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La représentation des personnes en situation d’itinérance: perspectives et pratiques des avocat.e.s de la défense criminelle

Published onAug 12, 2024
La représentation des personnes en situation d’itinérance: perspectives et pratiques des avocat.e.s de la défense criminelle
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MOTS CLÉS:

Itinérance, tribunaux, avocat.e.s de la défense, accès à la justice, modèles de justice thérapeutique et managériale

INTRODUCTION

Au Québec, comme ailleurs, les personnes en situation d’itinérance (PSI)1 sont contrôlées, profilées, exclues et (sur)judiciarisées (Bellot et al., 2021; Gaetz et al., 2013). De plus, elles sont confrontées à plusieurs obstacles lorsqu’elles se retrouvent devant les tribunaux, en lien avec l’accès à la justice (Bernheim et Laniel, 2013), les conditions de remise en liberté (Sylvestre et al., 2019), les exigences thérapeutiques (Roy et al., 2020) et le sentiment d’injustice procédurale (Sylvestre et al., 2011). Dans ces circonstances, les avocat.e.s de la défense jouent un rôle clé auprès des PSI judiciarisées. Leurs perceptions et pratiques sont importantes à documenter et à comprendre, surtout dans notre contexte actuel, où les crises sociales et judiciaires convergent, et où les possibilités de négociation évoluent rapidement. Ainsi, nous documentons le point de vue des avocat.e.s de la défense criminelle qui sont appelés à représenter des PSI, pour l’aide juridique ou en pratique privée au Québec. Plus particulièrement, notre article vise à décrire et comprendre le point de vue des avocat.e.s de la défense concernant (1) leur volonté à représenter des PSI, (2) les obstacles à l’accès à la justice, (3) la reconnaissance formelle et informelle des obstacles et du profilage social vécu par les PSI et (4) les stratégies de la défense et réactions du tribunal.

Nous développons notre analyse à partir d’entretiens semi-dirigés réalisés auprès d’avocat.e.s  œuvrant à Montréal (N=50) et dans d’autres districts judiciaires, incluant d’autres villes, des banlieues, des régions rurales et le Grand Nord du Québec (N=15). Sur le plan conceptuel, nous empruntons aux recherches portant sur le contrôle et la judiciarisation des PSI (Bellot et al., 2021, Sylvestre et al., 2019), l’accès à la représentation (Bernheim et Laniel, 2013), la justice managériale ou thérapeutique (Resnik, 1982; Wexler et Winnick, 1996), la reconnaissance des enjeux systémiques (Manikis, 2022; Sylvestre, 2010; 2016), la culture des tribunaux (Clair, 2020; Myers, 2015; Van Cleve, 2016) et le rôle des avocat.e.s de la défense (Van Cleve, 2012). Notre article met en évidence des différences quant à la volonté des avocat.e.s à prendre en charge les dossiers des PSI, soulignant les défis auxquels ces professionnel.le.s sont confrontés (déontologie, ressources limitées, enjeux de réputation) en fonction de leur lieu d’exercice (Montréal ou autre district judiciaire) et de leur type de pratique (aide juridique ou services privés). Nous avançons que nos participant.e.s sont souvent insatisfaits par la (non)reconnaissance formelle et informelle du profilage vécu par les PSI. Nous décrivons l'hétérogénéité des perspectives, motivations et stratégies des avocat.e.s, qui utilisent le « magasinage », la résistance ou la collaboration avec le communautaire et la poursuite. Finalement, nous revenons aux enjeux systémiques, aux crises sociales, à la législation et aux pratiques policières qui contribuent injustement au profilage, à l’exclusion, à la (sur)judiciarisation et à l’invisibilisation des PSI.

RECENSION DES ÉCRITS

Judiciarisation de l’itinérance

Plusieurs recherches démontrent l’augmentation de la judiciarisation des PSI au niveau municipal, depuis les années 90, au Québec (Bellot., 2021), ailleurs au Canada (Gaetz et al., 2013) et aux États-Unis (NHLC, 2019). Par exemple, à Montréal, le nombre de constats émis aux PSI est passé de 1 054 en 1998 à 8 493 en 2018, représentant jusqu’à 41 % des contraventions remises par le Service de Police de la Ville de Montréal, en 2017 (Bellot et al., 2021). Les PSI sont aussi régulièrement accusées d’infractions criminelles mineures, liées entre autres à la possession de drogue, au vol de moins de 5000 $, au travail du sexe et à l’administration de la justice (Fortin et Raffestin, 2017; Sylvestre et al., 2019). Cette (sur)judiciarisation coïncide avec la mise en place de nombreuses législations visant à lutter contre les incivilités (ébriété publique, mauvaise utilisation du mobilier urbain, sollicitation, etc.), qui se fondent sur la théorie de la vitre brisée (Kelling et Wilson, 1982) pour justifier une approche répressive dans la gestion des désordres urbains et des méfaits mineurs2 (Fortin, 2015). Ces lois, qui témoignent d’un élargissement du filet pénal (Cohen, 1985), ciblent disproportionnellement les PSI, puisqu’elles transforment certaines stratégies de survie ou comportements associés à leur visibilité dans l’espace public en infractions criminelles répréhensibles (Sylvestre, 2011; Sylvestre et al., 2019), contribuant au profilage social ainsi qu’à leur exclusion et invisibilisation (Eid et Campbell, 2009; Parazelli, 2021).

