu’ils renvoient beaucoup la balle aux patrouilleurs terrain en voulant dire... puis moi c’est peut-être là que… que je ne fonctionne pas beaucoup avec certains de mes collègues c’est que on dirait moi ça toujours été clair que le milieu de la police tu t’autojustifie, t’écris tes rapports, tu essaies de... alors que là on dirait qu’il y en a qui reçoivent comme cette balle dans face là, comme si ça vient d’apparaître là. Oui, mais tu es responsable. Tu justifies ce que tu as fait. T’écris en détail. Là, c’est comme s’ils ont l’impression qu’ils se font renvoyer ça tout d’un coup par la direction : « on vous supporte, mais c’est à toi d’écrire puis de connaitre tes affaires, puis tes droits puis tes pouvoirs puis tes... ». Fait que là il y en a que ça leur apparaît dans face tout d’un coup, genre de « ouin, tu me supportes mais c’est conditionnel à ce que je suis un bon policier à la base puis que je suis compétent puis si, ça, ça ». Fait que tu en as qui reçoivent ça là puis sont juste pas prêts ou ils n’ont jamais travaillé dans ce sens-là là. Puis versus la perception de nos gestionnaires à nous, ils ne sont plus sur la route puis ils ne sont plus dans cette eau chaude là puis que sont payés plus cher à être assis sur une chaise. Tu sais, des fois, il y a comme ce double perception là. Fait que le… surtout avec la politique, des fois, puis Valérie Plante ou toutes sortes de causes sociales qui embarquent. Fait que là, des fois, on dirait que tout ça mis ensemble vient comme faire « ouin, finalement, tu ne veux pas que je paraisse dans les médias ». Tu sais, c’est un peu ça là.
Ceci amènerait des membres du SPVM à réduire leur volume d’interpellations, voire à ne plus en faire du tout :
Moi, je vais vous dire que ce n’est pas nécessairement quelque chose que je suis fier là, mais je n’en ferai plus d’interpellations. Je n’en fais plus. Je n’ai plus la motivation de le faire. Je n’ai pas... je ne suis pas incité par mon employeur à le faire et ça m’amène juste des problèmes. Je suis conscient que ça fait de moi, probablement, un moins bon policier au quotidien. Ce n’est pas quelque chose que je suis nécessairement fier mais que je dois reconnaitre. J’ai perdu peut-être cette naïveté un peu nécessaire à être un bon patrouilleur.
Il convient immédiatement de noter que cette association de la nouvelle politique au désengagement policier est parfois atténuée par la formation, ce qui nous oblige à distinguer entre, d’une part, la nouvelle politique et, d’autre part, la formation qui a été donnée pour diffuser cette nouvelle politique. Ainsi, si la création de la nouvelle politique était mal perçue par une large partie des effectifs, le fait de suivre la formation a en quelque sorte rassuré une partie d’entre eux, notamment par rapport au fait que l’organisation voulait que les agents de police continuent d’effectuer des interpellations.
Au départ, je pense ça un peu frustré les gens parce qu’on se disait on ne pourra plus travailler, tu sais, il y a beaucoup de renseignement qui rentre par l’interpellation sans sanction. Puis on ne pourra plus faire cette partie-là. Moi, j’adore... je ne connaissais pas le renseignement avant de rentrer dans la police. Je n’ai personne dans la police dans ma famille. Puis j’ai découvert le renseignement puis je me rends compte que c’était très payant pour des enquêtes futures ou ça amène beaucoup, beaucoup de... d’outils pour plus tard pour essayer de trouver des suspects ou des choses comme ça. Puis là, je me suis dit, bon, bien on ne pourra plus faire d’interpellations, on ne pourra plus… Finalement, la, la…voyons, la formation est arrivée puis, en gros, ce n’est pas ça qu’ils ont dit dans leurs mots là, mais en gros ils ont juste dit « bien, continuez à faire ce que vous faites puis vous le faites bien ». Fait que là, c’était un peu bizarre de se faire dire ça quand qu’on se fait ramasser trois mois plus tôt parce que on n’interpelle pas les bonnes personnes, on ne le fait pas comme il faut puis là finalement ils nous disent « vous le faites bien, on va juste l’écrire de la façon que vous le faites ».
Cela étant dit, d’autres personnes n’ont pas changé d’avis suite à la formation. L’une a même trouvé que « ç’a été une formation choquante », dans le sens où elle remettait à ses yeux en cause le professionnalisme de l’ensemble des employés du SPVM. D’autres considèrent que la formation participe directement à aggraver le problème du désengagement :
Puis c’est sûr quand qu’on, je ne m’en souviens pas non plus exactement c’était quoi la formation, mais c’est sûr, moi, quand, je me souviens quand je suis sorti de là ce n’était pas, ça ne m’annonçait des belles années à suivre pour mon travail dans le sens que, tu sais, on a toujours travaillé, enquêté, tu sais, c’était ça notre travail là, enquêter puis trouver des, tu sais, des choses qui ne fonctionnaient pas. Puis là on dirait quand on est sortie de la formation, c’était plutôt, bon, bien là, c’est beau, on n’enquête plus de personnes parce que sinon faut toujours contourner, faut vraiment que la personne aille faite un délit, tu sais, pour pouvoir enquêter, sinon on ne peut pas.
Dans la citation suivante, on retrouve la méfiance envers la direction, alors que la nouvelle politique est associée à un simple moyen pour cette dernière de se défendre dans l’espace public, advenant que l’un de ses membres soit accusé de profilage racial dans le cadre d’une intervention.
Moi, quand j’ai fait ma formation j’ai expliqué à un des diffuseurs, une des personnes qui donnait le cours. Je lui ai dit : « vous le savez, ce qui va arriver quand vous allez avoir terminé de donner cette formation-là, il va arriver la même chose qui est arrivé à Toronto quand on a mis plus de barèmes ou plus de paramètres pour les policiers de justifier à toutes les fois leur interpellation ». Je lui dis : « Ce qui va arriver c’est qu’à Montréal on va arrêter de faire des interpellations. Il y en aura quasiment plus puis probablement comme Toronto, le niveau de violence va augmenter. Surtout en question de fusillades ». Puis, hélas, après que j’ai eu ma formation, ça n’a pas pris de temps, peut-être un six mois après. Là, à Montréal, on est rendu avec un gros problème de fusillades et de si puis de ça. Je te dirais en grande partie, moi inclus, parce que des interpellations, peu importe, on n’en fait plus. Pourquoi ? Parce qu’on veut... on est tanné de se faire mettre la chaleur ou tout le temps. Puis ça n’en vaut plus la peine parce qu’il y a aussi une partie que je crois que cette formation-là, pour ne pas que le Service le donne aussi, quand tu vas à une formation faut que tu signes ta feuille de présence. Puis si jamais un jour, moi, je passe aux nouvelles parce que j’ai intercepté un véhicule avec trois Noirs ou trois Arabes ou peu importe puis qu’eux autres ils crient au meurtre que c’est du profilage que moi j’ai fait, puis que ça passe aux nouvelles, puis que si, que ça. Bien, le Service va pouvoir se dire, bien, nous on a donné une formation à cet agent-là. Il est sensé de savoir la... le mode de fonctionnement ou la procédure. C’est sa responsabilité puis il a omis là-dedans ou là-dedans. Donc le Service un peu se protège (...) ouuuh, il se protège pour dire « ah, à tel, tel paragraphe c’est écrit puis toi tu as fait ça, on pense ». (...) Fait qu’il y a une partie de ça aussi.
Cette citation reprend également le narratif de Toronto qui avait été souligné dans la première partie du rapport (section 2.2.2.1), narratif qui revient souvent dans nos entrevues de la 2e vague. Même s’ils peuvent reconnaître des intentions positives derrière la création de la nouvelle politique d’interpellation, l’effet sur les troupes est presque unanimement considéré comme néfaste à la sécurité publique, participant à augmenter un désengagement qui résulte en un accroissement des armes à feu, comme à Toronto. Voici deux citations qui illustrent bien cela :
Mais je crois que la politique se veut positive. Malheureusement le résultat, actuellement, on le note parce que, comme je vous l’ai dit tantôt, j’étais là-dedans. J’ai parlé avec Toronto, la police de Toronto, qui eux sont à peu près un an en avance. Puis on a vu là-bas, donc, la démotivation, la perte de confiance, tout ça, des policiers, donc, qui ont amené à une baisse d’interpellations. Et donc, ç’a amené quoi ? Des violences, avec des armes à feu. Donc, c’est à peu près un an d’avance. Si on regarde la réalité de Montréal qui a suivi, il s’est produit quoi ? La même chose. Donc, je crois que l’objectif était le bon. Mais je ne crois pas que en supervisant plus les policiers que les criminels on va atteindre un résultat positif. Donc, le but est bon. La façon de le faire m’apparait peut-être à retravailler ou à revoir ou... mais ça c’est un point de vue personnel là, ce n’est pas le point de vue du SPVM.
Bien, moi, je trouve ça correct, mais il y a vraiment, tu sais, le côté de médiatisation qu’il y a eu par rapport à ça, toute. Tu sais, c’est politique là, je ne parle pas la politique mais « politique » là, le gouvernement puis tout ça là, à cause du racisme systémique, tout ça, ç’a eu un gros impact au niveau du Service de police de Montréal et les jeunes patrouilleurs. (...) On est en train de venir sur le bord comme Toronto présentement, avec toute la problématique de violence armée qui est vraiment réelle puis des fusillades puis... ou la banalité des armes à feu. Les jeunes de 16 ans dans le temps ça se tapaient sur la « yeule », excusez mon langage, mais dans les cours d’école, à coups de poings. Aujourd’hui, ça va se tirer là, tu sais, il y a vraiment une réalité. À cause de la politique d’interpellation, ça l’a un impact majeur sur le travail terrain des policiers. Ils ont peur de se faire accuser. Ils ont de la misère à voir la différence entre une problématique, je vous donne un exemple, Montréal-Nord dans le Bronx, qu’on appelle, Pascal-Lapierre, Pascal-Jubinville, où est-ce qu’il y a beaucoup de ghettoïsation, beaucoup de pauvreté. Ils ont pris le contrôle de toute la bande commerciale de cette rue-là. Les policiers, les bons policiers patrouilleurs qui connaissaient, qui débarquaient de leur char de police puis qui allaient les rencontrer, des gars de gangs, puis tout ça, pour essayer de... d’avoir un lien puis connaitre c’est qui nos problématiques, ont beaucoup plus peur aujourd’hui de faire ça à cause de, justement, la nouvelle politique d’interpellation. Puis il y a beaucoup de monde qui ont décidé juste de laisser tomber la serviette. Puis je le vois quotidiennement. (...) Mais ils ont tellement peur les patrouilleurs, certains. Ils manquent d’outils, je pense, pour savoir vraiment comment articuler le rapport ou articuler... ils ont peur de se faire accuser de racisme systémique. Plus que ça, avec tout comment ce que on est tout le temps inondé de comment est-ce que la mairesse elle voit ça, notre directeur, ils ont peur de ne pas être supporté par... il y a un désengagement général par rapport à ça.
En résumé, même si cela a pu parfois atténuer les perceptions négatives des employés du SPVM, la formation conserve à l’instar de la nouvelle politique une perception négative de la part des membres du SPVM :
Écoute, certaines personnes, les humains sont de très, très diversifiés et vont trouver, vont apprécier la nouveauté, une façon de faire, mais quand même, comment je dirais, les leaders négatifs c’est eux qui mènent le bal, hein. Ils vont toujours... c’est eux qui vont se prononcer et puis les autres qui sont peut-être pour ne vont pas dire un mot parce que les leaders négatifs vont dire c’est de la marde, c’est une perte de temps, c’est… Donc, ça n’a pas changé dans la police, comme dans n’importe quelle fonction. C’est les leaders négatifs qui mènent le bal, donc c’est eux qui vont dénigrer les formations quand, moi, ma fonction c’est de les envoyer suivre la formation, mais il n’y a personne qui est content, qui sont excités d’aller le faire. C’est obligatoire cette formation. (...) C’est souvent des commentaires négatifs que j’entends. Pas seulement de mon équipe ou... en général, les gens ne se cachent pas de leur opinion sur cette formation.
On le voit, le déploiement de la nouvelle politique s’est déroulé dans un climat de méfiance envers la direction, de démotivation généralisée, d’une perception que « les policiers sont plus surveillés que les criminels » et, plus globalement, du sentiment d’être la cible d’attaques injustifiées sur la qualité de leur travail. Ceci explique en bonne partie pourquoi le sujet du désengagement s’est introduit de manière si « naturelle » dans les échanges avec les l’équipe de recherche, même si ses membres n’en faisaient nullement mention. Il convient de souligner que ce désengagement n’est pas le seul reflet d’une expérience personnelle, mais qu’il traduit également celle des pairs. Les témoignages recueillis semblent effectivement pointer vers le fait que le narratif du désengagement est collectivement partagé, que c’est un sentiment qui est très généralisé, que c’est ce que les membres du SPVM se disent entre eux.
Si la nouvelle politique partait avec un a priori très négatif, il s’agit tout de même de nous interroger sur son impact sur les pratiques policières, du moins sur la manière dont les policiers et policières se représentent cet impact. Dans la continuité de l’association entre nouvelle politique, désaveu de la direction et désengagement policier, les personnes interrogées étaient presque unanimement critiques relativement à l’utilité et aux effets supposés de la nouvelle politique. C’est là le second très fort résultat à émerger des données collectées.
Les critiques envers la nouvelle politique sont nombreuses. Elle est ainsi perçue comme servant uniquement à faire plaisir à la population, à résoudre un problème d’image. Mais elle est aussi très généralement vue comme n’ayant que peu ou pas d’impact positif sur les interventions policières.
La grande majorité des personnes interrogées ne semblent pas trouver la nouvelle politique très utile, en tous les cas pas d’un point de vue personnel, pas plus qu’elle ne répondrait à un besoin des agents sur le terrain. Voici quelques citations qui sont représentatives des données collectées :
Bien, pour moi, elle n’a pas été utile. Tu sais, ç’a été une présentation. C’était intéressant de voir le positionnement. Ç’a été, à la rigueur, un refresher.
Ce n’était pas nécessairement quelque chose qui avait besoin d’être balisé à ce point.
Moi, je pense que... est-ce qu’elle répond à un besoin ? C’est… c’est… le besoin n’est pas généralisé, selon moi. Est-ce que c’est un... est-ce que ça répond à un besoin ponctuel ? Certainement qu’il y a des personnes qui devaient se faire dire de travailler différemment, mais en même temps c’est quelque chose qui aurait dû être réglé à la source même par un sergent. Ça aurait dû être réglé à la source même par un partenaire.
C : Pensez-vous que ça répondait à un besoin des policiers sur le terrain ?
P : Des policiers, c’est sûr que non.
C : Et si on revenait à la nouvelle politique. Est-ce qu’elle répond à un besoin des policiers sur le terrain, selon vous ?
P : Bien… je dirais que ça vient baliser un petit peu la façon de les faire puis ça vient la quantifier là, comme je disais un petit peu plus tôt. Mais un besoin comme tel… Non, je ne verrais pas quel besoin ça vient... à quel besoin ça vient répondre. Ça peut peut-être... s’il y en avait certains éléments problématiques, donc des policiers vraiment qui étaient à côté de la track puis qui travaillaient encore comme dans les années 1950, eux, ça va venir les baliser. C’est correct. Mais si mettons on parle d’un besoin général des patrouilleurs, je ne vois pas.
Ceci s’explique en partie par le fait que pour la majorité des personnes, la nouvelle politique ne leur a rien appris de nouveau. Les réponses à cette question sont généralement courtes et tranchées :
C : Puis au niveau de la formation vraiment est-ce que vous avez appris quelque chose que vous ne saviez pas auparavant ?
P : Non.
C : Parce que... est-ce que vous avez appris quelque chose que vous ne saviez pas auparavant, toujours à partir de cette politique, cette nouvelle politique ?
P : Non, pas pour ma part.
Est-ce que j’ai appris quelque chose ? De mémoire, non. (...) Donc, est-ce que ça changé quelque chose ? Je vous dirais... pas changé, est-ce que j’ai appris quelque chose ? Pas vraiment.
C : Est-ce qu’il y avait des points forts de la... de la formation?
P : Non. Juste du négatif. Ben les gens qui donnent ça, c’est du monde qui sont assez déconnectés de la réalité de la route. En plus, là, c’est-à-dire, c’est dur d’avoir des fois les messages qui répondent par du monde qui vivent sur une autre planète. Ça passe ça aussi moins bien.
Plus précisément, plusieurs policiers et policières pensent que le contenu de la nouvelle politique reflète déjà leur propre pratique, cette dernière ne nécessitant donc pas d’être modifiée suite à la formation.
Bien, honnêtement, la politique d’interpellation, étant donné qu’elle se confine par elle-même au moment où on n’a pas de motif, aucun, d’aller voir la personne, légal, est très limitée. Les interpellations qu’on fait dans notre travail il y en a beaucoup, mais il y en a beaucoup moins que des interventions au niveau motif légal. Quand je l’ai vu j’ai été un peu surpris par ça. Un peu soulagé aussi, étant donné que quand on est... quand on agit avec un motif légal c’est déjà très encadré notre travail. J’ai trouvé c’était une politique qui… qui n’était pas d’une très grande utilité dans mon travail, qui semblait peut-être… être un encadrement supplémentaire qui ne m’aidait pas à faire mon travail.
Il y a tout le temps la place à l’amélioration. Effectivement, c’est plus l’interprétation qu’on donnait, effectivement. Voir l’activité de police, de la voir d’un autre angle, de quelqu’un de l’extérieur, c’est très important. Puis on apprend. Moi, personnellement, je suis quelqu’un très ouvert à améliorer mes façons de travailler. Par contre, dans l’ensemble de qu’est-ce qui nous a été proposé dans la formation, c’est quelque chose qu’on appliquait déjà, sur le terrain.
Un policier qui a un bagage, qui a travaillé la rue, qui a travaillé en civil, qui a travaillé les groupes criminalisés, pour moi ce n’était rien de nouveau là. Ce n’est rien de nouveau. Moi, je n’interpelle pas un individu pour sa... pour son ethnicité, pour sa race, mais en aucun temps là.
Bien, en fait, c’est parce que la politique d’interpellation c’est plus dans la façon que vous allez quantifier le travail que dans réellement la façon dont on travaille. Ce que je veux dire c’est que là tout est quantifié, donc il y a cinq options, c’est-à-dire : initiative du policier, soumission des enquêtes, ta ta ta. Puis, tu sais, c’est, selon moi, moi ma perception, c’est que c’est plus un exercice de quantifier la chose pour pouvoir en retirer des données que de vraiment changer façon dont on travaille concrètement sur le terrain, parce que moi les... je veux dire, avoir un motif pour interpeller quelqu’un, ça fait [x années] que je suis dans la police puis ça fait [x années] qu’on travaille avec ça.