Accès à la représentation

Plusieurs études indiquent que les PSI qui se retrouvent devant les tribunaux sont confrontées à de nombreux obstacles en lien avec l’accès à la justice. Tout d’abord, en raison de leur faible revenu, les PSI doivent généralement se tourner vers l’aide juridique. Toutefois, les personnes défavorisées ont de plus en plus de difficulté à obtenir une représentation, et ce dans plusieurs pays dont le Canada et les États-Unis (Fondation du Barreau du Québec, 2019; Smith et Stratford, 2020). Elles doivent se diriger vers des organismes communautaires ou des services pro-bono ou low-bono (Bernheim et al., 2021), notamment pour les infractions municipales3, qui ne sont pas couvertes par l’aide juridique, sauf dans les cas d’emprisonnement (Raffestin, 2022). De plus, plusieurs personnes défavorisées et/ou marginalisées se représentent elles-mêmes au tribunal (Bernheim et al., 2021). L’autoreprésentation découle du manque de ressources financières des accusé.e.s, ainsi que d’un manque de confiance à l’égard de l’aide juridique (Ibid, 2021). Plusieurs demandes de réforme ont été déposées et de multiples grèves ont été organisées dans les dernières années, revendiquant un meilleur financement, un rééquilibrage des ressources accordées à la poursuite et à la défense ainsi qu’une révision du mode de tarification des avocat.e.s en pratique privée qui prennent des mandats d’aide juridique (GTIRSTAJ, 2022; Marin, 2023).

Contrôle, conditions et culpabilité

Nous savons que les conditions de remise en liberté provisoire contribuent au contrôle des personnes défavorisées et/ou marginalisées (CCLA, 2014; Myers, 2016). Entre autres, les quadrilatères (red zones), interdictions de consommer et obligations de fournir une adresse sont souvent mésadaptés au contexte de vie des PSI, qui sont alors placées en position d’échec, menant à des bris de conditions (Sylvestre et al., 2019). Ces exigences sont particulièrement problématiques puisqu’elles peuvent éloigner les PSI de leurs ressources ou cercle social et les mettre à risque pour consommer (Ibid.). Le manque de logements et de places en refuge, exacerbé par la COVID-19, complexifie d’autant plus leurs démarches afin de fournir une adresse stable au tribunal (Nadeau, 2020). Les PSI sont aussi limitées dans leur capacité à négocier leur remise en liberté (Lord et al., 2021), soumises à davantage d’exigences thérapeutiques (JHSO, 2013; Myers, 2016) et de pression à plaider coupable (Euvrard et Leclerc, 2015).

Peines mésadaptées

Au Canada, la peine est réputée être adaptée à l'individu et aux circonstances de l’infraction. Les problèmes sociaux ou structurels exacerbés par l'État, peuvent être discutés au moment de la sentence. Plusieurs décisions clés (R c. Gladue, 1999 ; SCR 688 ; R. c. Jackson, 2018 ; ONSC 252 ; R. c. Morris, 2018 ; OJ 4631) ont été motivées par l'idée que le contexte social et historique est juridiquement pertinent et que plusieurs facteurs individuels ou sociaux (colonialisme, racisme persistant, manque de soutien social et de logement) devraient être pris en considération. Certaines décisions portant sur la reconnaissance du contexte socio-économique (ex. R. c. Zora4, R. c. Matte5) traitent d’enjeux qui touchent particulièrement les PSI. Cela dit, bien qu'il existe un consensus sur le caractère systémique de la criminalisation des désavantages sociaux, des recherches antérieures ont démontré l’existence de nombreuses contraintes pour les avocat.e.s qui invoquent ces arguments. (Denis-Boileau et Sylvestre, 2016; Kerr et Dubé, 2020; Sylvestre, 2010)

Culture du tribunal et modèles de justice

La culture des tribunaux nous informe sur l’ambiance de la salle d'audience, la collaboration entre les acteur.rice.s et le rythme de travail (Myers, 2015; 2021). La culture témoigne également des normes valorisées à la cour, qui tendent à amplifier les discriminations vécues par les accusé.e.s et leur famille (Van Cleve, 2016). À cet effet, plusieurs études démontrent que les personnes marginalisées manquent de confiance vis-à-vis cette institution (Clair, 2021; Raffestin, 2009). Pour cause, le système de justice pénale est accusatoire par nature, mais dans la pratique, ce modèle est généralement réservé aux affaires graves et aux accusé.e.s qui ont accès à des ressources. Les accusé.e.s marginalisé.e.s sont souvent traité.e.s selon des modèles de justice managériaux (Kohler-Haussmann, 2014; Resnik, 1982) ou thérapeutiques (Wexler et Winnick, 1996). La recherche sur la justice managériale met en évidence la manière dont les avocat.e.s gèrent la pression et priorisent le roulement du système au détriment d'objectifs clés tels que le jugement de culpabilité et la représentation des droits (Kohler-Hausman, 2014). Les personnes marginalisées, comme les PSI, sont encouragées à envisager des alternatives au procès en participant à des programmes de déjudiciarisation. Ces « alternatives » contribuent malgré tout au contrôle de ces populations, car elles impliquent l’utilisation de stratégies de surveillance comme la consignation d’informations personnelles (Fortin et Raffestin, 2017). Cette surveillance peut aussi être motivée par l’absence de logement, sans pour autant que cette stratégie ne soutienne la stabilité résidentielle à long terme (Quirouette et al., 2016).

Discrétion, objectifs professionnels et collaboration avec le milieu communautaire

Les procédures judiciaires impliquent une multitude d’acteur.rice.s, qui peuvent avoir des objectifs et des motivations particulières, être soumis à des exigences multiples (Bernier et al., 2011; Van Cleve, 2012) et réagir différemment en fonction du type de dossier et de leur propre expérience, connaissances, ressources ou relations avec les autres (O’Malley, 2006). Par exemple, certains juges peuvent accorder une importance plus grande aux principes de modération ou de réhabilitation et montrer plus d’ouverture aux alternatives à la judiciarisation (Bernier et al., 2011). Les avocat.e.s peuvent adopter une pratique « zélée » (zealous advocacy), qui peut se traduire par l'adoption d'une posture conflictuelle à l’égard des autres acteur.rice.s judiciaires (Sabbeth, 2015; Van Cleve, 2012) ou, inversement, par un soutien au plan d’action qui permet d’obtenir le meilleur résultat possible pour leur client.e, quitte à fermer les yeux sur une injustice (ex : faux plaidoyers). De plus, comme les PSI montrent généralement plusieurs besoins qui ne sont pas de l’ordre des tribunaux, les avocat.e.s de la défense entretiennent diverses relations avec des organisations communautaires et institutionnelles (refuges d’urgence, centres de thérapie, etc.) (Hafetz, 2003; Milburn, 2002; Quirouette, 2018). Cette collaboration peut soulever des ambiguïtés de rôle, menant à des incohérences lors de l’intervention (Dej, 2016; Fortin et Raffestin, 2017).