Dans la citation suivante, la personne interrogée affirme que même pour les policiers aux comportements discriminatoires, cette formation ne risque pas d’avoir d’impact concret.
Puis, tu sais, je suis comme pas plus respectueux maintenant parce que je me... je ne considère pas que j’étais irrespectueux dans les interventions avant, discriminatoire. Fait que c’est là que la tangente où est-ce que qu’ils essaient de bonifier…j’ai... je le vois un peu plus politique que réellement puis que quelqu’un, un collègue qui serait pour ne pas dire purement raciste, mais qui est discriminatoire envers certains types d’individus, je ne suis pas sûr que c’est lui que ça va puncher fort comme formation ou même la politique d’interpellation. C’est là que je trouve... à quel point que c’est un coup d’épée dans l’eau ? Ça, je ne suis pas convaincu du résultat là.
S’il existe une nécessité à la nouvelle politique, elle est externe à l’organisation et répond à des impératifs de relations publiques, dans un contexte d’allégations répétées de racisme contre la profession policière. La citation suivante l’illustre très bien :
Ce que je pense de cette formation-là ? Je pense que le Service n’avait pas le choix que de donner cette formation-là uniquement pour une raison que c’était tellement rendu politique et tellement médiatisé par certains groupes comme de quoi que le Service faisait du profilage. Et puis ils ont décidé de faire cette formation-là dans le but d’encadrer un peu ou de revoir c’est quoi une interpellation versus, tu sais, les raisons et les motifs d’une interpellation au niveau côté légal et tout. Un peu comme ils ont fait à Toronto il y a plusieurs années quand ils ont obligé les policiers à remplir des fiches à chaque fois qu’ils faisaient une interpellation. Donc, nous ce n’est pas tout à fait pareil, mais ils ont cru qu’ils n’avaient pas le choix de nous donner une formation de toute façon pour faire probablement taire un peu ou pour répondre un peu à la crise médiatique de tout ça.
Nous reviendrons dans la section 5.2.3 sur les quelques éléments plus positifs de la nouvelle politique (notamment en termes de rédaction des fiches d’interpellation), mais il s’agit de souligner à quel point l’enthousiasme envers la nouvelle politique est bien faible de la part des personnes interrogées, et ce, de manière généralisée. En effet, pratiquement aucun participant n’a défendu la nécessité de la nouvelle politique ou n’a exprimé une perception généralement positive de sa mise sur pied. Ces critiques se retrouvent d’ailleurs dans les discussions qui touchaient aux impacts de la nouvelle politique.
Dans la continuité de ce qui vient d’être présenté, les personnes interrogées sont plutôt unanimes : en dehors de réduire le volume total d’interpellations, du fait du désengagement policier, la nouvelle politique ne va pas avoir d’impacts, et ce, sur aucune des dimensions discutées lors des entretiens. De manière générale, on oscille entre des conséquences négatives (notamment en matière de sécurité publique) et aucun changement du tout.
Sur ce dernier point, les réponses données par les interviewé.es sont souvent courtes et sans nuance. Ainsi, questionnés à savoir si la nouvelle politique avait changé leur manière de faire des interpellations, voici les réponses que nous avons reçues :
C : Et pour vous, personnellement, dans votre pratique de tous les jours, est-ce que la politique a changé quelque chose dans votre façon d’interpeller ? Est-ce que vous avez modifié vos habitudes ?
P : Honnêtement, non. Non. Non, parce que c’est quelque chose que j’avais déjà. C’est une préoccupation que j’avais déjà.
C : Puis est-ce que la manière de faire des interpellations a changé ?
P : Non. Moi, pas vraiment. Pas dans mon travail.
C : Est-ce que vous diriez que... est-ce que la manière de faire des interpellations a changé, pour vous ?
P : Pas pour moi, non.
C : Est-ce que vous ne faites plus certaines interpellations que vous faisiez avant ou est-ce qu’il y a des interpellations que maintenant vous ne faisiez...
P : Bien, non. (...) Moi, ça n’a jamais vraiment changé là.
Sur l’impact de la nouvelle politique sur la prévention de la criminalité, les réponses sont tout aussi tranchées. En témoignent les citations suivantes :
Mais selon moi il ne s’en écrit pas, pas beaucoup ou pas assez dans ce sens-là [rédiger des fiches d’interpellations dans un but de prévention du crime]. Peut-être des groupes comme Éclipse ou de certaines divisions qui en... qui travaillent différemment, mais au niveau de la patrouille puis au niveau du groupe d’interventions, j’ai dû en écrire un gros zéro également là. Fait que c’est ça, je ne pense pas que ça bonifie beaucoup le volet criminel.
C : est-ce que ça peut avoir un impact positif sur la prévention de la criminalité ?
P : Pour... pas de façon marquée. Pas à mon opinion. (...) Comme je disais, encore une fois c’est que cette politique-là va venir nous mettre les bons mots aux bonnes places pour légitimer une intervention. Mais, à la base, c’est le policier, dans son intervention, dans les choses qu’il va observer dans les échanges qui va y avoir, qui va recueillir les éléments criminels. Puis cette politique-là ne vient pas donner des outils de plus au niveau pratique, au niveau interventionnel. C’est vraiment un outil au niveau de la dimension légale, pour moi.
C : Est-ce que vous croyez que la nouvelle politique fait que l’interpellation soit plus utile ou efficace dans tout ce qui est la prévention de la criminalité ?
P : La nouvelle politique ne change rien à ça.
Enfin, sur le plan des relations avec les minorités racisées, les réponses sont similairement sans ambiguïtés :
C : Pensez-vous qu’elle ne va pas contribuer, par exemple, à améliorer les relations avec les minorités ?
P : Non. Non, aucunement. Je ne pense pas.
C : Et est-ce que vous pensez que cette nouvelle politique qui essaie d’encadrer visiblement le travail policier, est-ce que vous pensez qu’elle permet d’améliorer les rapports avec les minorités, avec les personnes racisées ?
P : Non.
C : Est-ce que vous pensez que c’est quelque chose [la nouvelle politique] qui peut permettre au SPVM d’améliorer les relations avec ces groupes minoritaires ?
P : Bah, pas du tout.
C : Si on revient encore à la politique, dites-moi, est-ce que la nouvelle politique permet d’améliorer les rapports avec les membres des minorités visibles ou des personnes racisées ?
P : Non, ça ne change absolument rien. La politique ce n’est pas sa fonction.
Par contre, sans que cela ne change forcément les relations entre la police et les minorités racisées de Montréal, plusieurs participants.es pensent que la nouvelle politique va possiblement avoir un impact sur les disparités qui ont été mises en évidence dans le premier rapport. Plus précisément, certaines personnes affirment que s’il y a un impact sur les disparités observées lors du premier rapport, ce ne sera pas parce que les policiers et policières auront changé leurs manières de faire, mais du fait du désengagement. Ainsi :
C : Donc, est-ce que tu penses que la nouvelle politique permet justement de réduire ces disparités observées ?
P : Oui, mais pas pour les bonnes raisons. (...) Dans le sens que oui parce que on ne va plus en faire. (...) Donc ils vont les avoir leurs résultats : « Ah, vous voyez, on a donné une formation puis là les gens, il y a moins de plaintes que les gens se font interpeller puis vous voyez notre formation ça l’a aidé là, le profilage il y en a comme beaucoup moins ». Sauf ce n’est pas vrai. C’est parce qu’on n’en fait plus [des interpellations].
D’autres personnes disent qu’un certain nombre de leurs collègues auraient réduit leurs interpellations de manière ciblée, en cessant d’interpeller les personnes racisées (et tout particulièrement les personnes noires, arabes et autochtones), que ce soit pour éviter de se faire accuser de racisme, ou pour explicitement faire en sorte de réduire les disparités observées dans les données d’interpellations (et ainsi faire cesser les accusations de racisme). Toutefois, si une telle stratégie a pu être déployée par certains officiers de police, il faut croire que ce changement dans les pratiques n’a pas été suffisamment généralisé pour avoir un impact significatif, les données quantitatives ne démontrant pas de réduction dans les disparités en matière d’interpellation. Certes, le volume global de fiches d’interpellations a significativement diminué, mais pas les disparités qui avaient été mises en évidence dans le premier rapport.
Il convient enfin de souligner à quel point cette perception est généralisée. Elle se retrouve dans la presque totalité des témoignages recueillis, et ce, que l’on ait quelques bons mots pour la nouvelle politique ou pas du tout. On peut en effet séparer les participants.es en deux groupes : ceux qui ont une perception exclusivement négative de la nouvelle politique d’interpellation, de son utilité et de son impact sur les pratiques organisationnelles du SPVM, et ceux qui sont en mesure d’en identifier quelques aspects plus positifs (sur lesquels nous reviendrons dans la prochaine section). Mais même chez les membres de la deuxième catégorie, la perception générale demeure relativement négative, en ce qu’ils ne perçoivent pas de nécessité interne à cette nouvelle politique, pas plus qu’ils n’y associent de conséquences positives pour leur travail quotidien. L’attitude des policiers et policières qui ont participé à l’étude oscille ainsi entre rejet et indifférence : soit la nouvelle politique participe à la démotivation des troupes, soit elle ne sert tout simplement à rien.