MÉTHODOLOGIE

Notre article se fonde sur des entretiens semi-dirigés réalisés auprès d’avocat.e.s de la défense criminelle et pénale œuvrant dans le Grand Montréal (n=50) ou dans d’autres districts judiciaires, incluant d’autres villes, des banlieues, des régions rurales et le Grand Nord du Québec (n=15)6. Le recrutement des participant.e.s a été réalisé par méthode boule de neige ainsi que par l’identification de quelques avocat.e.s particulièrement impliqués auprès des personnes défavorisées et/ou marginalisées. Les participant.e.s travaillent pour l’aide juridique, prennent des mandats en pratique privée ou présentent une familiarité avec les enjeux sociaux 7. Les entretiens se sont déroulés entre juillet 2021 et mai 2023 par visioconférence, par téléphone ou en présentiel, avec une durée moyenne approximative de 75 minutes. Les entretiens ont été enregistrés avec consentement, sans compensation financière. Parmi nos participant.e.s à Montréal, nous avons 20 personnes qui travaillent à l’aide juridique, 15 en pratique exclusivement privée et 15 qui ont une pratique combinée8. Pour les participant.e.s qui travaillent à l’extérieur de Montréal, nous comptons 11 personnes à l’aide juridique, et 4 en pratique privée avec une pratique combinée. Notre objectif général était de mieux comprendre les enjeux vécus par les avocat.e.s de la défense criminelle qui représentent des personnes défavorisées et/ou marginalisées9 aux différentes étapes du processus judiciaire (cautionnement, négociation de plaidoyer, détermination de la peine) afin d’identifier les pratiques qui permettent de soutenir ces accusé.e.s dans leurs démarches socio-judiciaires. Dans le cadre de cet article, nous analysons plus particulièrement les perspectives et les pratiques des avocat.e.s de la défense qui représentent des PSI. Comme les participant.e.s se sont manifestés en raison de leur intérêt particulier pour les enjeux en lien avec l’étude, plusieurs présentent une posture critique quant à la judiciarisation des PSI ainsi que de leur pratique ou celle de leurs collègues, ce qui n’est probablement pas représentatif de l’ensemble des avocat.e.s de la défense. Enfin, des mémos d’entretien ont été rédigés après chaque entrevue, ce qui a ensuite permis de diriger une analyse thématique du style “codebook” (Braun and Clark, 2021) avec NVivo. Cette méthode conserve une approche structurée, mais ouverte au développement de thèmes inattendus.

RÉSULTATS

1. VOLONTÉ À REPRÉSENTER LES PSI

Les avocat.e.s de la défense n’ont pas tous la même volonté à représenter des personnes marginalisées, une hétérogénéité encore plus visible au privé. D’une part, les salarié.e.s de l’aide juridique présentent généralement plus de motivation à représenter ces client.e.s et manifestent un sentiment de compétence plus élevé. Ces professionnel.le.s travaillent avec la clientèle de l’aide juridique par choix, par passion et désir de faire une différence, tel qu’exprimé par cette avocate permanente :

« J’adore ma pratique parce que c'est évidemment, mes clients sont uniquement les clients qui sont admissibles à l'aide juridique, majoritairement des gens qui sont vulnérables, qui ont des problématiques de santé mentale, de toxicomanie, d’itinérance. C'est vraiment, c'est ça, c'est du droit et travail social en même temps. C'est pour ça que j'aime ce que je fais. » (MTL-N011-DC)

Plusieurs soulignent la stabilité que procure leur mode de rémunération par salaire annuel plutôt que par dossier et mentionnent leur appréciation pour la création de postes spécialisés (ex. en santé mentale).

D’autre part, si plusieurs avocat.e.s en pratique privée se montrent particulièrement engagés auprès de PSI, d’autres refusent de les représenter, en partie ou totalement, soulevant des enjeux de rémunération, de formation, de ressources et d’intérêt. Les avocat.e.s en pratique privée mentionnent que les montants forfaitaires accordés par l’aide juridique ne permettent pas de couvrir le temps supplémentaire investi dans ces dossiers, ce qui les décourage de les prendre. À ce propos, la pratique auprès de PSI implique d’investir davantage de temps dans la création du lien de confiance, ainsi que dans les démarches extrajudiciaires (référencement vers les services psychosociaux, collaboration avec le communautaire). Ces avocat.e.s adoptent ainsi un rôle qui s’apparente à celui d’un.e travailleur.euse social.e et notent que la formation en droit, axée sur l’analyse juridique, ne traite pas suffisamment des implications extrajudiciaires.

Plusieurs avocat.e.s en pratique privée mentionnent également que leur choix de faire du droit criminel ne visait pas à représenter des personnes marginalisées. Ces dernier.ère.s ne se sentent pas à l’aise à l’idée d’œuvrer auprès de cette clientèle, tel qu’illustré par cet avocat :

« La communication. Le fait de pas être compris, le fait que la personne est complètement désorganisée. J’ai une difficulté, puis je vais t’avouer franchement qu’il y a sûrement de meilleurs avocats que moi pour dealer avec ce genre de clientèle-là, j’en connais plein. Et puis, avant que ces gens-là arrivent à moi, ils sont allés ailleurs. Puis encore une fois, quand ces gens-là vont débarquer dans mon bureau, je vais les sizer immédiatement et je vais les référer. Je ne touche pas à ça, comme les gens, la toxicomanie de rue, je ne touche pas à ça. » (MTL-N017-PC)

Cet extrait témoigne bien de la réticence de certain.e.s avocat.e.s à représenter des personnes marginalisées, soulignant l’importance d’offrir à ces professionnel.le.s la formation et les ressources nécessaires pour représenter cette clientèle.

Enfin, certain.e.s avocat.e.s attestent du manque de confiance des PSI à l’égard de l’aide juridique, que ce soit en raison d’expériences passées négatives, de leur lien avec l’état ou de préjugés sur la qualité des avocat.e.s. Ces obstacles peuvent pousser certaines PSI à se représenter elles-mêmes, ce qui complexifie le processus, car elles doivent être en mesure de remplir des documents administratifs, de comprendre la procédure, de respecter les règles de droit, etc. Les organismes communautaires et les cliniques juridiques de proximité qui se rendent directement dans les refuges peuvent alors jouer un rôle important afin de rejoindre cette clientèle et leur offrir des services légaux.

2. Obstacles à l’accès à la justice

2A) Défis des salarié.e.s de l’aide juridique

Les salarié.e.s de l’aide juridique mentionnent que la crise découlant de R . c. Jordan10 a renforcé les exigences organisationnelles axées vers l’efficacité et la gestion du temps, générant une pression sur ces professionnel.le.s et sur leurs client.e.s. Cette pression peut se manifester par un rythme accéléré de traitement des dossiers impliquant, par exemple, de limiter le temps investi dans certaines démarches extrajudiciaires. Ce rythme rapide peut devenir particulièrement problématique lorsque l’accusé.e a de la difficulté à comprendre la procédure, présente plusieurs besoins extrajudiciaires, manque de confiance envers le système, etc. Les salarié.e.s indiquent tout de même bénéficier d’une certaine flexibilité de la part de leurs gestionnaires, de sorte qu’il est possible d’accorder un peu plus de temps aux dossiers lorsque nécessaire, bien que plusieurs qualifient leur travail de « pratique à volume », tel qu’exprimé par cet avocat :

« Souvent, en première instance, c’est du volume. Ça roule vite. On n’a pas vraiment, admettons, une journée pour faire l’audition du vol à l’étalage de mon client qui est dans la rue. Donc, l’opportunité de venir faire cette preuve-là, d’assigner des chercheurs, d’assigner des intervenants, elle n’existe pas vraiment. Dans le sens, on va me regarder comme si j’étais un malade, là. Une sentence de vol à l’étalage, ça prend cinq minutes. C’est pas vrai qu’on va faire toute l’audition avec les témoins puis les experts. » (MTL-B009-DC)

Les propos de cet avocat témoignent bien de la surcharge judiciaire et de ses impacts sur le temps investi dans les dossiers. Dans ce contexte, plusieurs salarié.e.s mentionnent que l’aide juridique souffre de sous-financement et d’une pénurie de main-d’œuvre.

2B) Défis des avocat.e.s en pratique privée

Plusieurs avocat.e.s en pratique privée mentionnent les difficultés que vivent leurs client.e.s dans l’obtention du mandat d’aide juridique, nécessaire à leur rémunération. En effet, afin d’obtenir un mandat, l’accusé.e doit contacter l’aide juridique et transmettre des documents administratifs, ce qui peut être complexifié par le fait que plusieurs n’ont pas de téléphone, pas fait leurs impôts, perdu des documents, etc. Les participant.e.s révèlent d’ailleurs que la mise en place d’un service téléphonique pour obtenir les mandats durant la pandémie a particulièrement facilité leur travail.

Plusieurs avocat.e.s en pratique privée offrent un accompagnement dans l’obtention du mandat, bien que cette tâche ne soit pas couverte par l’aide juridique. Ce soutien est nécessaire pour assurer leur rémunération de même que la pleine représentation des client.e.s, tel qu’illustré par cette avocate en pratique privée :

« Admettons un client, qu’on le sait qui est en situation d’itinérance puis qui peut être quasiment perdu dans la brume pendant plusieurs semaines, dès qu’on le voit, bon on est comme ‘’attends, on va appeler l’aide juridique ensemble. […] Des fois, c’est assez simple, mais, des fois, il faut fournir, relevé d’impôts de l’année précédente, relevé bancaire, preuve d’emploi, relevé de paie, fait que ce n’est pas toujours facile à obtenir. Des fois, on leur demande des documents qui n’existent pas, fait que ça devient encore plus difficile de prouver que ces documents-là existent pas. Tsé, un relevé de banque, pour quelqu’un qui n’a pas de compte en banque… Fait que ça peut venir difficile, puis des fois, écoute ça peut prendre un an, un an et demi avant d’avoir un mandat d’aide juridique pour un client. » (MTL-N010-PC)

De ce fait, la majorité des participant.e.s témoignent d’enjeux importants au niveau du mode de rémunération des avocat.e.s en pratique privée qui prennent des mandats d’aide juridique. Notamment, certaines tâches ne sont pas suffisamment rémunérées (ex. accompagnement pour l’obtention du mandat, aller à procès). On note également des enjeux en lien avec le fait d’être payé à la fin du dossier, ce qui les décourage de s’investir dans des démarches à long terme (ex. programmes de justice thérapeutique). Enfin, bien qu’il soit possible de déposer une demande de considérations spéciales afin d’être rémunéré pour certaines tâches supplémentaires, plusieurs avocat.e.s soulignent la lourdeur et la rigidité de ce processus.