Cette absence d’impact s’explique en partie par le fait que la majorité des personnes interrogées ne pensent pas avoir appris quelque chose de nouveau lors de leur formation. En effet, les propos recueillis indiquent que pour une majorité d’individus, les éléments centraux de la nouvelle politique correspondaient à ce qu’ils faisaient déjà, ne nécessitant donc aucun ajustement de leur part au plan des pratiques. Plus encore, la nouvelle politique d’interpellation est associée aux enjeux de discriminations raciales (car elle faisait suite au dépôt du premier rapport). Or, comme nous l’avons constaté dans la section 2.4.1.1 du présent rapport, les accusations de racisme dans les pratiques policières sont rejetées par une très large majorité des membres du SPVM. Dès lors, il n’est pas surprenant de voir que cette nouvelle politique est à son tour rejetée et plutôt mal accueillie au sein des forces de l’ordre. Nous reviendrons sur cet enjeu en conclusion (section 5.3) de la présente partie.
Bien que le portrait brossé par les participants.es soit plutôt sombre, il est possible d’identifier quelques points positifs concernant la nouvelle politique, la formation qui a été fournie et les changements effectués sur le logiciel qui sert à enregistrer les fiches d’interpellations.
Tout d’abord et avant tout, l’impact positif qui revient le plus souvent dans les propos des interviewés concerne le développement des aptitudes rédactionnelles des membres du SPVM. En effet, plusieurs officiers indiquent que l’un des problèmes centraux de l’interpellation concerne la capacité des individus à rédiger correctement une fiche d’interpellation dans le logiciel. Ceci serait particulièrement le cas quand il s’agit d’inscrire les éléments qui ont motivé la décision d’intervenir, la justification (les faits observables) de cette dernière. Selon les personnes interrogées, cette difficulté serait liée, d’une part, à une déficience de compétence rédactionnelle chez une partie des effectifs du SPVM (rédiger ne serait pas leur force) et, d’autre part, au fait de ne pas avoir pris l’habitude d’expliciter ce qui relève en partie de l’intuition (le policier sait pourquoi il intervient et ne ressent pas forcément le besoin de l’expliquer avec des mots). Or, les modifications apportées au logiciel d’enregistrement des interpellations pourraient permettre d’améliorer cet aspect du travail policier, en conscientisant les policiers et policières à la nécessité d’être toujours en mesure de rendre explicite plusieurs éléments liés à leurs interventions. Sur ce plan, c’est surtout le fait d’être maintenant contraint d’inscrire les faits observables qui ont mené à la décision d’interpeller l’individu qui devrait permettre aux policiers et policières de mieux rédiger, car cela les forcera à rendre explicite les motivations à l’origine de leur intervention. La citation suivante montre que, pour cette personne du moins, l’objectif principal de la nouvelle politique est justement de permettre aux policiers de mieux rédiger leurs fiches :
Je vais être très franc avec vous, je l’ai relu la politique quand elle est sortie, vous me demandez aujourd’hui de vous réciter ce qui s’y trouve dedans, je ne pourrais pas vous dire. Par contre, ce que je retiens de la volonté du Service en ce moment c’est de venir légitimer sur papier nos interventions parce que la plupart des interventions qu’on voit étaient légitimes, mais c’est que les gens ont de la misère à mettre les bons mots aux bonnes places. Fait que, pour moi, cette politique d’interpellation là venait donner un outil aux policiers pour mettre les bons mots aux bonnes places sur quand on fait une interpellation voici comment verbaliser le but de ce qu’on fait et le résultat. Fait que je ne le vois pas comme étant une politique qui était là pour adresser, parce que là je sais que la question va venir, je ne le vois pas comme étant une politique pour adresser le profilage racial. (...) Parce que je ne pense pas que c’est ça l’intention. Je pense que c’est vraiment une politique dans le but de permettre aux policiers et au Service lui-même de se protéger légalement dans l’intervention qui est faite de façon légale, mais qui n’est jamais... qui est souvent transcrite de façon problématique.
La formation suivie servirait ainsi à clarifier les pratiques en matière de rédaction de fiches d’interpellation :
Mais… je suis une personne qui va toujours chercher à acquérir le plus de connaissances pratiques possible, de façon à les mettre en pratique également. Et, pour moi, le contrôle de routine ça l’avait été, dans le passé, quelque chose qui était un petit peu plus zone grise, savoir comment écrire, quoi écrire. Puis la structure qu’on nous a montré sur comment écrire un contrôle de routine, depuis cette politique-là, pour moi, m’a éclairci certains points que... qui étaient un petit peu plus litigieux pour moi puis finalement, bien, ça me sert comme un bon outil pour une bonne rédaction de contrôle de routine.
Il est intéressant d’observer que la rédaction des fiches est le seul élément relativement auquel les personnes interrogées se permettent d’être critiques vis-à-vis de leurs pairs, indiquant généralement qu’il existe un certain nombre d’individus qui manquent de savoir-faire quand vient le temps d’écrire les fiches d’interpellation. Ce ne sont pas nécessairement de mauvais policiers, et leurs interpellations ne sont pas forcément injustifiées, mais ils ont un déficit de compétence en matière rédactionnelle, ce qui a pour impact de faire en sorte que certaines de leurs interventions peuvent paraître injustifiées, et ce, non pas parce qu’elles le sont véritablement, mais parce qu’il leur manque le vocabulaire nécessaire pour expliciter clairement les raisons qui sous-tendent leurs interventions.
Un autre point positif à émerger des entrevues concerne le fait d’être dorénavant contraint d’indiquer le motif initial et le motif final lors de la rédaction des fiches d’interpellation. En effet, plusieurs personnes pensent que le fait d’être en mesure de pouvoir ainsi distinguer entre différents types d’interpellation (par exemple de séparer les interpellations faites dans le cadre d’une relation d’aide, des interpellations effectuées pour des raisons de prévention de la criminalité) va permettre de ventiler les données, de les contextualiser et d’ainsi mieux expliquer les disparités observées. Plus précisément, ce qui est espéré ici, c’est que ce changement va servir à démontrer que les disparités dans les interpellations effectuées par le SPVM ne relèvent pas d’un problème de racisme au sein de l’organisation, mais s’expliquent plutôt par les missions distinctes que l’interpellation peut remplir. L’exemple qui est souvent mis de l’avant est celui des interventions auprès des personnes autochtones qui sont considérées par les personnes interrogées comme relevant pour la plupart d’une relation d’aide.
C : Est-ce que vous pensez que l’interpellation la nouvelle politique, là, ça réduit les disparités observées ?
P : Je sais pas. Ce que j’espère, c’est que la nouvelle politique de par le changement du logiciel va peut-être mieux expliquer ce pourquoi certaines personnes sont interpellées plus que d’autres. Tu sais, les autochtones, je sais ce que je peux dire. C’est par rapport à la raison pour laquelle je pense qu’ils sont plus interpellés. C’est parce que dans le centre-ville, il y avait la brigade des espaces publics, qui se faisait demander de faire beaucoup de contrôles de routine pour l’itinérance en relation d’aide. C’est, c’est sûr que ça donne l’impression que les autochtones, à ce moment-là sont, sont, sont surreprésentés parce qu’ils représentent une trop grosse partie de l’itinérance à Montréal. Ben beaucoup plus que les autres que les autres groupes raciaux fait que ça venait comme créer une sécurité, ce que... Je pense, c’est que peut-être que la politique va mieux venir, expliquer ce pourquoi ils sont plus interpellés. Mais je sais pas si ça va tant réduire les différences statistiques.
Dès lors, en catégorisant les interpellations selon le motif poursuivi, cela permettra de montrer que les disparités observées dans le premier rapport ne résultent pas de profilage racial par les membres du SPVM, mais bien plutôt du fait que c’est une population auprès de laquelle les interventions sont faites dans le but d’apporter du soutien. Si les données quantitatives collectées dans le cadre de cette recherche ne semblent toutefois pas donner raison aux policiers.ères sur ce point-là, ce qu’il convient de souligner ici, c’est que cet ajout dans le logiciel d’enregistrement des interpellations n’est pas perçu comme servant à faciliter le travail de la police, mais doit plutôt servir a posteriori dans l’analyse éventuelle que l’on va faire de ces données.
La question de la durée de rédaction de la fiche d’interpellation a également été soulevée durant les entrevues. Nous avons en effet directement questionné les membres du SPVM qui ont participé à l’étude sur l’impact que les ajouts effectués dans le logiciel d’enregistrement des fiches d’interpellation pouvaient avoir sur leur pratique, et ce tout particulièrement sur le temps que cela leur prenait pour remplir une fiche d’interpellation. Globalement, ces membres du SPVM ne semblent pas trouver ces ajouts problématiques dans leur quotidien, comme en témoigne la citation suivante :
Si à chaque fois, on doit remplir une fiche qui, tu sais, ce n’est pas nécessairement long mais c’est quand même quelque chose de plus qu’on doit faire. Tu sais, on a déjà beaucoup de rédaction de rapports souvent à faire, bien ça peut être quelque chose qui peut venir freiner les gens, dire « j’irais l’interpeller mais ça ne me tente pas après ça de remplir la feuille et tout écrire et tout ». Peut-être que ça peut freiner des gens, mais je pense en général c’est correct. Mais je ne pense pas nécessairement que ça vient ajouter quelque chose de plus ou moins, mettons. Tu sais, je suis quand même assez neutre avec ça. Je sais que pour ma part ça ne vient pas changer mon approche. Peut-être que pour d’autres, oui. Mais en même temps je pense c’est assez neutre.