Conséquemment, les avocat.e.s en pratique privée mentionnent que la pratique auprès de client.e.s défavorisées est désavantageuse financièrement. Plusieurs limitent leur implication dans ces dossiers, alors que d’autres vivent des difficultés financières ou adoptent des pratiques à volume. Certain.e.s avocat.e.s, particulièrement les plus expérimenté.e.s, avouent prendre moins de dossiers d’aide juridique qu’en début de carrière, sauf dans de très rares cas, notamment quand ces dossiers leur tiennent à cœur ou permettent l’avancement de leur carrière. Inversement, une minorité mentionne faire beaucoup de travail pro-bono et de dossiers d’aide juridique par souci de justice sociale. Ces avocat.e.s vont, par exemple, accompagner les client.e.s dans l’obtention du mandat, les référer vers les ressources communautaires, prendre plus de temps pour négocier avec le ministère public, même si ces tâches ne sont pas rémunérées. Ces avocat.e.s vivent des enjeux de conciliation famille-travail, des problèmes financiers et de l’épuisement professionnel. Enfin, quelques avocat.e.s en pratique privée sont réputés pour leur pratique à volume, c’est-à-dire prendre une grande quantité de mandats d’aide juridique pour les régler rapidement. Ces avocat.e.s s’investissent peu dans les négociations ainsi que les démarches extrajudiciaires, et peuvent exercer davantage de pression à plaider coupable. Selon nos participant.e.s, ce type de pratique assure la sécurité financière de l’avocat.e, mais nuit à l’équité des procédures judiciaires. Plusieurs participant.e.s ont d’ailleurs rapporté qu’ils connaissaient très spécifiquement des collègues faisant de la pratique à volume et que cette pratique était également connue des juges et des procureur.e.s. Selon eux, cette pratique est tolérée, dans un contexte où les tribunaux encouragent le règlement rapide des dossiers en raison de la surcharge judiciaire.

3. RECONNAISSANCE DU PROFILAGE ET OBSTACLES

Les avocat.e.s qui représentent des PSI rencontrent plusieurs obstacles dans leurs tentatives de mettre en lumière la situation socio-économique de leurs client.e.s lors des procédures judiciaires. Notamment, les entretiens démontrent que la reconnaissance du profilage social exercé sur les PSI et des obstacles qu’elles rencontrent devant les tribunaux varie grandement. Les possibilités de contestation et de remise en question du caractère discriminatoire des lois qui ciblent disproportionnellement les PSI demeurent limitées, entre autres par l’importance accordée aux éléments constitutifs de l’infraction et au principe de responsabilisation. Plusieurs obstacles au moment du cautionnement et de la détermination de la peine nuisent à la reconnaissance de ces facteurs et contribuent au phénomène de la porte tournante, notamment en lien avec le rythme expéditif des procédures, l’imposition de conditions de remise en liberté provisoire mésadaptées, la pression à plaider coupable, les ordonnances de probation prolongées, l’accès aux expertises professionnelles ou les outils actuariels.

3A) Défis en lien avec la reconnaissance du contexte socioéconomique

Dans le cadre des entretiens, les avocat.e.s ont exprimé des points de vue variés au sujet de la judiciarisation des PSI. Plusieurs notent les améliorations récentes au niveau des programmes d’accompagnement et de la sensibilité générale des acteur.rice.s judiciaires. D’autres ont adopté une posture plus critique à l’égard du traitement judiciaire des PSI, soulignant leur nature injuste et inefficace. Ces avocat.e.s mentionnent que les infractions en lien avec la lutte aux incivilités (ébriété publique, sollicitation, « sauter le métro », etc.) et les bris de conditions entrainent plusieurs conséquences pour ces accusé.e.s (stigmatisation, anxiété, dette financière, antécédents judiciaires, etc.) sans pour autant assurer la réhabilitation sociale, la protection du public ou la dissuasion des infractions futures. Plusieurs considèrent que ces lois et leur application s’inscrivent dans les dynamiques de profilage social, tel qu’exprimé par cet avocat en pratique privée :

« Ce genre d'infraction là, les policiers les créent un peu de toute pièce. Les transactions de drogue de peu de valeur ou aller faire ce qu’on appelle la lutte aux incivilités dans un lieu connu pour des consommations de drogues, tu sais les consommateurs de drogue au parc Émilie-Gamelin ne causent pas vraiment de problème à personne, outre que le public qui passe trouve ça choquant, ils n’aiment pas ça voir ça, mais ils ne créent pas de dommage à personne. » (MTL-N004-PC)

Cet avocat exprime d’ailleurs l’idée partagée par plusieurs participant.e.s qui considèrent que les PSI ne devraient pas être judiciarisées pour ce type d’infractions, ou que leur dossier devrait être traité par le système de santé et de services sociaux afin de limiter le phénomène de la porte tournante. Certains indiquent que cette judiciarisation contribue à la surcharge judiciaire, de sorte que la solution à cette problématique exige de limiter le recours au système pénal.

Ensuite, les participant.e.s mentionnent que les possibilités de contestation de ces infractions dans le cadre du processus judiciaire demeurent limitées, soulignant certaines lacunes procédurales ainsi que le manque de reconnaissance formelle et informelle à l’égard de la (sur)judiciarisation des PSI. Il est complexe pour les avocat.e.s de soulever des arguments qui remettent en cause la nature discriminatoire de certaines législations (ex. possession de drogues) ou de souligner les impacts disproportionnés de leur application sur les personnes marginalisées, puisque les autres acteur.rice.s judiciaires se concentrent sur l'application de la loi et sont soumis.e.s à des impératifs managériaux liés à la performance et la gestion du risque. De plus plusieurs mentionnent la crédibilité supérieure accordée aux témoignages de la police en comparaison à ceux des accusé.e.s qu’on présume indignes de confiance. Ce constat est d’autant plus évident lorsque les accusé.e.s sont en situation d’itinérance, consomment des drogues ou vivent avec des enjeux de santé mentale. L'absence de discussions entourant ces questions amène plusieurs participant.e.s à douter des procédures qui concernent la détermination de la culpabilité morale des accusé.e.s.