Sur le plan de la durée, les commentaires sont unanimes : les transformations apportées ne sont pas perçues comme un facteur d’allongement du temps nécessaire à la rédaction des fiches.
Nous aimerions aborder deux derniers points qui sont ressortis de manière consistante des entrevues. Tout d’abord, quelques personnes semblent dire que la nouvelle politique a été accueillie de manière différenciée parmi les policiers et policières du SPVM. Plus précisément, la question de l’âge a souvent été évoquée pour expliquer cet impact différentiel. Certaines personnes nous disent que la nouvelle politique est plus difficile à accepter pour les policiers et policières qui ont plus d’expérience, car ces personnes ont l’habitude de faire les choses d’une certaine manière et sont donc plus réticentes au changement :
Oui. Mais il va y avoir moins d’interpellation, ça c’est sûr parce que, oui, effectivement, il y a beaucoup de policiers qui ont décidé de juste ne plus le faire, ne plus travailler ça. Fait que le ratio... le nombre total va diminuer chez les plus vieux. Chez les plus jeunes, je pense qu’il a augmenté parce qu’il y en a peut-être que ça leur a donné une certaine confiance de « ok, le SPVM est d’accord que je fasse des interpellations » puis ç’a montré à certains jeunes policiers comment travailler. Tu sais, il y a plein... ça ne s’apprend pas à Nicolet, ça ne s’apprend pas ailleurs d’interpeller, ça s’apprend sur la route. Puis, peut-être, que la formation va dire « Ah, bien, nous on pense que c’est légal puis on pense que c’est bon pour prévenir des crimes, pour plusieurs choses. Faites-le. ». Fait que peut-être que... moi, je pense qu’au niveau des jeunes policiers ça va augmenter. Au niveau des plus vieux, ça va diminuer. Puis... mais ça c’est une question de mentalité puis de, tu sais, je veux dire c’est normal aussi là, un moment donné quand tu as travaillé 20 ans d’une façon, bien, c’est plus dur à changer que quand ça fait juste un an et demi, tu sais.
D’autres (les membres du SPVM avec plus d’expérience) s’inquiètent au contraire de l’impact de la nouvelle politique sur les jeunes, pensant que cela va produire de la démotivation chez eux.
Enfin, la question des coachs en interpellation a également été abordée dans les entrevues. Nous voulions savoir si les coachs en interpellations avaient été sollicités par les agents sur le terrain et si leur travail leur semblait utile. À ce propos, la totalité des personnes interrogées nous disent ne pas avoir eu recours aux coachs et ne sont pas sûr de voir en quoi ils pourraient les aider.
Honnêtement je ne savais même qu’il y avait des coachs en interpellation. Je savais que ça existait mais je ne sais même pas comment les rejoindre puis j’ai... je ne pense pas qu’il n’y a personne dans mon entourage qui les a utilisés là.
L’un des coachs interrogés nous le confirme :
C : Est-ce qu’ils utilisent le service des coachs ? Est-ce qu’ils connaissent le travail des coachs ?
P : Non, pas encore. C’est encore très très méconnu. On pousse beaucoup, beaucoup, beaucoup, on essaie de faire l’inverse en réalité. On... notre culture, on est orgueilleux, on sait tout, donc on est confiant de, jusqu’à temps qu’une personne nous dise « bien, je pense qu’il faudrait que tu mettes en question ton raisonnement ». Donc c’est plus nous qui fait l’inverse en ce moment pour essayer justement de nous faire connaitre davantage même si on a fait les formations ou même si on a fait... même là encore on n’a pas le nombre d’appels qu’on devrait recevoir sur qu’est-ce que qu’on constate quand on fait les corrections.
Un membre du SPVM qui a participé à l’étude affirme avoir eu l’occasion de leur parler à plusieurs reprises, non pas pour discuter de ses propres pratiques d’interpellation toutefois, mais parce que cette personne avait l’occasion de les croiser régulièrement durant ses journées de travail. Tout en soulignant l’importance de leur travail, cette personne confirme que la perception générale qui les entoure est négative :
C’est des personnes vraiment déterminées à passer cette formation qui est très difficile parce qu’il y a beaucoup de résistance dans la communauté policière. Puis, c’est malheureux, je leur lève mon chapeau. D’ailleurs je pense dans le groupe qui le diffuse, de ce que j’ai vu, c’est majoritairement... c’est des policiers ethnies différentes. C’est des ethnies différentes que Blanc, qui le diffusent majoritairement. C’est sûr que ce n’est pas facile, de ce que j’entends. Beaucoup de commentaires négatifs, déplacés et puis... mais au moins ils font un bon travail. Ils assistent les policiers qui veulent vraiment savoir qu’est-ce qui est correct à faire comme interpellations.
Dans la première vague d’entrevues, nous avions observé que la grande majorité des policiers et policières du SPVM ne considéraient pas qu’il existait un problème significatif de racisme au sein de l’organisation (et plus généralement dans leur profession; cf. section 2.4.1.1). Ceci les amenait naturellement à délégitimer les accusations de racisme qui leur étaient adressées et participait à creuser la polarisation entre « défenseurs » des forces de l’ordre et « accusateurs », entre la police de Montréal et une partie de la population qu’elle dessert. Nous avions alors fait l’hypothèse que c’était là que se trouvait l’un des enjeux organisationnels les plus importants pour le SPVM, car si la base, les policiers et policières sur le terrain, ne s’accordent pas sur le fait qu’il ait un problème dans leurs pratiques, il risque d’être difficile pour ne pas dire impossible de les convaincre de la nécessité de changer ces dernières.
Les données collectées lors de la 2e vague d’entrevues semblent donner raison à cette hypothèse. En effet, les policiers ne reconnaissant pas le problème (il n’y a pas de problème de profilage racial au SPVM), il semble fort difficile de rendre légitime tout type de réforme, de changement dans les pratiques ou de nouvelle politique. La nouvelle politique, peu importe sa forme, semble ainsi vouée à l’échec, c’est-à-dire à ne pas avoir d’impact significatif sur les pratiques d’interpellation des membres du SPVM (au-delà de participer à accroître le désengagement de ces derniers, ce qui n’était bien entendu pas un objectif poursuivi).
On sent que cette nouvelle politique a été faite avec sérieux et rigueur, que les intentions derrière étaient bonnes. L’ayant suivie nous-mêmes, nous l’avons trouvé fort enrichissante et informative, à tout le moins pour des non-policiers.ères. Un membre du SPVM qui a participé à l’étude, pourtant très critique au cours de l’entrevue, le reconnaît, formulant le tout de manière très éloquente :
Parce que la politique a ses faiblesses, elle a ses forces. On en a discuté là, surtout au niveau de ce qu’on pourrait lui ajouter. Mais elle n’est pas mauvaise là. Tu sais, je sais que je suis sévère là. On est très sévère les policiers avec notre employeur. Je n’ai pas la perception que cette politique-là elle est mauvaise ou mal écrite ou qu’elle me nuit. Je ne pense pas qu’elle m’aide. Je pense qu’elle met une... son défaut principal, pour moi, c’est qu’elle donne une légitimité à des critiques illégitimes de notre travail. C’est ça qui vient me déranger un petit peu. Mais si cette... on divorce cette politique-là du contexte, je ne pense pas que seule elle aurait eu un impact vraiment sur mon travail.
On voit que le problème fondamental de la nouvelle politique, c’est qu’elle est en grande partie perçue comme une reconnaissance faite par la direction de la légitimité (partiellement du moins) des accusations de racisme qui sont portées sur les membres du SPVM. Et c’est pourquoi, elle est généralement rejetée par ces derniers. Cette méfiance généralisée est parfaitement expliquée dans la citation suivante :
Je vous dirais que dans les premiers temps il y a eu une diminution [du nombre d’interpellations]. Mais c’est un peu... parce qu’on ne sait pas vraiment, puis quand je dis ça je ne vous vise pas, vous, personnellement, mais je veux dire, on ne sait pas vraiment où ce qu’on s’en va avec ça. Parce que là la première étude ça sortie que on interpellait plus Noirs et Arabes puis il n’y avait aucune explication autre qui a été donné. Le SPVM, historique, est connu pour ne pas défendre ses policiers. Tout ce que je vous dis, c’est la perception des employés sur le terrain là. On le sait que s’il arrive quelque chose, ils ne nous défendront pas donc on se demande un peu, tu sais, moi quand je regarde la façon que le logiciel... l’addition dans [nom du logiciel], tu sais, ce n’est pas mauvais. Tu sais, je veux dire, je peux difficilement chialer sur la façon dont s’est faite, je trouve que ça fait du sens. Si j’étais une personne qui était chargée de mettre ça en place, bien je trouve que c’est bon. Mais c’est parce qu’on ne sait pas où est-ce que ça s’en va, tu sais, on ne sait pas si dans six mois finalement, une autre statistique va sortir puis on va se refaire rentrer dedans puis on ne sera pas défendu. Fait que je vous dirais qu’il y a de la méfiance à ce niveau-là.
Le constat qui se dégage de la 2e vague d’entrevues, c’est que l’impact de la nouvelle politique est faible, voire nul sur les pratiques policières, ce que les données quantitatives confirment par ailleurs. Le seul possible effet est contreproductif du point de vue des objectifs organisationnels : il produirait un accroissement du désengagement policier et une réduction des interpellations. Cette baisse du volume général des interpellations se reflète d’ailleurs dans les données quantitatives, même s’il est difficile de l’attribuer à la seule nouvelle politique (le désengagement, comme nous le montre la première vague d’entrevues et comme le disent des personnes dans la 2e vague aussi, préexistait à la création de la nouvelle politique et est plutôt associée au contexte général entourant le dépôt du premier rapport, le mouvement Black Lives Matter, et le meurtre de George Floyd; plus encore, il faut tenir compte de l’effet probable de la pandémie sur la nature et le volume des interventions policières à partir de mars 2020).
Quoi qu’il en soit, quelle que soit la raison derrière cette diminution manifeste du nombre d’interpellations enregistrées, la seule conclusion que l’on peut tirer des entrevues effectuées dans le cadre du 2e volet de cette recherche, c’est que la nouvelle politique n’a pas eu d’effets positifs sur les pratiques des policiers et policières du SPVM. Un constat qui se reflète dans le fait que les données quantitatives ne montrent pas, elles aussi, d’inflexions significatives des disparités observées dans les données qui précèdent la mise sur pied de la nouvelle politique.
Dans notre rapport de 2019, nous avions expliqué l’intérêt particulier que revêt l’interpellation comme objet d’analyse, en ce que ce type d’intervention policière constitue un point de contact névralgique entre l’institution policière et la population desservie. L’interpellation, quand elle n’est pas initiée par un appel au 9-1-1 ou par une plainte citoyenne, repose sur le jugement que la personne policière porte – généralement de manière rapide dans des circonstances changeantes – devant une situation qui « attire son œil » mais qui n’est pas immédiatement et directement liée à un délit spécifique69. Il n’y a pas d’obligation d’interpeller et la personne interpellée n’a, a priori, rien à se reprocher. Donc, à la différence d’une intervention policière qui se déclenche comme réponse nécessaire pour maintenir l’ordre et la sécurité publique, l’interpellation typique suit une logique proactive plutôt que réactive. En ce sens, l’interpellation exige du policier et de la policière une évaluation prospective (quelque chose va se passer), inférentielle (quelque chose semble se passer) ou probabiliste (quelque chose peut se passer). L’interpellation résulte souvent de l’observation par le policier ou la policière d’une incongruité : quelqu’un ou quelque chose ne parait « pas à sa place », « pas normal », etc.70
L’interpellation laisse donc une large marge de manœuvre dans son application. À cet égard, la loi confie à la police des pouvoirs discrétionnaires dans le cadre de sa mission de lutte contre le crime mais, sur le terrain, « l’exercice difficilement observable de ces pouvoirs discrétionnaires comporte des risques intrinsèques d’abus »71. La personne interpellée fait l’objet d’une tentative d’identification de la part de la police, un contexte sur lequel cette personne n’a pas le contrôle en raison du rapport à l’autorité, car elle tendra raisonnablement à s’y conformer72, et de l’asymétrie d’information, car elle en sait moins sur ce qui est en train de se dérouler que le personnel policier73. Se pose ainsi l’enjeu crucial des droits et des libertés de la personne interpellée et, sous cet angle, on se questionnera sur l’extension du pouvoir légal de la police, surtout quand le choix d’intervenir s’appuie fortement sur les expériences passées du policier ou de la policière – ce qui tend à routiniser le processus décisionnel l’attachant à un raisonnement tacite, quasi réflexif74 – ainsi que sur des facultés subjectives comme la suspicion et la prédiction, voire sur un « processus mental insondable »75.
L’enjeu légal déborde ainsi sur un enjeu de portée psychologique : l’interpellation est particulièrement susceptible d’obéir à l’influence des biais implicites en raison de son caractère essentiellement proactif, discrétionnaire et prédictif : le policier ou la policière cherche à anticiper les faits, à démontrer de l’initiative, à prendre le risque de se tromper au nom d’un éventuel résultat positif76. La pratique est parfois comparée métaphoriquement à celle d’« aller à la pêche », mais cela ne signifie pas pour autant que toute la population a les mêmes chances d’être « péchée » par la police. De nombreuses études confirment que des facteurs qui échappent à la conscience des policiers et des policières peuvent favoriser les attitudes discriminatoires. Par exemple, une recherche effectuée aux États-Unis a démontré que le biais infraconscient associant les personnes noires aux armes à feu s’accroit quand la personne policière est fatiguée77. Une autre recherche a même constaté que les biais discriminatoires peuvent être subtilement communiqués entre collègues par un comportement non verbal et que l’exposition à de tels biais les « infecte »78. Une autre étude a démontré qu’il existe une corrélation entre la diffusion de biais anti-Noirs au sein d’une population locale et l’emploi disproportionné de la force par la police locale envers les personnes noires79. Donc, même avant de considérer l’existence de préjugés au sein de la police, il faut tenir compte du fait que l’état d’esprit du policier ou de la policière, l’effet de contagion cognitif au sein d’une organisation ou, encore, le climat social dans lequel le travail policier se déroule sont, entre autres, des facteurs qui peuvent provoquer la discrimination raciale, même involontairement.
Un troisième enjeu se trouve au cœur de l’exécution de la pratique elle-même et de ses conséquences potentielles sur la personne interpellée. On demande aux membres de la police de détecter le comportement criminel dissimulé, d’agir sur la base d’une évaluation probabiliste du risque, de « lire » les signes subtils d’un délit qui se prépare, mais il n’est pas clair que le coût social – et psychologique pour l’individu visé – des « faux positifs » fasse partie de l’équation. En effet, disons que, si une seule interpellation sur cinq s’avère fructueuse (donnant lieu à la prévention d’une infraction ou à la collecte de renseignements criminels pertinents), la pratique semblera justifiée du point de vue de la police, car chaque « vrai positif » accroit le nombre de délits déjoués ou solutionnés. Mais les quatre autres personnes interpellées – les « faux positifs » – auront possiblement une compréhension différente de l’expérience vécue. Évidemment, si ces personnes ont l’impression que leur identité racisée a joué un rôle dans la décision de les interpeller, la relation de confiance envers la police en souffrira : par exemple, une étude menée en Australie a montré qu’une seule expérience d’interaction avec un policier ou une policière – nous sentir bien ou mal traités – peut affecter notre perception à long terme sur la police en général80. Plus grave encore, les interpellations répétées auprès de jeunes racisées peuvent laisser, selon une étude développée aux États-Unis, des séquelles psychologiques81. Si l’on tient compte des disparités raciales constatées dans les interpellations, il devient mathématiquement évident que l’impact des « faux positifs » – et leur potentiel effet sur la santé mentale – sera disproportionnellement infligé sur les membres de certains groupes minoritaires plutôt que sur la majorité blanche.
C’est pourquoi, vu les enjeux importants et potentiellement délétères que l’interpellation soulève même si effectuée selon les standards les plus élevés et dans les buts les plus nobles, il n’est donc pas étonnant que plusieurs se soient interrogés sur la véritable efficacité de cette pratique dans la lutte contre la criminalité. Est-ce que les renseignements recueillis par l’interpellation sont tellement utiles dans la mission de la police qu’ils compensent les conséquences négatives produites par la façon même de les obtenir? Un état de la situation sur les street checks effectué en 2019 par Laura Huey, professeure à l’University of Western Ontario, fondé sur une revue systématique de toute la littérature scientifique disponible, a conclu que « le soutien empirique aux interpellations est très faible et, dans certains cas, inexistant »82. En d’autres mots, il n’existe aucune donnée probante démontrant l’utilité des interpellations dans la prévention ou la résolution de crimes. Le rapport préparé en 2017 pour la police de Toronto par un chercheur et une chercheure du Centre de criminologie et d’études socio-légales de l’Université de Toronto est arrivé à la même conclusion au sujet des interpellations (street stops) auprès de personnes qui n’ont pas commis d’infraction apparente : « il est bien clair pour nous qu’il est facile d’exagérer l’utilité de ces interpellations et difficile de trouver des données qui soutiennent l’utilité de continuer à les effectuer »83. Une étude britannique récente s’appuyant sur 10 années d’interpellations par la police londonienne en arrive à la même conclusion84.
Les questionnements sur le plan juridique, le constat des disparités raciales dans les statistiques policières, les effets néfastes sur la confiance envers la police chez certains groupes et l’absence de preuves à l’égard de l’efficacité des données collectées dans la lutte à la criminalité ont amené certaines juridictions au Canada à surveiller, baliser et, dans certains cas, à exiger l’arrêt de la pratique d’interpellation. L’Alberta a interdit formellement le carding en 2021, soit les interpellations arbitraires (parfois qualifiées d’aléatoires), comme l’avait fait l’Ontario en 2017, tout en permettant celles qui reposent sur un motif valable (prévention, enquête, collecte de renseignements criminels). Selon le nouveau cadre légal, ce serait une interpellation arbitraire, par exemple, si la décision d’interpeller quelqu’un reposait sur le seul fait que la personne se trouve dans un lieu d’activité criminelle. L’amendement à la loi sur la police en Alberta indique d’ailleurs que les informations collectées auprès de la personne interpellée sont de nature strictement volontaire, obtenues comme résultat d’une interaction qui ne constitue pas une détention ou une arrestation (l’expression « information fournie volontairement par un membre du public » apparait 6 fois dans le texte légal).