Les avocat.e.s soulignent également la complexité en lien avec le dépôt de plaintes en déontologie policière et les contestations en vertu de la Charte des droits et libertés canadienne, que ce soit en raison du manque présumé de crédibilité des client.e.s ou de leur désir d’éviter les problèmes avec la police. Mettre l’accent sur une situation de profilage peut également jouer contre l’accusé.e qui pourrait être perçu.e comme étant en train de se « victimiser » ou de se « déresponsabiliser », ce qui peut mener à des peines plus sévères. Par ailleurs, les tribunaux ont tendance à traiter de manière informelle (hors cour) les dossiers en matière de profilage. Lorsque les acteur.rices judiciaires constatent que les accusations comportent des éléments associés à des abus policiers ou du profilage, les poursuites sont souvent abandonnées. Bien que cela représente un soulagement pour les accusé.e.s, ces pratiques font en sorte qu’aucune jurisprudence ne peut découler de ces dossiers. Ce traitement informel, voire secret ou invisible, empêche alors l'amélioration des pratiques judiciaires, ne permet pas d’envoyer un message clair visant à dissuader les abus futurs et nuit d’autant plus à l'obtention d'une réparation pour la victime. Plusieurs participant.e.s critiquent la manière dont le système judiciaire traite les dossiers de profilage et considèrent qu’il faudrait revoir les mécanismes de plainte en déontologie et favoriser le dialogue sur ces questions dans le cadre des discussions au tribunal.

3B) Défis en lien avec la détention et les conditions de libération

Les avocat.e.s qui représentent les PSI rencontrent plusieurs défis au moment du cautionnement en lien avec le rythme expéditif, l’imposition de conditions de remise en liberté mésadaptées et la pression à plaider coupable, dans un contexte où les accusé.e.s veulent obtenir leur remise en liberté dès que possible et les procureur.e.s régler rapidement leurs dossiers. Cette dynamique, exacerbée par la crise découlant de R. c. Jordan, limite la marge de manœuvre lors des négociations. Les participant.e.s signalent de nombreuses situations où des client.e.s ont accepté des conditions de remise en liberté qui auraient pu être négociées. Plusieurs se montrent particulièrement critiques de certaines conditions, dont les quadrilatères, les interdictions de consommer et les obligations de fournir une adresse ou de se rapporter au poste de police, tel qu’exprimé par cet avocat en pratique privée :

« Tu donnes un quadrilatère à des gens que toutes leurs ressources se retrouvent à l’intérieur de ce quadrilatère-là, fait que souvent on les met en condition qui brise leur condition pour obtenir leurs ressources, ou on les repousse plus loin où ils n’ont pas de repère, ils sont dans une situation vulnérable. » (MTL-N001-PC)

Les avocat.e.s mentionnent aussi que les PSI peuvent être soumises à des ordonnances de probation prolongées, c’est-à-dire qu’elles devront respecter des conditions pendant plusieurs mois, voire des années. Dans ce contexte, comme l’accusé.e est soumis à des conditions sur une longue période, le risque de bris de conditions est plus grand, mais cela peut aussi mener à une peine moins sévère si les conditions sont respectées. Cette pratique, qui a également été identifiée dans la littérature (CCLA, 2014; Myers, 2016) représente donc un pari pour la défense.

Les procureur.e.s et les juges exigent généralement des PSI qu’elles aient un suivi professionnel qui assure qu’elles seront surveillées, soutenues et contactées au besoin en attendant la suite des procédures. Les avocat.e.s mentionnent que les critères restrictifs et les longues listes d’attente pour les services psychosociaux, la surpopulation dans les refuges et le manque de logement, problématiques exacerbées par les crises sociales et judiciaires, limitent grandement leur capacité de négociation avec les acteur.rice.s sociojudiciaires et d’intervention avec les client.e.s. Cette réalité est d’autant plus complexe en région, forçant la défense à faire preuve de créativité, tel que l’explique cet avocat de l’aide juridique :

« Ce qu'on va nous demander, c'est une adresse pour ce client-là. Fait que souvent, ce qu'on fait, ce qu'on essaye de regarder, il a-tu des amis, des parents, qui peuvent l'héberger? (…) On a des ressources ici, mais ils sont complètement là… Je pense que la dernière fois que j'ai appelé pour voir s'il y avait de la place, je pense qu'il y avait – je veux pas dire de menteries là – mais c'était presque cent personnes sur la liste d'attente. Fait que tu sais, c'était impossible. Ça fait que des ressources, il en manque vraiment beaucoup. Mais des fois, ce qu'on peut essayer de faire, c'est dire « Bien écoute, je n'ai pas d'adresse à te donner, mais mon client, il est prêt à se rapporter aux bureaux de la SQ à tous les lundis. » Tu sais, ça peut être des choses comme ça. » (RR-R002-DC)

Cette citation témoigne bien des impacts du manque de ressources en lien avec les pratiques de prévention du risque adoptées au cautionnement. Selon les participant.e.s, l’importance accordée à la présence d’une adresse ainsi qu’une personne-ressource serait surtout liée aux deux premiers critères du cautionnement (risque ne pas se présenter en cour, risque de récidive) (voir aussi : Quirouette et al, 2016). Le troisième critère (opinion publique) est rarement discuté dans le cas des dossiers des PSI, dans un contexte où la détention de l’accusé.e serait considérée comme socialement inacceptable par la population générale (Voir aussi : Kerr et Dubé, 2021, Manikis, 2022). Les participant.e.s mentionnent que les PSI peuvent aussi être contraintes à plaider coupable, puisque ce plaidoyer leur permettrait de sortir de prison et de régler leur dossier judiciaire rapidement.

3C) Défis en lien avec la détermination de la peine

Les avocat.e.s font mention de plusieurs enjeux au moment de la détermination de la peine. Notamment, il peut être difficile de faire appel à une expertise professionnelle pour soutenir leur témoignage au tribunal, en raison des prix associés à ces services. Dans un contexte où des exigences thérapeutiques sont régulièrement demandées aux PSI, le fait que certaines thérapies privées exigent des contributions financières limite également l’éventail de ressources accessibles. La situation financière amène la défense à devoir négocier d’autres adaptations, notamment le prix des amendes.