En 2019, le Ministère de la Justice de la Nouvelle-Écosse a émis des directives à l’effet de suspendre, d’abord temporairement et ensuite définitivement, les interpellations policières (street checks) dans la province, cela en vertu des disparités raciales observées par une analyse des données policières. Le moratoire concernant les interpellations « dans les lieux publics, tels que les parcs, les trottoirs ou d’autres endroits accessibles au public, à condition qu’il n’y ait pas d’activité suspecte ou illégale », est devenu permanent après qu’un avis juridique indépendant ait conclu que la pratique est illégale, car elle n’a aucun fondement dans la loi ou dans le Common Law85. En 2021, une nouvelle directive du Ministère de la Justice de la Nouvelle- Écosse a resserré l’interdiction des interpellations en remplaçant le critère de l’« activité suspecte » comme motif acceptable par celui plus exigeant du « soupçon raisonnable », soit la norme juridique utilisée par la police pour détenir des personnes soupçonnées d’activités illégales
Ajoutons, enfin, que le rapport de la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la Gendarmerie royale du Canada portant sur les contrôles de routine publié en 202186 recommandait que la GRC définisse l’interpellation comme « une interaction volontaire avec le public, engagée par l’agent de police, dans le cadre de laquelle ce dernier demande des renseignements personnels identificateurs dans un but d’application de la loi », en précisant que la personne interpellée « n’est pas détenue ou arrêtée » et qu’il serait nécessaire « d’obtenir un consentement éclairé avant de recueillir des renseignements personnels d’identification lors d’un contrôle de routine ». La Commissaire de la GRC a accepté ces recommandations87.
Tournons-nous maintenant vers la politique sur les interpellations adoptée par le SPVM en 2020, laquelle définit l’interpellation de la manière suivante :
« Interaction entre un policier et une personne au cours de laquelle le policier tente d’identifier et de collecter des informations. L’interpellation n’est pas une interaction sociale ni une forme de détention. L’interpellation doit reposer sur un ensemble de faits observables qui fournit au policier une raison pour interagir avec une personne dans l’atteinte de l’un des objectifs suivants : assister une personne dans le besoin; prévenir des incivilités; prévenir le crime ou les infractions aux lois ou aux règlements; collecter des informations s’inscrivant dans la mission du SPVM; identifier une personne recherchée (mandat, disparition). »
En décortiquant cette définition en ses éléments constitutifs, nous obtenons ce portrait :
BUT : tenter d’identifier et de collecter des informations au sujet d’une personne.
MOTIF : un ensemble de faits observables.
FONCTIONS :
Assister une personne dans le besoin;
Prévenir des incivilités;
Prévenir le crime ou les infractions aux lois ou aux règlements;
Collecter des informations s’inscrivant dans la mission du SPVM;
Identifier une personne recherchée (mandat, disparition).
La politique apporte plusieurs repères qui complètent le portrait de l’interpellation telle qu’elle doit être pratiquée :
INTERDICTIONS : interpellation sans fondement, aléatoire, basée sur un critère discriminatoire; motifs obliques.
CONTEXTE LÉGAL : la personne interpellée n’a aucune obligation légale de s’identifier ou de répondre aux questions; elle peut quitter les lieux en tout temps; elle doit être informée des motifs sommaires justifiant l’interpellation.
Outre le fait d’interdire les motifs discriminatoires, la politique du SPVM répond ainsi à plusieurs aspects qui ont été abordés par d’autres initiatives au Canada, notamment l’exigence de justifier l’interpellation sur la base d’indices objectifs – des « faits observables » – et son caractère non-contraignant pour la personne interpellée. Cependant, la clarification et le resserrement des balises pour interpeller à Montréal va moins loin qu’ailleurs en ce qui concerne l’emphase sur le caractère strictement volontaire de l’information fournie (Alberta), le besoin d’un consentement éclairé (GRC) et la norme juridique du soupçon raisonnable (Nouvelle-Écosse). En effet, d’une part, la politique du SPVM n’exige pas au policier ou à la policière d’informer la personne interpellée sur ses droits et sur l’absence de pouvoir légal pour la forcer à s’identifier (comme en Alberta et en Ontario), ni d’obtenir son consentement avant de procéder avec l’enregistrement des renseignements (comme au niveau fédéral). D’autre part, les motifs en lien avec la prévention et la collecte de renseignements se placent bien au-dessous du standard juridique du soupçon raisonnable en lien avec une infraction spécifique qui aurait été commise ou qui serait en train d’être commise. Par exemple, la présence d’un individu dans un lieu d’activité criminelle comme motif valable pour interpeller n’est pas interdite de manière explicite, comme le fait la loi albertaine88, dans la politique sur l’interpellation du SPVM.
En somme, voici l’état de la situation en matière d’interpellation policière :
Le pouvoir discrétionnaire dans la décision d’interpeller est problématique sur le plan légal et plusieurs juridictions canadiennes ont réagi durant les dernières années en limitant fortement son exercice.
La décision d’interpeller, peu importe le professionnalisme du policier ou de la policière, est inhéremment susceptible aux biais cognitifs, organisationnels et sociaux.
Les « faux négatifs » sont inévitables en raison de la nature proactive et préventive de l’interpellation et ils impactent de manière disproportionnée certaines minorités, contribuant ainsi à les aliéner vis-à-vis de la police.
Il n’existe pas d’évidence empirique démontrant que les interpellations font un apport décisif à la lutte contre la criminalité.
Parmi les initiatives canadiennes visant à éliminer les motifs injustifiés et à réduire le risque de profilage racial dans les interpellations, la politique du SPVM est comparativement moins contraignante.
Nous avons décliné les objectifs de notre mandat en deux questions de recherche, la première en lien avec la prise de décision d’interpeller et la deuxième en lien avec le virage organisationnel amorcé en 2020 par le SPVM. Comme nous l’avons expliqué dans l’introduction de ce rapport, la première question peut être divisée en six sous-questions, pour lesquelles nous avons formulé des synthèses de réponse sur la base des données qualitatives obtenues au moyen des entrevues avec le personnel policier :
Question de recherche 1 : Quels sont les facteurs et les mécanismes à l’œuvre dans la décision d’interpeller, notamment à la lumière de l’identité racisée des personnes interpellées? | |
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Sous-questions | Réponses |
1. Quelles sont, selon les membres du SPVM, les fonctions de l’interpellation? | Dans le cadre de la mission institutionnelle, les principales fonctions de l’interpellation sont de valider des suspicions, de prévenir le crime, de nourrir le renseignement criminel et de fournir de l’aide. Sur le plan individuel, les interpellations sont liées à la motivation professionnelle et à l’avancement de la carrière. |
2. Quelles sont, pour les membres du SPVM, les motivations pour interpeller? | L’interpellation est effectuée quand elle sert au renseignement criminel, à l’avancement d’enquêtes criminelles ou à colliger de l’information sur des personnes vulnérables dans une relation d’aide. L’interpellation ne sera pas enregistrée quand celle-ci peut nuire à quelqu’un qui n’a rien à se reprocher. |
3. Quelle est, selon les membres du SPVM, l’utilité des informations collectées par l’interpellation? | L’interpellation est un outil nécessaire, car l’absence ou la réduction du nombre d’interpellations ne se ferait qu’aux dépens de la sécurité publique. Les critiques envers l’interpellation ne seraient pas fondées et témoigneraient d’une méconnaissance du métier policier et des enjeux de sécurité publique. |
4. Quelles sont, selon les membres du SPVM, les causes des disparités dans les interpellations? | Le rôle spécialisé d’Éclipse expliquerait une partie importante des disparités. La criminalité se différencierait par ethnicité. Les disparités reflèteraient le racisme de la population qui appelle la police. |
5. Quels sont, selon les membres du SPVM, les effets possibles des biais sur la pratique de l’interpellation? | Les membres du SPVM reconnaissent que les préjugés peuvent jouer un certain rôle, surtout involontaire, dans la pratique de l’interpellation, mais que ceci ne correspond pas au schéma dominant de l’action policière, ni à du racisme. |
6. Quels sont, selon les membres du SPVM, les effets possibles du climat social actuel sur la pratique de l’interpellation? | Les allégations de racisme, les actions des groupes de pression et les recherches sur le sujet ont comme conséquence le désengagement du personnel policier, ce qui contribue à fragiliser la sécurité publique. |
Les réponses aux sous-questions nous permettent de donner la réponse sommaire suivante à la première question de recherche :
Selon les policiers et les policières, l’interpellation est indispensable pour la sécurité publique. On interpelle pour valider des suspicions en lien avec la criminalité et, dans certains cas, pour fournir de l’aide, mais l’interpellation sert aussi à appliquer et à démontrer ses compétences dans la prévention et la collecte du renseignement. Toujours selon les policiers et les policières, les critiques de l’interpellation relèveraient d’un manque de compréhension du travail policier et les allégations de racisme conduiraient au désengagement policier, ce qui fragilise la sécurité publique. Les disparités observées dans les statistiques se justifieraient par des facteurs autres que le racisme et la présence éventuelle de préjugés chez les policiers et les policières n’aurait pas un poids déterminant sur leurs activités.
En ce qui concerne la deuxième question de recherche, trois des quatre hypothèses sont clairement infirmées par les données, ce qui nous permet de conclure que la réponse à cette question est que les effets empiriquement observables du virage organisationnel du SPVM entamé en 2020, notamment à la lumière de l’identité racisée des personnes interpellées, semblent nuls ou négligeables.