De plus, les rapports présentenciels sont souvent défavorables, puisqu’ils utilisent certaines variables qui gonflent disproportionnellement le risque de récidive des accusé.e.s défavorisées et/ou marginalisées. Par exemple, l’accumulation de bris de conditions et d’infractions mineures de même que l’absence de filet social et de ressources pour soutenir l’accusé.e contribuent très largement à l’imposition de peines plus sévères et au phénomène des portes tournantes, tel qu’exprimé par cette avocate de l’aide juridique :

Je me rappellerai toute ma vie un monsieur qui avait volé deux quilles de bière et là, la Couronne s’obstinait pour du temps de prison. Puis il est parti quatre mois. Puis là, je me dis : « Bien non, ça ne se peut pas! Ça ne se peut pas, tu sais, qu'on fasse ça! » Puis, clairement, la personne était soit itinérante, soit de l'itinérance déguisée, mais, tu sais, comme dans la très grande précarité, puis clairement avec des problématiques, mais parce que, bien là… Le juge, ça ne semblait pas le choquer. C’était comme : « Bien, oui, mais là, il a tellement d'antécédents en la matière, bien, oui, on est rendu là ».  (MTL-R001-DC)

Ces propos démontrent bien comment la présence d’antécédents judiciaires, même s’ils sont reliés à des crimes mineurs, contribue à l’imposition de peines disproportionnées. Certain.e.s avocat.e.s soulignent également que les agent.e.s de probation qui rédigent ces rapports n’ont pas toujours de formation sur les enjeux liés à l’itinérance.

Selon les participant.e.s, l’accent porté sur la responsabilisation des accusé.e.s tend à invisibiliser le contexte social ainsi que les limites structurelles et ne permet pas de considérer la responsabilité étatique à l’égard de la (sur)judiciarisation de l’itinérance. Dans ce contexte, les PSI seront régulièrement soumises à des peines qui ne sont pas adaptées à leurs capacités et qui peuvent être difficiles à respecter, générant des bris de conditions et des impacts disproportionnés sur leur situation psychosociale.

4. STRATÉGIES DES AVOCAT.E.S ET RÉACTION DU TRIBUNAL

4A). Stratégies des avocat.e.s

Les entretiens ont permis d’identifier plusieurs stratégies adoptées par les avocat.e.s. Plusieurs participant.e.s utilisent le « magasinage de juge et de procureur.e », c’est-à-dire demander des remises afin de tomber sur un.e interlocuteur.rice plus ouvert aux arguments proposés par la défense. Cette avocate de l’aide juridique explique cette pratique :

« Tu sais, les dernières années, il y a eu le programme de mesures de rechange qui a été mis en place. Il y a plein d’infractions qui sont exclues, notamment la drogue. On ne peut pas les envoyer là, mais il y a plein, plusieurs procureurs de l'équipe, on le sait, je le sais, mes collègues le savent, on s'arrange pour que ce soit avec eux. Et à ce moment-là, on leur dit : « Bien, c'est une personne défavorisée, marginalisée, qui a un problème de consommation. Je comprends que c'est de la drogue dure. Je comprends qu'il a 20 comprimés, sauf que c'est un consommateur. Il n'a pas d'antécédent ». Puis on se fait des PMRG11 maison. (MTL-R001-DC)

Bien que les participant.e.s mentionnent être conscients des dilemmes éthiques et déontologiques soulevés par cette pratique, la majorité considère qu’elle demeure nécessaire afin de trouver des mesures alternatives à la judiciarisation et assurer la défense pleine et entière de leur client.e.s.

Ensuite, plusieurs soulignent l’importance de bien choisir leurs combats et leurs priorités. Les avocat.e.s vont parfois adopter une posture collaborative avec la poursuite en vue d’interactions cordiales dans des dossiers futurs, mais vont parfois choisir une posture davantage conflictuelle. Quelques avocat.e.s supportent également leurs arguments avec des études qui témoignent des enjeux systémiques auxquels sont confrontées les PSI, bien que les autres acteur.rice.s tendent à mettre l’emphase sur les dynamiques individuelles. De plus, les avocat.e.s vont parfois demander des remises pour que leur client.e ait le temps de démontrer leur volonté et capacité à entreprendre des démarches psychosociales, ce qui peut jouer sur le niveau de risque perçu par le tribunal. Ces mêmes délais sont toutefois critiqués dans les tribunaux spécialisés (Hannah-Moffat and Maurutto, 2012).

Plusieurs participant.e.s ont aussi évoqué le thème de la théâtralité de la justice, soulignant les enjeux vécus en lien avec l’image et le décorum. En effet, des éléments tels que l’habillement, l’hygiène, le comportement ou les paroles au tribunal peuvent miner la crédibilité des PSI et influencer la manière dont les autres se comportent à leur endroit. Dans ce contexte, plusieurs avocat.e.s considèrent ces éléments dans leur stratégie de défense, abordant ces enjeux avec leurs client.e.s et allant parfois même jusqu’à leur trouver des vêtements propres. Plusieurs avocat.e.s considèrent d’autant plus qu’il est préférable de se conformer aux exigences juridiques normatives et de ne pas parler de la situation d’itinérance lors des représentations à moins que cela soit nécessaire, puisque cela peut miner la crédibilité de l’accusé.e. Selon certain.e.s participant.e.s, l’importance accordée à l’image tend à invisibiliser le contexte de vie des PSI, ce qui nuit à la mise en place de procédures adaptées.

4B) Réactions du tribunal et des autres acteur.rice.s aux stratégies

Au cours des dernières années, certaines jurisprudences (ex. R. c. Zora; R. c. Matte) ont réitéré la nécessité d’adapter les procédures judiciaires au contexte socio-économique des accusé.e.s. Lorsque questionnés au sujet de l’incidence de ces décisions sur les pratiques judiciaires, les avocat.e.s rencontrés mentionnent qu’elles sont parfois soulevées dans le cadre des échanges formels et informels avec les autres acteur.rices, mais qu’elles n’ont pas mené à la restructuration de la culture des tribunaux. La défense peut donc rappeler aux juges et à la poursuite les principes énoncés dans la jurisprudence, mais la mise en place de mesures d’adaptabilité dépend principalement de la nature du dossier ainsi que de l’identité des acteur.rice.s judiciaires impliqués. En effet, à plusieurs reprises au courant des entretiens, les avocat.e.s ont mentionné que certains juges et procureur.e.s se montraient plus disposés à écouter les arguments sur la situation socio-économique et à s’engager activement dans les dossiers afin de trouver des alternatives à la judiciarisation, que ce soit en raison de leur personnalité, leur formation ou leurs expériences passées.

Certains éléments contextuels et organisationnels influencent également la disposition des acteur.rice.s à se montrer conciliants en lien, par exemple, avec la réputation de l’avocat.e (compétence perçue à intervenir auprès des PSI, honnêteté, etc.), la relation entre les acteur.rice.s (conflits ou relation amicale, collaboration dans d’autres dossiers, etc.) ou la routine pénale (le dossier est réglé en fin de journée, plusieurs PSI ont été jugées aujourd’hui, etc.). Les entretiens ont aussi permis de démontrer que ces pratiques peuvent varier d’un district judiciaire à l’autre. Par exemple, le magasinage semble davantage utilisé à Montréal, dans un contexte où le personnel judiciaire est beaucoup plus nombreux et mobile qu’à Longueuil, Laval ou d’autres districts judiciaires, offrant plus de flexibilité dans les demandes de remise. La présence d’un nombre plus grand d’avocat.e.s peut aussi simplifier la recherche de représentation pour les accusé.e.s défavorisées. De plus, comme les tribunaux de Montréal jugent davantage de PSI et ont davantage de programmes thérapeutiques, la posture des acteur.rice.s peut être différente. Cette hétérogénéité dans la pratique soulève le manque de directives en matière de traitement des dossiers des personnes marginalisées et/ou défavorisées dans le cadre des procédures relevant des tribunaux de juridiction inférieure.

DISCUSSION & CONCLUSION 

Notre analyse des entretiens souligne comment les avocat.e.s de la défense, qui présentent différents degrés d’ouverture et d’intérêt à représenter les PSI, sont confrontés à plusieurs défis qui varient en fonction de leur type de pratique. Si les salarié.e.s de l’aide juridique doivent composer avec la surcharge judiciaire, exacerbée par R. c. Jordan, les avocat.e.s en pratique privée rencontrent des enjeux liés au mode de tarification et l’obtention du mandat d’aide juridique. Ces professionnel.les sont appelés à remplir plusieurs tâches extrajudiciaires, ce qui soulève des enjeux de ressources et de formation. Les pressions financières limitent également les avocat.e.s dans leur capacité à accompagner leurs client.e.s et faire reconnaitre leur contexte socio-économique. Ces constats soutiennent la littérature qui démontre que les avocat.e.s subissent de fortes pressions managériales (Van Cleve, 2016; Kholer Haussmann 2018; Sylvestre et al 2019) et que les personnes marginalisées rencontrent plusieurs obstacles pour accéder à la justice, dans un contexte de sous-financement du système d’aide juridique (Bernheim et al., 2021; GTIRSTAJ, 2022).

De plus, les entretiens mettent en lumière la reconnaissance inégale, par les acteur.rice.s judiciaires, du profilage et des obstacles rencontrés par les PSI. Les possibilités de contestation des pratiques de profilage demeurent limitées par le manque de recours légaux et l’importance accordée à la responsabilité individuelle ainsi qu’aux éléments constitutifs de l’infraction. Les PSI doivent encore composer avec des conditions de remise en liberté mésadaptées et des peines qui impliquent de nombreuses exigences thérapeutiques, ce qui les place en situation d’échec (Myers, 2016; 2021; Sylvestre et al., 2020). Ces exigences sont problématiques, particulièrement au cautionnement, considérant que ces individus devraient être présumés innocents. Ces constats rejoignent la littérature qui démontre l’incompatibilité des demandes de performance à l’égard des accusés avant la détermination de leur culpabilité au regard du principe de présomption d’innocence (Myers, 2016).

Bien que les avocat.e.s utilisent quelques stratégies (magasinage, confrontation, collaboration) pour bien représenter leurs client.e.s sans logement, celles-ci peuvent être limitées par des considérations liées à la réputation, la routine pénale, le lieu géographique ou l’accès aux ressources. Nos résultats témoignent des effets marginaux des décisions jurisprudentielles récentes (ex. R. c. Zora et R. c. Matte), alors que les avocat.e.s doivent régulièrement rappeler ces principes et se battre pour assurer le respect des droits de leurs client.e.s. Plusieurs témoignent d’une plus grande volonté des acteur.rice.s judiciaires en général pour considérer l’itinérance dans le cadre des procédures judiciaires, mais cette considération doit être accompagnée des ressources nécessaires.

Les constats soulevés dans cet article témoignent de l’importance de former les acteur.rice.s judiciaires sur les enjeux vécus par les personnes défavorisées et/ou marginalisées, soulignant la possibilité pour ces professionnel.le.s d’utiliser leur discrétion pour trouver des alternatives à la judiciarisation et contribuer au changement de culture des tribunaux. Nous soutenons, à l’instar de Sylvestre (2010) et Manikis (2022), que la procédure judiciaire devrait inclure des mécanismes permettant de discuter et de considérer la responsabilité sociale, dans un contexte où l’état et la société jouent un rôle central dans le processus de marginalisation des PSI et leur (sur)judiciarisation. Nous croyons d’autant plus qu’il est nécessaire de modifier lois qui ciblent disproportionnellement les PSI, de limiter le recours aux approches répressives et d’augmenter les ressources communautaires afin de prévenir la judiciarisation.

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