Question de recherche 2 : Quels sont les effets du virage organisationnel du SPVM entamé en 2020, notamment à la lumière de l’identité racisée des personnes interpellées? | |
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Hypothèses | Réponses |
1. La nouvelle politique et les nouveaux outils devraient avoir comme effet une tendance à la réduction dans le nombre total d’interpellations. | Les données ne confirment ni n’infirment clairement cette hypothèse, mais la diminution du nombre d’interpellations en 2020-2021 semble refléter surtout la situation pandémique, car cette diminution commence avant l’adoption de la politique. |
2. La nouvelle politique et les nouveaux outils devraient avoir comme effet une réduction générale dans les disparités raciales. | Les données contredisent cette hypothèse. Les disparités raciales constatées pour la période 2014-2017 persistent durant la période 2018-2021. |
3. Le nouveau système d’enregistrement des interpellations devrait permettre de justifier par le contexte et le signalement la surreprésentation de certaines minorités racisées dans les statistiques notamment en regard des motifs liés à l’intervention. | Les données contredisent cette hypothèse. Les données de contexte et de signalement pour les interpellations de 2017 (codifiées) et de 2021 (nouvelles variables) ne permettent pas de justifier ou d’expliquer leur impact disproportionné sur certaines minorités racisées, notamment les personnes noires, arabes et autochtones. |
4. La nouvelle politique et les nouveaux outils devraient avoir comme effet une meilleure évaluation par les policiers et les policières des risques de profilage racial dans la pratique de l’interpellation. | Les données contredisent cette hypothèse. Les données des entrevues montrent que l’impact de la nouvelle politique est négligeable sur les pratiques policières. Le seul possible effet est contreproductif du point de vue des objectifs organisationnels : il produirait un accroissement du désengagement policier et une réduction des interpellations. |
Nous prenons en considération les éléments suivants :
Plusieurs juridictions et instances au Canada ont réévalué le pouvoir discrétionnaire sans lien direct avec la commission d’un crime que détient la police en matière d’interpellation et de collecte de renseignements, pour l’encadrer et le limiter dans une visée de protection des droits et des libertés.
La recherche scientifique a abondamment documenté les effets psychologiques négatifs et l’impact des biais dans les interpellations visant les membres de minorités racisées, lesquelles font l’objet d’une attention nettement disproportionnée de la part de la police.
L’utilité concrète des renseignements colligés par le moyen des interpellations discrétionnaires ne s’appuie pas sur des données probantes ni sur la démonstration de ses effets bénéfiques pour la sécurité publique.
Les données récentes du SPVM en matière d’interpellation ne démontrent pas une tendance à la réduction dans le nombre total d’interpellations en lien avec la nouvelle politique et les nouveaux outils, non plus qu’une réduction générale dans les disparités raciales.
L’analyse détaillée des divers types d’interpellation et de leur contexte et signalement ne permet pas de justifier la surreprésentation de certaines minorités racisées dans les statistiques policières.
La nouvelle politique et les nouveaux outils ne semblent pas avoir comme effet une meilleure compréhension ou évaluation de la part des policiers et des policières en ce qui concerne les risques de profilage racial dans la pratique de l’interpellation.
Nous recommandons, par conséquent :
Que soit décrété le moratoire de toute interpellation policière qui ne soit pas justifiée par l’enquête d’un crime spécifique ou par le soupçon raisonnable d’une activité illégale.
Que ce moratoire soit accompagné de l’examen approfondi de l’interpellation – ses dimensions juridiques, l’encadrement de sa pratique, sa contribution à la lutte contre la criminalité, ses effets généraux sur la sécurité publique – et de la mise en place de mesures efficaces qui réduisent significativement les risques de profilage racial dans toutes les interventions policières.
Ces mesures visant à réduire les risques de profilage racial dans toutes les interventions policières devraient se concentrer prioritairement sur les objectifs suivants :
S’attaquer de front aux discours de déni, de découragement et de polarisation au sein de la police en assurant une compréhension commune (a) des concepts de racisme, de racisme systémique et de profilage racial et (b) du fonctionnement des biais implicites et des préjugés dans l’action humaine et de la manière dont ceux-ci peuvent influencer les interventions policières.
Réévaluer, expliciter et minimiser les effets négatifs des approches prédictives et proactives de la prévention et de la lutte contre la criminalité, en tenant compte de leurs effets discriminatoires et du tort disproportionné subi par les populations racisées.
Continuer à rendre les effectifs policiers plus hétérogènes qu’ils ne le sont pour le moment, y compris au niveau de la hiérarchie du SPVM, afin d’incorporer la perspective et l’expérience des personnes racisées et issues d’autres milieux culturels, sociaux et professionnels.
Mettre en place des pratiques de protection et de sécurisation (avec une attention particulière à l’égard des jeunes arabes et noirs âgés de 15 à 34 ans) dans une logique fondée sur des pratiques culturellement et socialement sécurisantes afin d’établir des relations constructives et de confiance entre le service de police et les populations racisées et autochtone. Cela demande notamment de tenir compte de la dynamique de pouvoir qui se joue entre dans la relation à l’autre racisé ou autochtone, mais également de rappeler l’importance de la transparence et de la redevabilité à l’égard de la population concernée.
Développer une stratégie de communication avec la population desservie en expliquant clairement l’étendue des pouvoir légaux de la police, ses limites et les droits des citoyens et des citoyennes dans le contexte des interventions policières.
Il peut paraître étonnant de conclure une recherche qui s’est déroulée pendant deux ans, ainsi qu’un rapport de recherche de près de 300 pages par une seule recommandation comme nous venons de le faire.
Certes, d’autres mesures peuvent, et doivent, être prises pour lutter contre les discriminations dans les interventions policières, qui sont loin d’être circonscrites à la seule pratique de l’interpellation, pas plus qu’elles ne se déploient qu’au travers du seul critère de l’identité racisée. Nous en proposons d’ailleurs quelques-unes en deuxième partie de recommandation. Toutefois, et nous insistons là-dessus, la première mesure qui doit être prise, avant toutes les autres, est celle du moratoire, seule vraie façon de changer les choses à l’heure actuelle. C'est une recommandation qui s'adresse au SPVM, mais également aux divers paliers gouvernementaux en capacité d'imposer une telle mesure.
L’objectif de ce second mandat était de mieux contextualiser la pratique de l’interpellation et d’évaluer l’impact de la nouvelle politique en la matière. Si nous avons initié notre recherche sans a priori pensant pouvoir à la fois être en mesure de valider – à tout le moins en partie – les interprétations alternatives au profilage racial par la ventilation des données d’interpellations, mais aussi d’identifier des effets positifs de la nouvelle politique sur les disparités de traitement subies par certains groupes racisés, et d’ainsi pouvoir proposer des pistes d’amélioration au SPVM, force est de constater que les résultats ne permettent pas d’aboutir à une autre conclusion que celle d’un problème bien trop persistant et profondément ancré pour espérer le voir se dissiper dans un futur proche.
À celles et ceux qui s’inquiéteraient de l’effet d’une mesure si « radicale » sur la sécurité publique des Montréalais et Montréalaises, nous répondons (et répétons) que 1) cette mesure existe ailleurs au Canada, ayant été imposée en 2019 en Nouvelle-Écosse suite à la publication d’un rapport de recherche semblable au nôtre; 2) nous ne parlons pas d’interdire toutes les interpellations, mais de limiter l’autonomie policière en la matière pour la circonscrire aux situations où l’intervention ne souffre d’aucune ambiguïté; et 3) les effets de cette pratique sur la sécurité publique n’ont jamais été démontrés, les études tendant plutôt à conclure qu’elle ne possède pas ou très peu d’effet sur la criminalité. Le moratoire que nous recommandons ne risque donc pas d’avoir d’impact sur cet élément. À l’inverse, il a toutes les chances de contribuer positivement à l’amélioration de la relation entre la police et l’ensemble de la population montréalaise.
À ce titre, les effets de l’interpellation se font sentir aujourd'hui, alors que les jeunes hommes noirs et arabes âgés de 15 à 34 ans sont particulièrement visés par cet outil. Nous savons que la nature des rapports avec la police a une incidence considérable sur le développement des jeunes et la sécurité de ces derniers. Interagir dans des conditions qui favorisent une relation de méfiance et de mépris a pour conséquence que les jeunes n'appellent pas la police lorsqu'ils sont en danger. A cet égard, il est important de considérer que les interpellations, au lieu de réduire la criminalité, peuvent potentiellement l’augmenter en raison de l’inaccessibilité des forces de l’ordre pour une partie de la population.
Enfin, à la manière de ce qui a été fait en Nouvelle-Écosse, un moratoire permet de penser qu’éventuellement la pratique de l’interpellation pourrait être reprise, si et seulement si sa mise en pratique peut se faire sans discriminations, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle, les données colligées ici le démontrent parfaitement. Nous ne voyons pas comment il est possible de continuer à utiliser un outil qui produit indubitablement des discriminations raciales, sous le prétexte qu’il est possible que les mesures mises en place par le SPVM fassent éventuellement effet un jour. Même si c’est une possibilité, ce n’est pas le cas maintenant. Et les populations ciblées de manière disproportionnée par la police doivent être traitées de manière équitable dès à présent, pas dans dix ou quinze ans.
Armony, V., Hassaoui, M. & Mulone, M. (2019). Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées, Analyse des données du Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) et élaboration d’indicateurs de suivi en matière de profilage racial, Rapport préparé pour le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM), Montréal.
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